Chapitre 21 : Refus de mourir (2/2)

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Avais-je bien entendu ? C’était impossible… Même les citoyens les plus âgés ne survivaient pas un siècle entier… Ce phénomène inexplicable tenait-il du rêve, d’une vision dans mon évanouissement ? Je me frottais les yeux et observai encore les alentours. Cette femme était toujours là, oscillant sur son siège, rôdant entre les réalités. D’inintelligibles murmures sortaient de ses lèvres, mais je n’en décelais pas le sens. Sûrement balbutiait-elle dans sa langue natale, celle d’un nord dont on ne connaîtrait jamais la teneur. Cette histoire paraissait insensée ! Pourtant, la sincérité de son sourire n’avait d’égale que la pâleur de sa peau. Je pouvais l’interroger afin de m’assurer qu’elle racontait la vérité, mais son timbre de voix et son attitude m’indiquaient déjà la véracité de ses propos. Ses desseins demeuraient énigmatiques, en revanche.

— Tu sembles raconter la vérité, concédai-je en la fixant. Difficile d’y croire… Je ne connais que peu de personnes âgées de plus de quatre-vingts ans. Alors cent quarante-deux, tout en gardant l’apparence et la forme de la jeunesse, c’est irréaliste !

— Oh, crois-moi, ce n’est pas un cadeau… Je me suis condamnée par ma propre faute.

— Comment est-ce arrivé ?

— Puisque tu es bien installée, autant tout te raconter. J’ai suivi votre périple, Jaeka. Je sais que vous avez lu mon livre. Et vous savez que j’ai échoué.

Effectivement, je m’en souvenais. Kalida portait encore le poids de sa tentative avortée après des décennies. Elle avait assisté aux sacrifices de l’ensemble des fidèles, pensant les extraire de la mort. La pauvre…

— Les mages de mon type peuvent accomplir de nombreuses prouesses, reprit la prophétesse déchue. Mais ils ne peuvent pas revenir en arrière : le temps s’écoule inexorablement sans possibilité de le changer. Je suis… Je suis… rongée par les remords. Ma vie éternelle est ma punition…

— Votre vie éternelle ? Vous êtes donc condamnée à ne pas vieillir ?

— C’est exact. Lorsque mes fidèles m’ont conféré le pouvoir de vaincre la mort, le sort a fonctionné sur moi, mais pas sur eux. Malgré la puissance de ma magie, il m’était impossible de les ressusciter.

— L’immortalité au prix de multiples vies… Certains contes narrent des faits réels…

— Le pire des dons. Le temps passe et les souvenirs restent. Mes cheveux et mes ongles poussent encore, mais sinon, je ne vieillis plus. J’ai déjà essayé de me suicider, sans succès : mes plaies se régénèrent à chaque fois, peu importe leur gravité.

Elle ferma les yeux, tenta de contenir ses larmes, mais certaines coulèrent sur sa joue. Se lever n’effaçait pas ses sentiments. Des émotions qu’elle n’assumait guère… Qu’elle n’osât pas me regarder en face, je pouvais le concevoir, mais pourquoi fixait-elle la paroi latérale ? Elle continua de marmonner dans une langue inconnue, les bras relâchés, comme absente.

— Euh…, interpellai-je. Vous allez bien ?

Kalida se risqua enfin à me fixer… Elle avait beau cligné intensément ses yeux, son œillade pénétrante me fit frissonner.

— Je me suis égarée, s’excusa-t-elle, la figure un brin empourprée. Nous… J’ai perdu l’habitude de communiquer, comprends-tu ? Une question te gèle les lèvres d’après ce que je vois.

— Oui, confirmai-je, ignorant ses précédentes remarques. Je me demandais : si vous avez échoué à les faire revenir, pourquoi Arzalam a-t-il réussi ?

— La raison est simple. Ramener des dizaines de personnes à l’organisme complexe relève de l’exploit surhumain, même pour moi. Par contre, quand votre… ami a essayé, ils étaient morts depuis longtemps, ne possédaient plus d’enveloppe charnelle ni d’organes. Cela revenait à faire bouger des os assemblés. Ils méritaient tellement mieux… La résurrection est de la magie noire, je n’aurais pas dû y recourir.

