Chapitre 27 : Représenter la communauté (2/2)

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Dommage que mes sœurs d’armes aient tué certains de ses habitants. Eux respectaient la nature au contraire des Ertinois. On devrait s’installer là… Mais on avait un pays à récupérer.

Quitter le bois nous mena à une vallée étendue. Un vent puissant, frais, souleva mes tresses, caressa mes joues. Des heures à marcher sans croiser personne. Une si grande verdure devait abriter une population !

Herbes et fleurs jonchaient un terrain plat. Là se terrait une présence. Mes compagnons avaient craint leur venue, je l’avais pressentie. Le rythme de leur marche, le cliquetis de leurs armes et leur approche typique éveillèrent des souvenirs. Des bons souvenirs… Celle d’une vie présente, jamais abandonnée. Des silhouettes fluides, rapides, se démarquaient à l’horizon.

Mes amies… Mes sœurs !

Elles nous encerclèrent dès leur arrivée. Bramil voulut dégainer son épée, elles défouraillèrent en réponse. Il n’osa plus rien, il se réfugia auprès de leur teinte. Un visage livide, des frissons, des yeux qui s’égaraient sur mes alliées. Jouissif !

Mon clan était venu. Tant d’efforts juste pour ma personne ? Oui, elles s’intéressaient à moi, surveillaient à peine les autres. Mais elles avaient aussi triomphé, à plusieurs reprises, avaient perdu des camarades. Une frontière jamais franchie par le passé… À moi de me renseigner sur mes compatriotes.

Leur meneuse, reconnaissable parmi toutes ! Eranie oc Arrel, représentante emblématique de notre tribu. Elle me dépassait d’une tête, elle était plus costaude que moi. Sur sa dossière reposait une grande hache en acier, un peu usée, assez tranchante pour découper les plus robustes. Une unique tresse brune compensée par des peintures couleur sang. À la tête de nombreux pillages, pas étonnant de la voir diriger ce groupe. L’amour comme impulsion, la vengeance comme motivation. J’étais avec Avoele ce jour-là. On avait coupé sa tête, on m’avait épargnée… Eranie devait être jalouse. Pourtant elle me jaugeait comme une vraie sœur.

— Tu as accompli un long chemin complimenta-t-elle. Quand nous avons appris que tu rejoignais ce… groupe, j’ai convaincu les miennes d’essayer de te poursuivre.

— Vous avez fait tout ce chemin pour moi ? fis-je. Je me sens encore plus importante, tout d’un coup.

Mes compagnes me sourirent. Quelle joie de les revoir ! Je ne les connaissais pas toutes, toutes étaient de ma famille. Les guerrières à peine majeures tirèrent une moue à la vue de mes bandages. Peur ou compassion ? Je ne voulais aucun des deux.

Mes faux compagnons transpirèrent, pantelèrent, tressaillirent. Difficile d’ignorer ses frayeurs quand mes sœurs pointaient leur arme vers eux.

Qu’est-ce qu’elles racontent ? s’affola Bramil. Stenn, traduis, par pitié !

Je veux bien essayer, proposa Stenn. Mais je ne suis pas sûr que cela les enchante. Elmaril n’est sûrement pas l’unique membre de son clan à maîtriser notre langage.

Mes oreilles oscillaient entre ces deux langues. L’une authentique, l’autre repoussante. Certains n’avaient pas oublié d’où nous venions. L’Ertinois était la meilleure façon de communiquer ! Je me réhabituai à sa sonorité, rejetai la laideur de la Langue Commune. L’érudit me comprenait ? Un simple coup d’œil et il fermait sa bouche.

— Tu as récolté ces plaies en combattant le vieux soldat ? demanda l’une de mes sœurs en m’examinant.

— Oui, confirmai-je. Comment vous le savez ?

— Nous l’avons croisé, m’apprit Eranie. Il nous faisait un peu pitié, à se traîner jusqu’à nous alors qu’il était déjà condamné. Nous l’avons achevé avec grand plaisir. C’était facile de suivre votre piste pour vous rattraper.

— Vous avez juste tué Gurthis ? interrogeai-je, ravie de cette nouvelle. Rien d’autre ?

