Chapitre 25 : Intrusion (3/3)

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Il rengaina son espadon dégoulinant de sang. Il s’était calmé ? Pas le moins du monde, ses vociférations me le prouvèrent. Gurthis se fichait de notre écœurement. Armé d’une morale douteuse, il se pencha sur le cadavre méconnaissable. Ce qu’il fit juste après… Plonger ses mains à l’intérieur, extraire les organes, est-ce qu’il perdait la tête ? Les intestins surgirent, enroulés entre ses bras. L’érudit s’écarta pour vomir sur le côté et la guérisseuse le rejoignit aussitôt. Quand Gurthis tâta le cœur, c’en fut trop pour Bramil qui lui saisit le bras gauche.

— Ma tante a raison ! s’exclama-t-il. Regarde tes compagnons, ils sont dégoûtés !

Gurthis lâcha les tripes et foudroya le jeune homme du regard. Finalement, ce n’était peut-être pas de l’éclaireuse dont il fallait se débarrasser en premier. Pour garantir nos maigres chances de réussite. Pour ne plus assister à ce que nos liens nous amenaient à perpétrer.

— J’ai déchiré votre âme fragile ? se moqua-t-il. Elle méritait mille fois pire que ça ! Combien de citoyens a-t-elle buté ? Combien d’honnêtes gens son clan a-t-il massacré ? De combien de pillages, d’incendies, de viols sont-ils responsables ?

— Sois au moins conscient de ton geste ! Tu penses être meilleur que les clans guerriers, non ? Alors ne leur inflige pas ce qu’ils t’auraient infligé !

Je croyais que Bramil agissait avec courage. Mais c’était au mieux de la témérité. Rien ne nous avait préparés à la riposte de Gurthis. Il referma sa main sur le cou du pauvre gamin et l’encastra contre le rocher à ma gauche. La fureur d’un soldat ! Bramil, pourtant si audacieux, se faisait rudoyer avec une telle force ! Il ne s’en sortirait pas indemne, encore moins que les premières fois. Lui, tremblant de peur et de douleur. Moi, paralysée et incapable de l’arrêter. Personne d’autre n’en était en mesure ! Les hurlements plaintifs de la maréchale n’eurent aucun effet.

— Pour qui te prends-tu, gamin ? cracha le vétéran. Moralisateur de pacotille, tu penses me définir ce qu’est la justice ? Tu n’étais pas né que je baroudais déjà ! La justice ne défend pas les meurtriers. La justice protège les innocents des criminels, ce qui implique de les tuer ! Les clans Nyleï et Dunac sont les pires rejetons de l’Ertinie. Quel déshonneur pour notre pays que des membres de leur groupe aient atteint la Nillie ! En les massacrant, j’accomplis mon rôle de soldat !

— C’est faux ! répliqua Bramil, tentant de se libérer. Tu utilises la mort des autres pour justifier tes actes. Un militaire ne doit pas se comporter comme un sauvage !

— Ouvre encore ta gueule et tu le regretteras. Tu es incapable de me comprendre, tu n’es qu’un privilégié. Tu serais minable sans ton oncle ! Tu crois connaître la vie en ayant perdu un bras et un membre de ta famille ? Ta tante a survécu là où n’importe qui d’autre aurait clamsé, et bon nombre de mutilés ne survivent pas à leur amputation. Rends-toi compte de ta chance ! Tu n’as rien perdu du tout.

— J’en sais suffisamment pour comprendre que tu deviens fou ! Tu confonds devoir et obsession !

