Chapitre 22 : L'inaccessible nord (1/2)

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STENN

Une autre créature ailée avait braillé, son sifflement aigu ravinant nos oreilles ! Diantre… Les monstres nous poursuivaient au-delà des terres vivables.

Dorénavant, notre repos tenait davantage de la sieste inefficace ; les températures atteignaient une extrême froideur, si bien qu’elles nous ralentissaient. Rechercher de chaudes cavités était une belle désillusion : même les épaisses parois n’entravaient guère la circulation du vent. Le doux pays rêvé, celui dont j’aspirais à lever trois siècles de détachement, se situait dans l’inaccessible nord ; pour l’atteindre, il eût fallu que je fusse mieux entouré. La Nillie… Cruelle chimère ! Les décès successifs et notre séparation diminuaient sensiblement nos chances de succès.

Dès l’aube, la nitescence nous inonda plantureusement. De la chaleur dans ce désert glacé, ne fût-ce qu’une once, voilà tout ce que je désirais ! Était-ce trop d’exigence de ma part ? Quelques nuages tamisaient l’éclat de l’astre du jour, dévoilant la voûte azurée. Le sommeil, denrée précieuse, ne nous emportait pas comme à son habitude ; m’engoncer dans mon duvet ne m’aidait pas à m’y plonger. Fermer l’œil relevait du luxe, tout comme espérer un quelconque miracle dans cette zone désolée.

Je ne cessais de compter les jours écoulés depuis notre départ de Telrae. Aujourd’hui était le soixantième. Quel serait le dernier ? Cela dépendait de nous : pour Erak, ce fut le trente-quatrième, pour Arzalam et Jyla, ce fut le cinquante-septième. Oh, quelle pensée lugubre ! Elle s’insinuait dans mon esprit déjà brutalisé, prête à me hanter jusqu’à mes derniers sursauts. Il devait être aéré, quitte à givrer dans l’immensité du froid. D’où émergeait une pareille idée ? Mon cerveau déraillait, pour sûr ; me purifier à l’extérieur ne le guérirait pas. Aucune végétation ne se cachait sous les monceaux de neige. Hormis les lichens, l’étage nival de Temrick ne comportait que des rochers drapés d’une couche blanche. Glaçant…

Une matinée aussi ensoleillée présageait une journée banale. Puisqu’il fallait poursuivre le voyage, autant s’y adonner tout de suite au lieu de nous engourdir dans nos faux lits. Mes compagnons s’imaginaient que je ne prenais aucun risque, j’allais leur prouver leur contraire en m’aventurant hors de la grotte. Grossier fourvoiement ! Mes dents claquèrent et mes membres frissonnèrent ; mon corps m’interdisait de m’exposer à l’âpreté du climat. Ouf, je me sentais mieux entre les parois ! J’avais repéré notre position au sein de ces montagnes malgré tout. Deux cols s’opposaient, l’un à l’horizon septentrional et l’autre dans l’étendue méridionale ; tandis que le premier représentait notre objectif, le deuxième était à éviter catégoriquement.

Je revins vers mes compagnons et m’avisai de leur état. La santé de Margolyn s’avérait lamentable, un comble pour une guérisseuse : ses cheveux, jadis dorés, présentait maintenant une teinte argentée. Un changement éphémère mais assez saillant pour le remarquer. La jeune fille était couchée dans son duvet et gémissait tout en s’agitant, une attitude qui lui valait des regards revêches d’Elmaril. D’ailleurs, depuis la séparation, elle se montrait plus méfiante qu’à l’accoutumée : sa lance ne quittait jamais ses mains, surtout lorsqu’elle dormait. Gurthis ne renonçait pas non plus à surveiller chacun de ses mouvements ; cependant, un élément notable les distinguait : la guerrière supportait mieux le froid que le soldat. Leur endurance et vigueur étaient mises à rude épreuve derrière leur allure de résistants.

Gurthis grogna en bon soldat ; adossé contre la paroi, il ne quittait jamais Elmaril des yeux. Moi seul me dressais entre ces deux êtres désormais inaptes à nous préserver du mal… J’avais la sensation d’obstruer leur champ de vision.

— Gurthis…, m’enquis-je. Combien de temps as-tu dormi ?