— Eh bien, lança une autre guerrière, quand on est mort, on est forcément consentant.

Elle était assez explicite. Qui était cette jeune femme excitée ? Elle avait sûrement passé le rituel peu de temps avant. Ses paroles figèrent Margolyn et Bramil sur place.

Gurthis est bel et bien mort, leur révéla Stenn. Je préfère omettre ce qu’elles ont réservé à son cadavre…

Les jeunes hésitèrent, ne surent quoi en penser. Rien à commenter sur l’ultime humiliation. Ils voulaient voir l’horreur ? Nous dominions, nous avions l’avantage. Cela dit, mes sœurs risquaient de s’impatienter. Maintenant que je les avais retrouvées, j’étais libre de repartir avec elles. Ce serait trop simple, du gâchis. Tout ce voyage juste pour faire demi-tour ? J’étais spéciale, à présent.

Quatre malheureux citoyens face à leur destin. Moi seule décidais de leur sort. Mes alliées se tournèrent vers moi, attendirent ma sentence. Piaffant d’impatience, une guerrière sadique passa sa lame glaciale près du cou de Bramil.

— Alors, Elmaril, tu veux que nous les tuions ? demanda-t-elle en l’intimidant des yeux. J’ai bien envie de passer mon épée à travers son corps.

Je ne sais pas ce qu’elle a dit, s’opposa Bramil. Mais je connais ce regard, Elmaril. Tue-nous, comme ça nous serons tous tranquilles.

Je l’écoutai à moitié. Même Eranie m’offrait le choix de leur destinée. Un seul mot venant de moi, et ils finiraient comme Gurthis. Autant rompre leur angoisse, leur dévoiler mes vraies intentions. Ils abominaient ma nature avant de réfléchir aux actes ? Autant essayer de les convaincre.

Je ne veux pas votre mort, affirmai-je. Pour vous, je suis une sauvage sanguinaire qui ne vit que pour la violence. C’est vrai, j’ai pillé et j’ai tué. C’est vrai, mon clan a commis des choses horribles. Mais je ne vais pas vous tuer. Cette quête m’a fait comprendre que nos méthodes ne nous permettraient peut-être jamais de reconquérir l’Ertinie. Et puis, Ralaia m’a fait part de mon rôle unique.

Mes sœurs ne comprenaient peut-être pas tout. Tant mieux. À moi d’assumer ma position, de prendre une nouvelle place, sans renier mon clan ni oublier qui j’étais. Il fallait privilégier d’autres méthodes. Je relevai la tête, parlai d’une voix plus grave, plus forte :

Je représente notre communauté. Depuis plus de deux siècles, les clans Nyleï et Dunac ont construit l’histoire moderne de notre pays, pour le meilleur comme pour le pire. Mais ça signifie aussi que vous êtes indispensables. Nous étions partis à dix, nous sommes cinq à présent, évitons une mort de plus. Bientôt, nous rencontrerons les Nillois et nous leur raconterons toute la vérité. Et dans cette vérité, je n’ai rien fait de mal dans votre compagnie. Je vous ai même défendus contre nos ennemis. Vous étiez bien contents d’avoir mes talents de guerrière à votre disposition.

La franchise ne suffisait pas. Je vis juste des opposants interloqués, j’entendis juste des sœurs ricaner. Jaeka me contredit la première :

Je suis désolée, je vous ai mentis… Quand je suis tombée du sommet et que vous avez dû me secourir, je vous avais dit que j’étais tombée dans toute seule. En réalité, Elmaril m’a vue glisser. Elle avait tout le temps de me secourir, elle a refusé.

C’était comme un appel au meurtre pour Bramil. Il se limita aux cris de colère, aux injures, car s’il se risquait à autre chose, mes sœurs étaient là. Je me plaçai face à sa tante, la toisai, l’intimidait. Mais elle s’enhardit.