— J’ai renoncé à tout pour protéger l’Ertinie ! Ma famille, mes amis ! J’ai vu des dizaines et des dizaines de compagnons crever devant moi ! Mon ami Malok, jeune arbalétrier plein d’ambitions. Le clan Dunac n’a eu aucune pitié pour lui : ils lui ont tendu une embuscade, l’ont décapité et ont abandonné sa tête sur la route. Sharielle, une brave soldate. Elle s’était portée volontaire pour secourir des prisonnières de ce même clan. Elle a réussi au profit de sa vie : les guerriers l’ont faite prisonnière, et comme elle était stérile, ils l’ont mutilée et ont attaché son corps déchiqueté à un arbre. Cyram, un épéiste déterminé. Il s’est fait encercler par des guerrières du clan Nyleï. Elles l’ont violé puis transpercé de part en part avant d’abandonner son cadavre dans une rivière. Je pourrais t’en citer plein d’autres. Tu parles d’une obsession, le mioche ? Tu n’as pas le quart de ma volonté, tu n’as pas le dixième de ma force ! J’ai vécu pire que n’importe qui ici et je ne me suis jamais plaint ! J’ai sacrifié mon honneur et j’ai trahi leur mémoire en m’engageant dans cette quête, accompagné d’une sauvage ! Avec eux, il n’y a pas de justice possible ! Ils ne méritent que mort et souffrance !

Gurthis outrepassait tellement le raisonnable qu’il nous paralysait. Il devenait ce qu’il combattait, trait pour trait. On nous avait prévenus, je n’avais pas été assez vigilante ! Je pouvais encore protéger Bramil, quitte à délaisser ma loyauté militaire. Les règles étouffantes n’existaient plus loin de nos terres.

Jaeka s’interposa avant moi.

— Laisse-le tranquille ! ordonna-t-elle.

Elle avait beau élever la voix, impressionner un homme pareil lui était impossible. Ça relevait de l’exploit ! Hors de question que Gurthis blesse qui que ce soit ! J’encochai une flèche que je pointai vers lui.

— Lâche Bramil immédiatement ! sommai-je. Ne t’avise pas de faire du mal à quiconque, tu m’entends ?

— Tu tuerais un soldat ? riposta Gurthis.

— Si c’est pour protéger notre compagnie, je n’hésiterais pas !

— Toi seule es capable de me comprendre. Toi aussi, tu as vu des camarades mourir.

— C’est juste, mais je suis capable de rester impartiale. Cette éclaireuse méritait son sort, et je l’aurais tué si tu ne t’en étais pas chargé. Mais tu ne dois pas t’abaisser à leur niveau. Bramil s’est contenté d’exprimer son désaccord, est-ce vraiment une raison pour le menacer ?

Une lueur d’humanité perdurait encore en lui. Il abandonna son emprise sur le pauvre garçon et s’éloigna un peu de nous, conscient de la gravité de son geste. Contrôler ses pulsions lui éviterait de commettre un geste regrettable. Peut-être était-ce un calme passager. Dans ce cas, je devais continuer de le surveiller.

Jaeka s’assura de l’état de son neveu. Une douleur visible courait dans sa gorge, et que dire de son probable mal intérieur… Gurthis s’était rendu compte de son erreur juste à temps. Encore un peu et je l’aurais... Pas d’idée de meurtre, bon sang ! Toujours trouver une solution moins violente, plus humaine. Lorsque c’était possible.

Un autre cadavre allait pourrir, éloigné de ses victimes. Son odeur de putrescence s’infiltrerait dans nos narines. Elle nous rappellerait un détail important : le danger n’était pas écarté. Ses sœurs d’armes viendraient apporter leur propre justice.

— L’éclaireuse ne menace pas à la légère, me rappela Elmaril. Si vous voulez survivre, il vaut mieux s’éloigner maintenant.

Des paroles sincères selon moi. Troublant. Elmaril n’avait pas soutenu sa camarade, et maintenant, elle essayait de nous protéger de son clan ? Elle manigançait quelque chose !

— Ton clan est composé d’excellentes pisteuses, objectai-je. Suivre l’odeur de leur cadavre leur permettra de nous retrouver, tôt ou tard. Avoue-le, tu n’as pas envie qu’on les tue ?

— J’ignore combien elles sont, mais ne les sous-estime pas. Elles savent user du terrain à leur avantage.

— Moi de même. J’en ai vaincu une, quelques autres de plus ne m’effraient pas.

— Ralaia, je peine à l’admettre, mais Elmaril a raison, concéda Jaeka. Constate notre état, tu nous estimes aptes à triompher ? Nos conditions sont loin d’être optimales.

