Chapitre 19 : Le destin des mages (2/2)

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Mon adversaire anticipa mon mouvement. M’égosiller constituait une perte de temps dont il tirait avantage. Nous avions assez discuté, semblait-il… Il joignit les doigts d’où jaillit un halo longiligne : un arc éblouissant émergea alors des nuages. Malgré ma défense instinctive, Arzalam redirigea l’éclair vers moi et visa mon cœur. Je m’élançai au dernier moment. Mais le projectile toucha ma cuisse ! Une douleur véritable… Un ami m’avait touchée, blessée, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur.

Je retombai misérablement sur le pavé. Voici donc la réponse de l’homme que je respectais naguère… Sa folie avait supplanté sa placidité. De son regard nébuleux s’affirmaient ses valeurs mortifères. Il ne ressentait aucun remord ? Où était son savoir-vivre ? Aucune souffrance ne brûlait en lui !

— Tu as essayé de me tuer ! dénonçai-je. Que diras-tu à Istaïda si tu t’en sors ?

— Elle a tué sa propre sœur, rappela Arzalam. Avec le temps, elle sera la première à comprendre ma décision.

— Tu ne la reverras jamais !

Représentais-je une menace à ses yeux ? J’allais lui donner raison, m’opposer à ces projets indignes d’un bon mage. Ce combat était le mien. C’était celui que j’avais toujours mené, que j’avais défendu hardiment. Son discrédit relevait de la manipulation, du mensonge et de la démence. Arzalam évoquait bien des maux sans s’apercevoir qu’il embrassait une cause ignoble.

Tant pis si ma jambe me forçait à gémir ! Il fallait me rapprocher de lui, riposter de plus belle dans le cœur de la nuit. Un tonnerre gronda dans le ciel, présage d’un péril imminent J’étais prête. Si bien que je renvoyai l’éclair qu’il me jeta. Il fut touché à l’épaule ! C’était à son tour de souffrir. Je délivrai les flammes contenues dans le flux de mes paumes. Les tremblements du sol s’unirent à la puissance du feu, l’impétuosité de l’air et au tournoiement de la neige. Tous les éléments fusèrent l’un après l’autre. Nos corps fragiles résistèrent. Pas pour longtemps : nos protections faiblissaient, au contraire de notre détermination. La structure entière vacilla, comme altérée par notre duel.

Arzalam allait-il finir par faiblir ? Il feignait de maîtriser tous les domaines de la magie, mais la pratique se différenciait de la théorie. L’attaque avant la défense, telle était sa nouvelle priorité, ce qui le rendait plus terrifiant encore. Il baignait dans une aura vive, tantôt lumineuse, tantôt sombre. Elle ne le relâcha jamais, comme s’ils ne faisaient qu’un, formaient une même personne. Et une aura similaire m’enveloppait… Idéal pour me défendre. Ses bras esquissèrent des courbes de large envergure desquels émanaient divers sorts. Au-delà d’une prétendue habileté, il y avait… de l’hésitation ? Les remords n’achetaient pas le pardon.

Des tourbillons de vent, des torsades de flamme et des traits d’éclair nous entouraient. Un environnement hostile se développait par notre faute. Les pires possibilités de la magie rythmaient un combat dont personne ne voulait. Regrettable que de telles prouesses fussent utilisées à des fins meurtrières. Je ne valais mieux qu’Arzalam ! Difficile à admettre…

La destruction contre la création ! Mes rayons ardents taillèrent vigoureusement l’air en effleurant les défenses adverses. Arzalam les dévia une fois, puis à plusieurs reprises, enchaînant les ripostes. Encore touchée… Mes sorts de guérison ne fonctionnaient pas bien… Pas de découragement ! Les méthodes inhabituelles étaient inefficaces contre lui. Pourquoi étais-je obligée d’utiliser des sorts plus dangereux ?

Les flammes continuaient de voleter entre les éclairs. La tempête, antinaturelle, s’abattait comme jamais sur nous. Nous subissions son courroux de plein fouet, toujours debout. Les bribes de ma cape flottaient encore tandis que ma tunique s’effilochait. Mes vêtements adhéraient à ma peau, insensibles à la chaleur ardente. Une vétille par rapport à notre déchirement commun ! Cette douleur qui m’endiguait, qui ravageait mon être, disparaîtrait-elle d’ici peu ? Oh, le flux perdait en intensité à force de s’harasser…

Mon poing se chargea de magie entre deux halètements. Des nuances de bleu diaprèrent la teinte grisâtre du pavé dont les dalles éclataient au contact des éclairs. L’accumulation de flux s’ajoutait au fracas de la foudre et au chuintement du feu. Quand cela s’arrêterait-il ?