Quelle mal de tête… Il me lancinait au pire moment. Mais ma souffrance était incomparable à la sienne. Outre la perte de ses proches, elle avait engendré leur décès et s’était condamnée à s’en souvenir éternellement. Je ne souhaiterais pas cela à mon pire ennemi…

J’oubliais ma quête à force d’être obnubilée par celle de Kalida. Mon corps… Il exigeait du temps pour me rétablir, ce qui m’en laissait pour connaître les tenants et aboutissants de son histoire. Le moment opportun pour jouer les confidentes si Kalida ne gardait pas ses distances. La voilà encore à murmurer contre le mur, dans un écho lugubre que les aspérités tamisèrent.

— Avant que vous ne posiez la question, dit-elle en effleurant sa nuque, j’ai bien tracé les inscriptions dans l’autre grotte.

— Je m’en doutais…, avouai-je. Le lien est vite établi. Que contenaient ces écrits ?

Je faillis sursauter quand un ricanement aigu siffla dans mes oreilles. Une femme atypique…

— Oh, vous pensiez que j’avais inscrit des messages indispensables pour la suite de votre quête ? Pas du tout, je le crains, vos vaines tentatives de les déchiffrer n’auraient mené à rien. Je me contentais de mettre mes états d’âme, de décrire mon ressenti, et seulement parfois je parlais un peu de ce qui s’est passé ici. Mais le plus souvent, je n’avais même pas les idées assez claires pour agencer des phrases correctes…

— Une autre question me préoccupe. Comment êtes-vous parvenue à réunir autant de fidèles ? D’après vos écrits, vous étiez une centaine à vous être installés ici.

Des réminiscences que je n’aurais peut-être pas dû réveiller… Kalida examina ses avant-bras décharnés avant de me répondre.

— À cause de mon autre don, confia-t-elle. Depuis ma lointaine enfance, je suis… une Innée de la magie.

— Ce terme ne me dit rien du tout. S’agit-il d’un statut ? Si oui, est-ce qu’il vous confère des pouvoirs particuliers ?

Ma question la plongea dans l’embarras. Plusieurs indices révélaient sa place unique parmi les mages. D’un côté, mentionner son passé tumultueux ne devait pas lui plaire, mais de l’autre… Elle saisirait enfin l’opportunité de raconter ce fardeau enfoui dans son cœur ébranlé.

— Les Innés sont des humains comme les autres à leur naissance, expliqua-t-elle. Un mage puissant, souvent doué dans les sorts peu communs, peut alors lui conférer des pouvoirs pour autant que la personne possède une bonne sensibilité à la magie. Alors, ils deviennent des mages aux capacités exceptionnelles, capables de maîtriser tous les types de magie. Ils ont existé à toute époque et existeront toujours.

— Quelqu’un vous a confié des pouvoirs ?

— Parmi les citoyens de mon pays, j’étais assez privilégiée. Mes parents étaient soldats dans l’armée de la reine Deïki et y occupaient une bonne place. La Skelurnie avait subi une crise sociale sans précédent, ce pourquoi notre dirigeante devait bien assumer son titre.

— C’est toujours intéressant de connaître l’évolution d’un royaume. Dans le nôtre, nous pouvons apprendre celui de nos pays voisins, mais nous n’avons pas entendu parler de la Nillie depuis longtemps, alors un pays plus lointain encore…

Kalida acquiesça. Dommage d’entendre une version abrégée de son histoire. L’intérêt des explorations résidait en la découverte de cultures étrangères. Je découvrais la Skelurnie, inconnue jusqu’alors, de façon authentique, par un témoin d’une époque oubliée.

— Je suis née à un moment prospère pour le pays. Comme j’avais toutes les compétences requises, la reine fit de moi une Innée. J’avais grandi dans les conditions idéales. En Skelurnie, les mages disposaient de beaucoup de droits et étaient présents dans toutes les sphères. Deïki avait imposé l’apprentissage de la magie à quiconque désirait s’engager à l’armée, par exemple. D’ailleurs, son conseil ne comptait exclusivement que des mages.

— Nos mages seraient envieux. Certains se plaignaient justement d’être écartés du pouvoir politique…

— Je sais. L’équilibre n’a pas été obtenu partout. Les discriminations naissent aussi si on donne trop de privilèges aux mages. Beaucoup de fidèles nous… me suivaient aveuglément, mais d’autres me jalousaient.