— N’oublions pas nos priorités, ajouta Stenn. Bien sûr, les Nillois ne devraient pas se heurter aux clans barbares. Il faut établir un contact avec cette civilisation avant eux.

L’argument de la maréchale me parut plus convaincant. À moi de les guider vers la voie ouverte, de devenir la meneuse du groupe, même si je n’étais pas digne de confiance. Mais il n’y avait pas mieux. Tracer la route, de solitaire à guide. Se diriger vers le nord tout en guettant les alentours et mes alliés.

Cette journée de voyage se révéla silencieuse. Pas un silence adoucissant, mais au contraire pesant. Jamais une minute ne s’écoulait sans que je sois sur mes gardes. Une autre attaque, une embuscade, un désaccord, tout pouvait arriver. Les intruses pouvaient surgir à tout moment, aussi tâchai-je de guetter le long des sentiers. Un trajet dégagé, loin de la fougère ou de quelconque broussaille, voilà ce que je devais privilégier. La prudence évitait les mauvaises surprises. Pas tout le temps… Des proches étaient parfois emportés par les traquenards… Le vide emplissait encore mon cœur dont les désirs s’avéraient flous.

Nature bienveillante mais abondante ! Bientôt, hêtres et châtaigniers remplacèrent les immenses pins : moins imposants, ces arbres recelaient plus de vie et auguraient la perspective d’une fin à notre expédition. Après tous nos labeurs… Je m’interdis d’abandonner mon esprit dans la beauté des lieux. Des pentes modérées surmontaient des canopées riches en frondaisons. Au-delà de cette vue époustouflante, je m’efforçais de rester réaliste. L’implacable destin nous fauchait si vite…

Cette fausse tranquillité… Les mots échangés se réduisaient à des formalités, comme si l’angoisse nouait notre langue. Régulièrement, j’étudiais l’expression de mes compagnons et n’y sondais rien de bien optimiste. Parmi eux, Jaeka, Bramil et Margolyn s’éloignaient rarement de moi. Que leurs vies dépendent de moi était une sensation flatteuse mais oppressante. J’étais censée les protéger de tout alors que j’étais vulnérable. Vulnérable et accablée.

Le soleil déclinait vers l’ouest et me plongeait dans mes derniers choix. Que de regrets… Les Nillois, massacrés sans raison par les premiers étrangers qu’ils avaient rencontrés. Le seul survivant, égorgé par mon propre poignard, rejoignant les chérubins étripés sans merci. L’éclaireuse, réduite en charpie par l’insatiable soif de vengeance. Bramil, houspillé pour avoir osé montrer de la hardiesse. Ma sœur aînée, tuée bien avant eux… Douce famille arrachée.

Moi, la première fautive. Le véritable mal était commis par ceux qui ne luttaient pas contre.

Un versant rocheux ! Pas très confortable mais à l’abri d’un guet-apens. Le meilleur endroit pour s’installer puisqu’on ne trouvait pas mieux. On devait encore repérer nos ennemies. Elles n’avaient pas disparu. Elles nous entouraient, attendaient le bon moment pour frapper, pour qu’on finisse comme les malheureux Nillois. Mais je les attendrais toute la nuit si c’était nécessaire.

Après un repas frugal, mes compagnons s’enroulèrent dans leurs couvertures et s’endormirent. En peu de temps ? Surprenant. Même Gurthis devait récupérer de sa crise. Il avait beau s’être écroulé, il ne s’en remettrait sûrement pas. Il semblait déjà s’agiter dans tous les sens dans un sommeil tout sauf paisible. C’était l’instant idéal pour… Non, aussi dangereux était-il, il ne représentait pas le problème principal ! Trop de pensées négatives et d’idées malsaines hantaient mon esprit.

Fraîche solitude…. Des oiseaux chantaient, des insectes grésillaient, des feuilles bruissaient, le vent soufflait. Mais le principal bruit venait de moi-même. Une mélodie, un appel, j’ignorais ce que c’était. Il tambourinait mon crâne, diminuait ma vigilance, atténuait mes réflexes ! Il y avait injustice depuis trop longtemps. Je ne l’avais pas seulement tolérée. Je l’avais critiquée, modérée et pourtant encouragée.