Je portai vivement le coup, mais Arzalam renferma son poing dans ma main. Mes membres trémulèrent, je m’immobilisai sous la pression. Mon ennemi gardait son air hostile, Ils paraissait néanmoins… plus accueillant ? Son sourire dissimulait ses intentions néfastes !

— Jyla, tu trembles…, s’avisa-t-il. C’est parce que tu as peur. Peur de l’inconnu et du progrès.

— Tu es aussi effrayé que moi ! ripostai-je. Tu prévois toutes tes actions, puis tu te rends compte que tu ne contrôles pas tout. Arzalam, nous ne sommes pas obligés d’en arriver là…

— Ma défense est tout ce qu’il me reste…, avoua-t-il. Admets que tu as changé aussi. Tu répugnais à tuer des guerriers sauvages, et maintenant, tu ne ressens aucun scrupule à vouloir ma mort ?

— Je nous protège !

Libérer ma main, le repousser, et le combat continuait ! De nouveaux rayons incandescents s’échappèrent de moi. Devenais-je le mal incarné ? Arzalam n’y songeait pas ou ne le montrait pas, il fonça juste vers moi, comme dans un geste de désespoir. Le duel final au sommet de notre monde… La frontière infinie, oppressante, s’accapara de ce qu’il restait de nous.

Les sillons de magie bigarrèrent les éléments charriés par le souffle favorable. Des orbes jaillirent de toute part et m’atteignirent par surprise. Mon collègue en contrôlait une de chaque doigt et les utilisait en vue de m’affaiblir. Je ne me laisserais pas faire ! Il s’essayer à toutes ses connaissances, jamais je ne flancherais ! Mais ces sphères saturées d’étincelles ne cessèrent d’attaquer ma peau. Bon sang, un tel traitement était inhumain ! Je puisais dans ma force interne pour me prémunir de la fatalité. Résister à des attaques pareilles nécessitaient un mental d’acier et une fermeté sans faille.

Son flux ne s’épuisait jamais. Et alors qu’il m’assénait des sorts, Arzalam perdait ses ultimes signes de compassion. Homme de conviction, il renonçait dorénavant à l’amour d’autrui. Me voilà réduite à déployer des années de pratique. Les souvenirs ressurgissaient… Combien de vies la magie avait-elle sauvée ? Trop peu, hélas. C’était juste une autre divagation. Un réconfort, un moyen de tranquilliser mon esprit contre mes décisions préjudiciables. Tout m’avait amenée vers cette nuit. Cette nuit où j’en venais à affronter l’un des miens.

Comment croire au libre-arbitre lorsque les mêmes évènements se répétaient inlassablement ? Ma famille et mes amis étaient loin, et aussi bien que l’honneur des mages, ils n’intervenaient pas dans cette lutte. Pourtant je m’en servais, je les utilisais comme excuses, comme justifications. Mais parviendraient-ils à rattraper mes échecs ? Probablement pas. Les promesses et les belles paroles, empreintes de mélancolie, s’envolaient vers le ciel tumultueux.

Un orbe explosa à côté de moi ! Elle m’impacta de plein fouet, m’arracha un intense cri de douleur. Âpre retour à la réalité… À moi de me redresser, de faire face à l’ennemi, de libérer la magie contenue en moi. Suivaient les raisons pour lesquelles on nous blâmait… Pourquoi ce cauchemar ? De l’anéantissement naîtrait le chaos. Si je libérais cette quantité de feu, pourrais-je toujours les contrôler, les arrêter à temps ? Pas du tout…

Je combattais instinctivement, guidai mes flammes vers mon adversaire, encaissai de terribles coups. Plus d’égarement, je tâchais de contre-attaquer à chaque opportunité. Spirales et rayons lancinants fendaient l’air et lacéraient la chair ! Je reculai de crainte d’être dilacérée, rejetai l’adversité et envoyai une autre boule de feu. Elle toucha Arzalam avant qu’il ne pût la rompre totalement.