Je n’avais pas imaginé la problématique sous cet angle. J’enfonçai ma tête dans mon oreiller. Dans tous les royaumes, les rivalités occasionnaient les conflits : il y avait les favorisés, les soumis et les dissidents. Notre nature était responsable de notre mésentente. Voilà pourquoi notre groupe échouait, en fin de compte…

— On m’avait confiée des responsabilités dès mon plus jeune âge, poursuivit Kalida en me fixant à son tour. Mes proches me martelaient le crâne à coup de grands idéaux auxquels j’avais adhérés. J’étais une Innée, la seule apte à rétablir un peu de justice en ce bas monde. En plus de la magie, ils m’avaient enseigné les langues et l’histoire, tout pour débuter mon pèlerinage avant l’âge adulte.

Kalida se redressa, relâcha ses bras et se rassit sur sa chaise qui émit un grincement. À quoi rimait cette attitude ? Ses yeux s’égaraient au rythme des oscillations de son siège. Elle n’arrêtait pas de se pincer les lèvres, sa langue clapotait contre son palais et ses murmures devinrent des chuchotements.

— Tu connais la suite, Jaeka Liwael, prononça-t-elle d’une voix désincarnée. En essayant de rendre ce monde meilleur, mes fidèles et moi sommes devenus mauvais. Le mal naît toujours des bonnes intentions… Comment avez-vous appelés ces créatures, encore ?

— Des Kaenums, lui révélai-je. Un nom choisi par les guerrières du clan Nyleï… Enfin, vous ne les connaissez probablement pas.

— Oh, nous… je sais bien des choses. Il s’agit d’un nom approprié pour ces créatures, en tout cas… Nous les avions créées dans le but de tester la magie sur les animaux, parce que c’est notre deuxième différence avec eux, après l’intelligence. Nous avions bâti ces ruines afin d’installer une nouvelle civilisation ici. Nous voulions vaincre le fléau de la mort, mais ce fut un échec total.

— Donc, mon mari est mort…

— Par ma faute. Les chefs de meute ont été conçus de mes mains. Je considérais ces créatures faibles face à la magie et je voulais y remédier. Une erreur parmi tant d’autres…

— Ah, parce qu’il y en a plusieurs ?

— Beaucoup trop… À ton avis, pourquoi aucun voyageur n’a jamais réussi à traverser Temrick après nous ? Les Kaenums ont échappé à notre contrôle et n’ont eu aucune pitié envers eux.

— Nous avons réussi à en tuer un au prix d’un sacrifice… Où sont les autres ?

— Ils errent dans les montagnes, en attente des proies. Tu dois me haïr, Jaeka. Tout le monde croyait en moi. Je les ai tous déçus.

Elle s’orienta vers la sortie de la pièce et s’y dirigea. Mes membres m’endolorissaient encore… Mais je m’étais assez reposée, aussi me débarrassai-je de mes couvertures et sortis-je de mon lit. Grâce à sa magie d’Innée, Kalida prodiguait une lueur et une chaleur constante. Une rude transition néanmoins… Je parvins à la rejoindre en dépit de mes frissons. Oh, ciel… Ses pupilles s’étaient élargies et elle ricana de façon hystérique.

— Penses-tu que je vis encore ? demanda-t-elle. J’ai le sang de tous mes fidèles sur mes mains. Je suis l’esprit de Temrick, omnisciente mais impuissante. J’erre dans les grottes et dans la neige, dormant juste de temps en temps. Je suis comme un fantôme !

— Calmez-vous ! implorai-je, agrippant ses épaules.

Elle ne m’écoutait pas… Aïe ! Kalida venait de planter ses doigts sur mes avant-bras, agriffant mes poignets !

— Pourquoi donc ? s’égosilla-t-elle. Mon existence a perdu son sens il y a bien longtemps. Je vous ai observés. Je croyais même en votre réussite quand Erak Liwael a vaincu un chef de meute. Puis vous avez traversé le lac, vous avez découvert les ruines, les tombes…

Elle se tut en me lâchant. C’était comme si elle m’avait harponnée, sans exercer une forte pression, mais à cause de leur taille, ses ongles furent pénétrants. Pas une vraie souffrance, elle était inoffensive… Kalida s’égara dans ses propres paroles et reprit un peu ses esprits après un mutisme troublant.