— Pas besoin de pioncer, lâcha-t-il.

Son manque de sommeil le consumait sans qu’il s’en rendît compte ! Son refus de s’endormir relevait du pur entêtement ; même Margolyn, tout juste réveillée, concevait cet état d’esprit.

— Arrête de mentir, tu te sens mal ! commenta-t-elle, ses bras soulevant ses mèches cristallines. Tu sais ce qui arrive si tu ne dors pas assez, au moins ? Bientôt, tu vas ressentir des nausées, et puis…

— Ferme-la, gamine ! interrompit Gurthis. Estime-toi heureuse, plutôt. Je sacrifie ma santé pour vous protéger d’Elmaril.

— Je vous protège mieux que toi, persifla la sauvage. Tu crois encore que je suis un danger pour le groupe ? Si j’avais voulu vous tuer, je l’aurais fait depuis longtemps.

— Nous étions plusieurs à te surveiller. J’en suis le dernier capable maintenant. Je m’y suis engagé dès le début, et je continuerai.

Elmaril se moqua de son contempteur à gorge déployée. Les querelles récidivaient de plus belle et ne cesseraient point de sitôt, à moins que je m’ingérasse courageusement. Voilà une brave attitude de ma part : proclamer ses pensées avec éloquence avait davantage de mérite qu’agiter sottement un bout de métal.

— Cette séparation fut une mauvaise idée, affirmai-je. L’expérience a prouvé que plus un groupe est fourni et mieux il surmonte les épreuves.

— De quelle expérience tu causes ? rétorqua le soldat en me toisant de ses yeux carminés. Tu n’as jamais vécu ce qu’on affronte en ce moment.

— Faites appel à votre bon sens. Quand bien même Jaeka aurait survécu, au nom de quoi mériterait-elle d’être secourue ? Il s’agit d’une perte de temps et de ressources. Déjà que notre compagnie compte un infirme, elle traîne une faible depuis trop longtemps.

— On te traîne depuis le début, pourtant tu es faible et infirme.

Comment osait-il ? C’était offusquant ! Ce qu’il avait perdu en intelligence et en jugeote, il l’avait gagné en méchanceté et en brutalité. Nulle question de le laisser aussi satisfait !

— Insinuerais-tu que je serais inutile au groupe ? répliquai-je. Que nenni ! Sans moi, qui rassemblerait nos savoirs accumulé lors de notre périple ? Qui tracerait une carte aussi détaillée et relaterait avec soin toutes nos découvertes ? Les militaires sont si enfermés dans leurs ineptes idéaux qu’ils en oublient qu’un crayon bâtit mieux une histoire qu’une épée.

— Répète ce que tu as dit, pour voir ! rugit le vétéran.

— N’étais-tu pas le premier à te plaindre de la faiblesse d’autrui ? Tu devrais exécrer Jaeka Liwael. Elle avait pour seule tâche de s’occuper et de se protéger ses chevaux, ce qui fut un échec absolu.

De quoi ? Gurthis, trop atrabilaire pour raisonner correctement, m’encastra contre le mur avec une de ces forces ! Sacrebleu, ça faisait atrocement mal ! Cet homme parvenait à grogner tel un monstre, sa main gantelée serrant le col de mon manteau ; jamais je n’avais vu quelqu’un me foudroyer aussi intensément du regard pendant que son faciès s’embrasait.

— Tu es un vrai connard, en fait ! vilipenda-t-il. On ne t’a pas appris le respect et la camaraderie dans ton institut de crâneur ? Je m’en fous que tu traces des cartes, tu ne vis pas le voyage ! Alors tu vas fermer ta gueule et continuer, parce que tes remarques à la con, j’en ai marre !

Fichtre, il m’étreignait fort, le bougre ! Mais il me lâcha dès que j’eus hoché la tête, me laissa glisser sur la paroi ; le cou libre, je pus de nouveau respirer à pleins poumons. Cet homme était devenu fou ! Que ce fût son regard plus sombre que la sorgue ou son grondement plus terrible qu’un Kaenum, il n’avait plus rien d’humain, si toutefois il en fut un naguère. Au moins m’abandonna-t-il à mon sort et expira pour tenter de se rasséréner.