Enfin les blessures l’affectaient ! Obligé de s’arquer, son souffle exhala une buée qui se mêla à la brume. Les dommages reçus… Ils s’étendaient sur moi ! J appliquai une petite flamme sur des zones touchées, un premier soin rapide, mais cela m’arracha d’autres grincements.

— Comment en sommes-nous arrivés là ? regretta Arzalam. Il n’est pas encore trop tard pour arrêter…

— Bats-toi jusqu’au bout ! ordonnai-je.

— Tu es forcée de te brûler pour tenir plus longtemps. Ton état... Cela m’inquiète, Jyla, cela m’attriste même ! Si seulement tu…

— Ferme-la ! coupai-je sèchement. Je ne te laisserai plus prononcer tes paroles malsaines ! Tu as fait assez de dégâts !

— Peux-tu m’écouter, ne serait-ce que quelques instants ? C’est le destin que j’ai essayé de contrôler pendant tout ce temps ! Depuis le début de notre existence, nous tentons d’y échapper, puis il revient nous condamner. Le même avenir nous attend tous.

— Assez ! Je ne peux plus t’écouter proférer de telles balivernes ! Arzalam… Je ne ferai preuve d’aucune pitié. Mais sache que je regrette.

Nous y étions : la fin de notre duel. Un frisson remonta mon échine tandis que la douleur vrillait toujours ma tempe. Un instant durant, un mutisme lugubre s’installa entre nous deux. La foudre retentit derechef pendant que le vent gagnait en vélocité. Nous avions consommé notre flux par bien des manières, mais il circulait toujours, quel que fût son aspect. L’échange entre notre corps et le milieu extérieur s’opérait en toutes circonstances. La magie rugissait entre lumières et ténèbres. Développait-t-elle une conscience ? Non, les mages étaient la conscience, ou plutôt l’inconscience. Nous la manipulions pour notre ultime assaut, sous le ciel écrasant, au sommet de notre monde, dans la nuit glaciale. Tout s’acheva.

Par réflexe, j’effectuai une roulade salvatrice. L’arc s’effondra sur lui-même à cause des vibrations harmoniques. La pierre s’effrita en une kyrielle de morceaux. Le vent souleva alors des colonnes de poussière, lesquelles s’agglomérèrent avec la fumée du feu résiduel. Un sort simpliste mais épuisant pour Arzalam ! C’était une opportunité à saisir ! Il parvint à dévier mes rayons enflammés, même si son souffle haché trahissait son éreintement. Quels procédés dangereux utilisaient-ils pour se maintenir en forme ? Dépasser ses limites à tout prix, jusqu’à dominer son environnement. Le hurlement du climat déchaîna nos émotions qui cornaquaient nos moindres gestes. Toute ébauche de mouvement, aussi instinctif fût-il, révélait notre impuissance typiquement humaine. Je souffrais, je résistais, je luttais, mais par-dessus-tout, je me sentais vivre. Des taillades de la tempête et des dégâts de la foudre résultaient l’apogée de la magie. La montagne elle-même vibrait.

Face à face, nous rencontrâmes notre implacable destinée. Nos mains se croisèrent et l’entièreté de notre magie se condensa entre nous deux. Des étincelles transpercèrent le ciel au parcours chaotique de nos sorts. Un dernier sursaut jaillit, la puissance incarnée ! La magie destructrice atteignit son paroxysme au moment où la magie créatrice murmurait ses ultimes échos. Anciens alliés, notre cœur se brisait de devoir recourir à de tels moyens. Le feu dévorait les orbes, l’éclair jaillissait intarissablement et les déflagrations détonèrent de plus belle. Mais la dernière collision ne provint ni de nos sorts ravageurs, ni de notre volonté. Elle naquit simplement par dépit. Celui de collecter la magie au sein d’un espace réduit. Au dernier impact, il y eut un hurlement, un déchirement, et surtout des remords.

Tout s’apaisa en un instant.

Le vent cessait de mugir, le ciel se libérait des nuages et les flammes s’estompèrent. Au centre de la structure désagrégée, nous étions encore debout, quoique dans un piètre état. J’étais échinée, mes jambes flageolaient, ma vue se brouillait et je respirais par saccades. Oh non… Nous étions allés trop loin. Beaucoup trop loin.