— Vous m’avez sauvé la vie, lui rappelai-je.

— Je te le devais bien, dit Kalida. La tempête sur le lac gelé est aussi mon œuvre. Je voulais vous empêcher d’y accéder, un échec total. Vous étiez plus robustes que je ne l’imaginais.

— Pas moi. Ma survie n’est pas due à un miracle. Je vous remercie de tout mon cœur, mais je me demande si cela en vaut la peine.

Si Kalida fréquentait tous les recoins de Temrick, alors elle connaissait forcément la Nillie. Je pouvais l’interroger à ce sujet, et ainsi apprendre de notre ancien pays rival avant d’y accéder. Notre rencontre n’était pas le fruit du hasard. Oui… J’avais échappé à la mort pour terminer mon voyage.

— Tu n’as commis aucune erreur, rassura l’Innée, sinon la confiance aveugle. Dès que tu te seras entièrement reposée, tu pourras reprendre ta route.

— Pourrais-je survivre seule ? envisageai-je. Kalida, ne vous condamnez pas à rester ici pour toujours. Accompagnez-moi.

— Je ne peux pas, déclina-t-elle. Je me suis interdite de quitter Temrick. J’ai déjà commis trop de dégâts, si je retourne à la civilisation, ce serait pire encore. Ta compagnie a encore sa destinée à accomplir, la mienne est scellée depuis longtemps…

— Il y avait des Nillois parmi vos fidèles, éludai-je. Vous savez des choses sur ce pays !

— Pas autant que tu le penses, je suis désolée. Je sais que tu t’interroges sur les raisons de ton expédition. Fais-moi confiance, tu n’as pas envie de tout connaître. Repose-toi, Jaeka, et lorsque tu te sentiras prête, il faudra reprendre ta route… Après tout, nous avons le temps…

— Croyez-vous que je mérite de vivre ? m’enquis-je. Je pense que vous m’avez sauvée par pitié. Je n’ai réalisé aucun exploit : j’ai laissé mon fils mourir et mon mari aussi.

— Nous méritons tous une seconde chance, consola Kalida. On ne t’a pas imposée d’être exceptionnelle, donc c’est à toi de trouver ta place. Bientôt, tu découvriras ton utilité primordiale dans ton groupe, quand tu rejoindras tes six compagnons…

— Mes six compagnons ?

— Arzalam Horum et Jyla Eisdim se sont entretués. Désolée de l’annoncer si froidement, mais je ne voulais pas t’accabler. Autant te révéler tout ce que je vois.

Quoi ? Oh non… Voilà comment s’achevaient les différends des mages… Pauvre Arzalam, personne ne l’avait écouté. Il avait outrepassé ses limites pour nous forcer à le comprendre. Pauvre Jyla, personne ne l’avait comprise. Elle qui défendait l’honneur des mages, elle nous avait protégés contre l’un d’eux. Cela aurait pu s’achever autrement si nous avions agi, si nous nous étions montrés compréhensifs… Combien de compagnons allaient périr avant d’entrevoir la destination ? Et Kalida me déclarait cela d’une manière si détachée… Ses sentiments s’étaient atténués avec le temps.

— Misère…, murmurai-je. Nous aurions pu l’empêcher. Si des puissants mages sont morts, en quoi ma vie vaut mieux que la leur ?

— Arzalam a commis une erreur et Jyla s’est sacrifiée pour la rattraper. Mais tu n’es pas comme eux. Tu es différente, Jaeka. C’est la raison pour laquelle tu refuses de mourir.

Le refus de mourir… Cela exigeait de m’extraire des pensées macabres et de renouer avec le bonheur de notre existence. Je pouvais pleurer pour les mages puis aller de l’avant. Notre réussite relevait de la prouesse, à présent… Mais les paroles de Kalida s’étaient ancrées dans mon esprit : le désespoir menait au trépas alors que le courage maintenait en vie.

La Nillie m’apparaissait encore comme une fable idéaliste. Cependant, j’avais enfin l’espoir de l’atteindre un jour.

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