Elmaril oc Nilam, l’origine de nos maux.

Mon engagement m’ordonnait de la laisser en vie, mais nous avions dépassé le point de non-retour. Son clan approchait, elle pouvait nous livrer à elles, et elle le ferait sans hésiter ! Parce qu’elle ne serait jamais loyal envers nous. Le temps et les aventures partagés n’y contribueraient pas !

Une menace depuis toujours. Elle nous avait crachés dessus. Elle avait coupé le bras de Bramil. Et Jaeka… Elmaril était sûrement responsable de sa chute ! Sans elle, ses sœurs d’armes n’auraient peut-être pas franchi Belkimgha. Sans elle, peut-être que Reodia serait vivante.

Peu avant l’aube, je dégainai mon poignard avec discrétion et m’approchai d’elle. Le métal froid s’appuya sur son cou, ça la sortit de son sommeil.

— Au moindre mouvement, lui chuchotai-je, je te tranche la gorge. Suis-moi bien gentiment.

Elmaril rechigna mais n’opposa aucune résistance. Méthodiquement, je la relevai et l’emmenai loin du campement. Faire le moins de bruit possible. Mes compagnons ne devaient pas savoir. La sauvage avançait devant moi, obéissante, guidée par ma lame tranchante. Maintenir mon bras gauche par précaution. Elle ne fit aucun mouvement brusque et allait là où je la menais, sans poser de questions, sans s’exprimer. Trop docile pour être honnête.

Nous voilà assez éloignés, au cœur de la nature Nilloise, là où on pouvait s’égarer en un rien de temps. C’était entre elle et moi. Je m’emparai de sa lance et la jetai à mes pieds. Lorsqu’elle se retourna, Elmaril se figea devant mon arc encoché.

— Tu pouvais me tuer devant tout le monde, dit-elle, impavide. Personne ne se serait plaint vu ce qu’il s’est passé hier.

— Je préfère te tuer ici, déclarai-je. Je pourrais leur faire croire que tu m’as enlevée parce que tu me trouvais dangereuse, et que je t’ai tuée par légitime défense.

— Oh, tu essaies de te donner bonne conscience ? Eh bien, qu’attends-tu ?

— Tu vas d’abord répondre à mes questions !

— Vous êtes fatigants. Non, je n’étais pas informée de l’incursion de mes sœurs. Je n’ai participé à aucun massacre depuis que je suis dans votre groupe. Par contre, j’en ai commis avant, vous pouvez me reprocher beaucoup.. Avoir tranché le bras de Bramil, ou avoir laissé tomber Jaeka… Cette pleutre avait trop peur de moi pour l’avouer, mais j’étais bien présente quand elle a glissé sur le précipice. Je lui ai refusé mon aide car je n’avais pas envie de la sauver.

C’était donc vrai… Jaeka aurait pu l’avouer quand nous étions à trois, j’aurais pu anticiper, m’apercevoir plus tôt de ma naïveté ! Les intentions d’Elmaril demeuraient équivoques jusqu’au bout. Il aurait été simple de décocher mon trait et de bredouiller une excuse auprès de mes alliés. Mais ma conscience m’implorait de l’épargner. Malheureusement… L’assassiner ici revenait à trahir une promesse, une des causes de mon engagement. D’un autre côté, les circonstances avaient évolué à l’opposé de mes espérances.

Elmaril oc Nilam, guerrière et meurtrière de renom, se dressait face à moi, souriante comme jamais. Elle incarnait l’opposé des valeurs que je défendais. Parfois, l’objectivité militaire obligeait de renoncer aux sentiments pour le bien de la population. Elle attendait sagement que je prenne ma décision, telle une innocente. Elle ne se défendait pas ni ne tremblait. Prête à subir son destin en digne membre de sa tribu.

J’affrontais le choix le plus difficile de ma vie.

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