C’était sans compter l’intervention d’Elmaril, innocente spectatrice jusqu’alors. Mais… Quelles motivations l’encourageaient à lâcher sa lance ? Elle se dressa face à son rival, libérant ses bras, dardant des yeux dédaigneux à son encontre. Une audace inopportune…

— Tu t’en prends à tes alliés ? lança-t-elle. Tu es sûr que tout va bien dans ta tête, Gurthis ?

— Pourquoi tu essaies de me provoquer ? vociféra son ennemi. On ne parlait même pas de toi !

— Je commence à te connaître. Au lieu d’agresser tes compagnons, vas-y, tue-moi ! C’est ce que tu veux depuis le début, non ? J’ai tué des dizaines des tiens, tu as massacré des centaines des miens ! Notre alliance était vouée à l’échec dès le début. Assouvis tes envies, allez ! Stenn et Margolyn ne sauront rien faire si tu me coupes la tête.

— Ne cherche pas à attirer l’attention sur toi ! Ton stratagème ne fonctionnera pas ! Une ruse… C’est une ruse pour nous buter !

Tu es paranoïaque. Même si je vous tue, je ferai quoi, ensuite ? J’ai besoin de vous pour trouver la Nillie et pour survivre au voyage. Impossible de traverser Temrick toute seule.

— Tu admets donc te servir de nous !

— Qui se sert des autres ? Je tue nos ennemis pendant que des lâches comme Stenn et Margolyn se planquent.

— Je suis las de tes provocations… Ne me fais pas croire que tu nous suis de ton plein gré. J’affronte les clans Nyleï et Dunac depuis des années, et vous formez les pires rebus de notre espèce. C’est dans votre nature même d’être mauvais.

Elmaril sourit. Quelle manière effarante de dévoiler sa dentition douteuse ! Nous voilà coincés entre deux guerriers à la santé mentale dégradante ; dans ces circonstances, il fallait privilégier la docilité à l’insoumission et s’éloigner en cas d’altercation trop bestiale. Pendant que ces deux-là humaient l’air algide, Margolyn s’était réfugiée auprès de moi, enfin extirpée de son duvet qu’elle avait longuement replié. Je m’attendais à ce qu’elle exhalât un soupir de lassitude, même pas : ses frissons se transmettaient jusqu’à mes bras !

— Nous pouvons encore décamper, chuchota-t-elle. Peut-être que Ralaia et Bramil ne sont pas loin ! Je ne veux pas rester une minute de plus avec eux !

— Quel autre choix nous est proposé ? rejetai-je. Effectivement, je ne donne pas cher à notre peau, mais dans cette région, tout peut nous tuer, en particulier l’environnement. Cela me peine de l’affirmer, mais nous dépendons d’eux.

Notre échange de regards fut une meilleure conclusion qu’un quelconque flux superflu de paroles. Gurthis nous examinait depuis l’entrée, nous, pauvres innocents en retrait ; nul doute que son signe de la main était une exhortation.

— Vous venez ? requit-il. Plus vite on sera arrivés à l’endroit convenu, plus vite on pourra se reposer !

Très ironique comme sollicitation, considérant qu’Elmaril le devançait. Sa fatigue l’incommodait : il tenait encore debout mais s’engagea dans le mauvais sens.

— Le nord est par ici ! nargua la guerrière. Heureusement que je suis là, tu ne sais même plus te repérer !

Une remarque purement gratuite… Gurthis se décrédibilisait tout seul, aucune nécessité de renchérir par-dessus. Le silence, par pitié ! Je n’avais cure de sa puissance évocatrice, il s’était avéré moins destructeur que les paroles jusqu’à présent.

Ainsi nous retournâmes à notre quotidien. Nous suivîmes la sauvage à contrecœur et inscrivîmes notre voie d’empreintes profondes.