Sais-tu pourquoi j’ai refusé de te secourir ? déclarai-je. Parce que tu es faible. Dans mon monde, les gens comme toi ne survivent pas longtemps. Dans le vôtre, vous avez oublié votre véritable nature. Vos murailles vous protègent tellement que seule une minorité est capable de survivre en pleine nature. Les autres ne voient pas d’autres arbres que ceux entourant leurs demeures. Vous comptez sur des hiérarchies corrompues et des militaires malhonnêtes pour vous protéger. Les forts protègent les faibles, n’est-ce pas ? Eh bien, dans nos clans, nous agissons autrement. En défendant les faibles, les forts meurent. C’est exactement ce qui s’est passé dans notre groupe. Je ne commettrai pas la même erreur.

Puisque tu es aussi enfermée dans tes convictions, répliqua Jaeka, pourquoi nous épargner ? Tu nous détestes.

Contrairement à ce que tu crois, je ne tue pas tous ceux que je hais. En réalité, je ne vous déteste même pas. Disons plutôt que j’ai pitié de vous. Jaeka, tu as perdu ton utilité avant même d’atteindre Temrick. Tu as été privilégiée par Erak, tout comme ton neveu, alors que des personnes plus méritantes méritaient leur place. Après sa mort, tout te destinait à le rejoindre. Sauf que tu as survécu contre toute attente. Si une prophétesse t’a empêchée de mourir, qui suis-je pour m’y opposer ? J’ai aussi un devoir à accomplir, et j’ai besoin de vous pour ça. Vous représentez l’Ertinie autant que moi. Sa part de faiblesse… Je dois terminer ce voyage avec vous.

Nous sommes tes otages ? s’insurgea Bramil.

Si ça nous permet de survivre…, suggéra Margolyn.

Bramil s’agita encore. Il n’en démordait pas, le bougre ! Cette fois-ci, son flot d’émotions était dirigé vers la maréchale.

Tu aurais dû nous le dire ! s’époumona-t-il. Quand nous étions que trois ! C’était le moment idéal. On aurait pu riposter, et peut-être que…

J’avais peur, révéla Jaeka. Peur des répercussions, peur d’anéantir notre groupe déjà divisé. Finalement, peut-être que ne pas agir a empiré la situation…

Peur ? Mais nous étions là pour te protéger ! Tu as appris à te protéger ! Pourquoi tu nous l’apprends maintenant ? C’est trop tard !

Parce que je n’ai plus peur. Si le voyage s’arrête maintenant, je serai en paix. Je rejoindrai Reilon et Erak…

La mort comme seul réconfort ? Une mauvaise pensée. Mais Jaeka avait plus d’audace que ses trois compagnons. Rien de ce que je faisais ne la paralysait ni ne l’inquiétait. Presque digne de nous à ce niveau ! Une belle progression… Intentions et pensées devaient être clarifiées.

Vous n’êtes pas mes otages, précisai-je. Vous êtes libres de partir, si vous le souhaitez.

C’est un piège, soupçonna Jaeka. Elle a dit elle-même qu’elle n’avait aucun intérêt à nous laisser partir.

Tu veux une autre raison pour me haïr ? lançai-je. Ralaia et Gurthis ne vous ont jamais révélé ce que nous réservons aux bébés mâles nés de l’union entre une guerrière de notre clan et un de nos otages. Nous sommes initiées à l’art des armes et à notre mode de vie dès notre plus jeune âge. Mais nous devons subir une épreuve pour appartenir complètement au clan. À l’âge de seize ans, sous l’œil attentif de nos sœurs, le rituel consiste à poignarder l’un de ces nouveau-nés. Celles qui n’en trouvent pas le courage sont tuées. Ce qui arrive rarement.

Aucune hésitation, pas de détournement. Voilà des paroles qui les clouèrent au sol. Les militaires n’osaient pas dévoiler ce genre de vérités. Peuh ! Ils commettaient souvent pire. J’avais été élevée dans ce contexte, j’avais grandi avec elles, je m’étais battue, jamais je n’y renoncerais. Mes sœurs doutaient peut-être de ma loyauté, elle leur était acquise depuis toujours. Au moins, Eranie me savait fidèle à leur cause.