Je pouvais tenir encore un peu ! Plus longtemps que mon adversaire, en tout cas… Presque méconnaissable, Arzalam avait les vêtements déchirés, la chair déchiquetée, la peau meurtrie. Des borborygmes jaillissaient de sa bouche calcinée tandis qu’il vacillait. Je lui avais infligé autant de dégâts ? Mes efforts furent donc en vain… La magie avait perdu de ses bienfaits à tout jamais. J’en étais entièrement responsable.

Il s’approcha de moi, luttant contre sa géhenne. Et il tendit son bras tremblant… Lisais-je des regrets sur son visage ? Les ultimes, oui.

— Je n’ai pas… tenu… ma promesse…

Et il s’effondra devant moi. Arzalam Horum venait de périr en homme incompris. Le sang qui coulait de mes mains m’appartenait autant qu’à lui. J’avais tué un proche. Je n’avais pas eu le choix, mais quand même ! C’était un acte condamnable, un crime ! J’étais devenue une meurtrière…

Je déglutis à la vision de son corps allongé sur le pavé. Des larmes coulaient sur mon visage ? Hélas, non. C’était du sang. Mon propre sang. L’environnement s’était calmé, le silence régnait en maître sous la voûte apaisée. Le souffle léger transportait les bribes d’un duel achevé et allait vers sa destinée. La mienne, en revanche, n’existait plus.

J’avais essuyé de lourds dégâts… Je passai ma main sur mon torse… Mes craintes étaient véritables, tout n’était que plaies, brûlures et lacérations. Mon fluide vital, si précieux, s’écoulait par filets et chutait par gouttes. Ma magie était incapable de me soigner. Le prix de la victoire…

Où étaient mes compagnons ? Eux seuls pouvaient me secourir ! Je percevais de lointains échos là où la brume s’était dissipée. Si ma vue ne papillotaient pas autant, peut-être serais-je capable de les voir. Ils méritaient une explication ainsi que des excuses. Je devais me diriger vers l’inaccessible horizon… Il le fallait…

Des misérables flammèches émanèrent de mes doigts. Bien insuffisantes pour cautériser ma plaie… Plus de flux… Même en l’absence de vent, la froideur du climat accentuait ma douleur. Je boitillais jusqu’à la neige, ma main gauche posée sur mon nombril. Aucun de mes efforts n’endiguait l’écoulement de sang.

Mes jambes, incapables me transporter... Ma respiration, incapables d’alimenter mes poumons… Mes erreurs, incapables d’être réparées... Je m’agenouillai et continuai ma progression. Survivre jusqu’à la dernière goutte de sang, jusqu’à l’ultime soupir… Pourquoi étais-je aussi souffrante sous un ciel aussi pur ? C’était l’hostilité de de la nature fascinante. Mon objectif… Ma vie… Tout s’éteignait.

Je m’écroulai à côté d’ossements. La lutte s’était prolongée jusqu’ici… Des tintements, des cris perdus, des chuintements audibles… Ils étaient là, si proches et si éloignés. Je devais les atteindre… Je pouvais les atteindre… Il me suffisait d’être tenace. L’épreuve la plus difficile était passée, l’avenir s’annonçait radieux. Ne pas abandonner… Traverser Temrick…

Mes mains s’agrippèrent sur la neige. Je me mis à ramper, gémissant à chaque traction. Le froid s’insinua dans mes oreilles, lancina ma chair, envahit mon être. L’environnement entier me condamnait à ne jamais revoir la civilisation. Persévérer… M’accrocher à la vie… Traîner mon corps là où il cesserait d’être meurtri…

Les hurlements gagnèrent en netteté. Mes compagnons venaient vers moi, je les voyais… Je les reconnaissais… Un peu blessés, ils respiraient mieux la forme que moi… Mais pourquoi n’étaient-ils que quatre ? Tout ceci n’avait plus aucune importance… À leur approche, j’appréhendais leur visage empreint de désespoir. Une main salvatrice pour me tirer d’affaire… Sauf qu’il était trop tard. Je tendis mon bras, prononçai quelques mots… Mon corps me lâcha.

Mon sang s’imprégna dans la neige... Mes doigts tremblèrent légèrement… Mes yeux se fermèrent… J’avais échoué… Le destin des mages était inexistant.

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