Bien que le climat s’adoucît, des difficultés auxiliaires perturbèrent notre progression : avant même le milieu de la journée, mon crâne écopa d’actinites et j’attrapai des démangeaisons. Il ne manquait plus que cela ! En outre, mes membres tremblaient tellement que ma besogne devenait ardue. Déjà que schématiser notre trajet exigeait moult talents, ils ne devaient pas s’affaiblir, même si je consacrais l’essentiel de mon temps à cette tâche. Il ne m’en restait presque plus pour rêvasser du passé. Douce routine enlevée… En ce moment, mes collègues consultaient des livres intéressants, installés confortablement dans des salles chauffées. L’absence de risque les condamnait à l’anonymat. Voilà une belle motivation ! Eux tomberaient dans les limbes de l’oubli tandis que je serais célèbre d’ici peu !

Si je survivais à Temrick…

Parfois, les montagnes s’exprimaient confusément : le vent soulevait des amas de neige entre deux mornifles glaciales, renouvelant les flancs. Nous n’avions rencontré aucune pente abrupte mais notre chemin gagnait progressivement en déclivité. Des dizaines de cols, à perte de vue ! Nos repères restaient toutefois imprécis nonobstant la présence du pic culminant. Nous suivions le chemin idéal pour nous adirer dans le froid ; bientôt, la nourriture et l’eau nous manqueraient et nos dépouilles seraient ensevelies dans le névé. Niet ! Il fallait chasser les pensées brumeuses.

Notre vitesse de marche battait des records de lenteur. Nous arpentions des paysages ressemblants depuis l’aurore matinale, chaque pas était un supplice. Gurthis s’efforçait de garder la cadence, luttant contre son affaiblissement. Un robuste homme à n’en point douter. Mais c’était tout ce qui plaidait en sa faveur.

Elmaril avait suivi une évolution similaire. Il était inconcevable qu’une existence de pillage et de viols l’eût préparée à triompher du froid mordant. Son armure de cuir lui suffisait amplement : jamais elle ne maugréait ni ne trémulait ; au contraire, elle semblait se promener avec souplesse, dominait son environnement et affermissait sa vigilance. Difficile d’avouer que nous trimions derrière elle, à grelotter à la moindre glissade, à souffrir de la plus inoffensive des brises.

Suite à trois heures de trajet intensif, notre guérisseuse perdit ses ultimes forces : elle s’écroula à plat ventre, son manteau entaché de blanc. Que faire, sinon regarder son corps cacochyme, l’air hébété ? Elle avait craint ses alliés, le climat avait eu raison d’elle. Quoique… Elle se releva toute seule avant de recevoir l’aide de qui que ce fût. Le visage de Margolyn avait viré au pourpre, mais à travers ses rictus et ses yeux perçants ne se lisaient aucune douleur.

— Pourquoi on persiste ? rouscailla-t-elle en secouant les bras. C’est peine perdue !

— Si tu veux t’arrêter, suggéra Elmaril, je ne vais pas t’en empêcher.

— Je n’en peux plus ! enchaîna la soigneuse. Tu avais beau critiquer les mages, Gurthis, ils nous aidaient beaucoup ! Grâce à eux, on évitait d’attraper des maladies et des infections. On y est complètement exposés, maintenant !

— Je n’en ai rien à foutre, lâcha le soldat. Je ne vais pas crever parce qu’il fait trop frisquet !

— Tu ne devrais pas. Sais-tu combien de soldats meurent à cause de ça ? Le champ de bataille ne vous emporte pas tous, loin de là !

Margolyn venait de heurter la sensibilité de Gurthis, lequel s’immobilisa et répliqua d’une voix furibonde :

— Petite effrontée, tu ne connais rien de la vie de militaire ! N’essaie pas de m’apprendre à quoi ça ressemble. J’ai vu mourir plus de frères et sœurs d’armes que n’importe qui.

La guérisseuse n’assuma guère ses propos outrageants : elle s’éloigna du militaire et se positionna en tête de groupe. Accordait-elle aveuglément sa confiance envers la sauvage ? Inutile de forger des alliances à cause d’oppositions délétères. Elmaril en semblait bien consciente, puisqu’elle bloqua la jeune fille de sa hampe tout en la jaugeant farouchement. À moins que… Non, sa mine traduisait un autre sentiment…

— Reste derrière moi, enjoignit-elle. Des loups nous attaquent, ou des animaux ressemblants. Je sens leur odeur. Ils s’approchent en meute.

— Hein, des loups ? trembla Margolyn. Où ça ? Je ne les vois pas !

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