À mon tour d’admettre les faits. Mes sœurs n’avaient pas quitté le pays juste pour moi. Une autre cause les animait, justifiait leurs sacrifices. Étendre le territoire ? Découvrir le monde au-delà de nos frontières ? Trouver un autre moyen de conquête ? Peu importait. Elle tracerait leur voie, je suivrais la mienne. Peut-être qu’un jour je reviendrais parmi elles.

— Tu as décidé de rester avec eux, conclut Eranie. Nous respectons ta décision. Mais penses-tu que tu parviendras à établir un contact avec les Nillois ?

— J’essaierai, répondis-je. Je suis allée plus loin que je le croyais, autant achever ma mission. Il me faudra improviser, car je rencontrerai un nouveau peuple.

— Tu n’y arriveras pas ! intervint Stenn. Tes sœurs d’armes ont massacré tout un groupe de Nillois, dont des enfants.

Impertinence et massacre de notre langue. De quoi irriter Eranie, d’habitude impassible. Elle saisit le littéraire par le cou, le jeta par terre, dégaina sa hache.

— Cette histoire ne te concerne pas, lâcha-t-elle. Prononce un mot de plus dans notre langue et je sépare ta tête de ton corps frêle, as-tu compris ?

— Pitié, ne me faites de mal ! Je… Je retire ce que j’ai dit !

Les lames pouvaient trancher Stenn. Elles retenaient Bramil et Jaeka hors de notre portée. Elle ne les empêchait pas de me honnir. Ça acquiesçait et ça se taisait de-ci de-là, mais ça se rebellerait une fois libérés de mes sœurs. À moi de m’imposer.

Eranie m’éloigna de tous pour me parler en privé.

— À peine retrouvées, nous nous séparons de nouveau, déplora-t-elle. Notre rôle en Nillie n’est pas encore terminé. Mais nous éviterons de nous exposer.

— Où comptez-vous aller ? questionnai-je.

— Partout et nulle part. Nous ne resterons pas groupées : le contexte nous oblige à nous séparer. Certaines rentreront en Ertinie, la plupart voyageront dans ce pays pour étendre notre influence. Ici comme ailleurs, le temps du changement est venu.

— Vraiment ? Je n’en ai pas eu l’impression avant de partir pour Temrick. Je m’attendais à ce que vous poursuiviez votre combat. Je ne suis qu’une guerrière parmi d’autres, n’est-ce pas ?

— Oui et non. Tu te souviens de la nuit de ton rituel ? Avoele avait dû insister pour que tu tues ce bébé… Un peu d’empathie avec la camaraderie n’est pas mauvais. J’espère juste que malgré nos différends, nous parviendrons à nous entendre.

— Nous gardons le même objectif. À ce propos… Tu te remets de la mort d’Avoele ?

— C’est pour ça que je suis venue. Avoele était ma seconde moitié… Difficile de vivre sans elle. Je dois me trouver un nouvel objectif.

— Notre lot à tous…

— Bien sûr. Quand Avoele et toi avez été... capturées, vous vous êtes plus rapprochées de la capitale que personne auparavant. De plus, votre quête s’est plus ébruitée que prévu. Le souverain a déployé des militaires car notre tribu et le clan Dunac se sont étendus. Ce regain de violence est le début d’un âge nouveau. Rencontrer le peuple Nillois est une de ses premières étapes.

Des responsabilités… Les propos allaient se graver dans mon esprit, se répéter en écho, ne jamais en sortir. Restait à savoir ce que l’avenir nous réservait.

Les braves guerrières de mon clan me firent leurs adieux, repartirent aussi vite qu’elles avaient surgi. Des silhouettes dans l’horizon, par-delà l’herbe battue par le vent, au-delà des terres connues. Nous avions toujours refusé le confort exigé par notre royaume, fidèles à notre nature. Aucune frontière n’était capable de nous faire changer d’avis. Aucun prétendu défenseur de cette nation n’ébranlait nos convictions.

C’était mon clan ! Nos opposants avaient tenté de me corrompre, ils avaient échoué. Cette séparation était volontaire, réfléchie. Ma destinée me conduirait ailleurs. J’étais unique parmi des centaines. Je représentais l’Ertinie.

— Venez, ordonnai-je à mes compagnons. Nous avons un voyage à terminer.

Et je poursuivis notre quête.

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