Chapitre 17 : Les ruines abandonnées (3/3)

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Je faillis plaquer l’ouvrage contre sa poitrine. Qu’avais-je fait ? Pourquoi m’être emporté ? J’inspirai, j’expirai lentement, je retrouvai l’harmonie avec mon corps, avant que cette attitude ne me portât préjudice. Quel image donnais-je des mages si je dépassais les bornes ? Au moins mes paroles s’imprégnèrent dans l’esprit chargé de l’érudit. Nonobstant la sueur lustrant son front, il consentit à effectuer la lecture.

— Eh bien…, balbutia-t-il. D’après ce que je vois, ce journal fut écrit à la fin de l’an 1156 après l’Unification. Oh, et cela fut rédigé dans la Langue Commune, bien que son usage ne me semble pas savamment maîtrisé.

— Ce livre a cent-dix-sept ans ! m’écriai-je. Il est encore intact après tout ce temps… Cela ne concorde pas avec nos précédentes découvertes.

— Arrête de t’extasier comme ça, calma Ralaia. Tu as insisté pour qu’il le lise, ne l’interromps pas si vite.

Stenn ravala sa salive et poursuivit sa lecture. Il se montra peu loquace au début. Plus vite, les réponses étaient au bout de ses lèvres ! Mais il préférait lire le tout avant de résumer comme il l’avait fait pour le journal d’Eoda Jadin. Nous étions tous aptes à comprendre le récit narré, alors il valait mieux pour lui qu’il ne mentît pas. Mes craintes n’avaient cependant pas lieu d’être, puisqu’il était trop effrayé pour tenter quoi que ce fût de contraignant. Ce silence devenait pesant, insoutenable, le regard des autres s’égarait sur les tombes non moins lugubres. Que redoutaient-ils dans un lieu où la fatalité s’était abattue bien avant leur naissance ? L’injustice avait encore frappé. Comme les centaines de milliers de victimes depuis le début de notre ère. Victimes de la violence et de la folie humaine… Ce mal était réparable, j’en étais persuadé, à présent !

Au terme de plusieurs minutes, Stenn referma finalement le livre. Il se racla gorge puis reprit la parole :

— Ce livre raconte les pérégrinations d’un groupe de voyageurs qui explorèrent Temrick cent-vingt années avant nous. Ils étaient dirigés par une prophétesse répondant au nom de Kalida Lorak, ce fut d’ailleurs elle qui rédigea leur histoire.

— Son nom me dit vaguement quelque chose…, commenta Jyla.

— Moi également, renchérit Stenn. Elle se décrit comme guide spirituelle. Selon elle, son destin fut de mener un groupe d’adeptes vers leur destinée. Elle se vante elle-même d’avoir réuni des fidèles de nombreux pays : tout d’abord, le sien, à savoir la Skelurnie, ainsi que des citoyens du pays de Carône, de Niguire, de l’Ertinie, de la Nillie et de la Belurdie. Ils furent une centaine à errer d’un royaume à l’autre, à la recherche d’autres disciples.

— Trop d’informations en même temps ! se plaignit Margolyn. Et puis, elle racontait vraiment la vérité, celle-là ? Parce que si tu dis vrai, alors des Ertinois et des Nillois se sont retrouvés après l’invasion de Carône ! Comment tu expliques ça ?

— L’histoire ne raconte pas les retrouvailles de ce type, justifia Jaeka.

— Exactement, ajoutai-je. Je tiens à saluer la détermination de ces explorateurs. Ils ont ignoré les conflits qui gangrènent nos sociétés et se sont unis pour un but commun. Tout devient plus clair, maintenant… On entend peu parler de la Skelurnie, pays situé entre la Nille et le Grand Nord, mais ils possèdent aussi leur langue et leur culture. Cette prophétesse savait s’exprimer dans la langue la plus parlée de notre partie du continent. Ses intentions étaient honorables.

— Oui, leurs motivations étaient purement pacifistes, expliqua Stenn. Les disciples de Kalida la décrivaient comme une mage exceptionnelle. Parmi eux, il y avait des individus de toute sorte : des mages envieux d’atteindre son niveau, des aventuriers et des artistes, mais ils étaient des citoyens ordinaires, aucun noble ou figure historique ne s’étaient joints à eux. Voilà pourquoi ce récit n’est point connu dans nos contrées : aucun historien n’a daigné les relater. La vérité est restée enfouie dans ces ruines.

Contée ainsi, la réalité était injuste en plus d’être funèbre. Kalida avait-elle une place particulière au sein de notre communauté ? Tout la décrivait comme une philanthrope : elle constituait un exemple, un modèle à suivre, mais l’histoire l’avait oubliée, si toutefois elle avait été connue.

— Elle n’eut aucune difficulté à acquérir des partisans grâce à ses compétences et son charisme, poursuivit Stenn. Face aux malheurs de notre monde, ils décidèrent de tout tenter pour l’améliorer. Temrick symbolisait le mieux cet aspect, étant donné qu’il représentait le sommet des civilisations occidentales. Ils décidèrent d’y aller, déplorant son abandon. Ce fut lors de leur découverte du squelette d’Eoda Jadin que leur objectif leur apparut.

L’impolitesse interrompit cette superbe histoire : la sauvage s’esclaffa encore. Qu’est-ce qui me retenait de lui apprendre ce qu’était la véritable magie ? Elle dont l’intelligence se résumait à manier une lance, elle comprendrait le pouvoir et l’influence des vrais citoyens ! Heureusement, je n’eus pas à intervenir : un coup de coude de Ralaia l’arrêta.

— Voyez comme nous sommes insignifiants ! se gaussa la guerrière. Dix pauvres Ertinois qui triment à gravir ces montagnes. Maintenant, on apprend qu’une expédition bien plus importante avait déjà eu lieu !

— Silence ! tranchai-je. Les circonstances ne sont pas comparables ! Stenn, termine ton récit !

— Comme tu voudras, accepta l’érudit. Ils se hissèrent donc au sommet de Temrick et entreprirent de bâtir un lieu où ils pourraient surveiller le monde. Il leur fallut plusieurs années pour achever ce projet conséquent. Entre temps, ils influèrent beaucoup sur la nature. Un culte se développa autour de la prophétesse. Elle enseigna la magie à ses adeptes et leur apprit à dompter leur environnement. Dès qu’ils eurent acquis les compétences suffisantes, ils tentèrent d’influer le cours même des événements. Par exemple, ils… utilisèrent leur magie sur des ours et des loups.

— Je le savais ! tonna Gurthis. Ces foutus mages ont créé les Kaenums ! Ils disent qu’ils ont des bonnes intentions, mais ça vire toujours à la catastrophe avec eux !

— Laisse-le finir, soldat ! répliquai-je. Tes remarques blessantes deviennent vraiment agaçantes !

— J’ignore ce que je dois dire de plus…, hésita Stenn. Au terme de plusieurs années à construire leur secte dans ces montagnes, Kalida s’estima prête à accomplir leur objectif ultime. Tous ses disciples s’accordaient pour affirmer que le pire fléau de notre civilisation était la mort. Alors, pour la rendre meilleure, il fallait remédier à ce maux. C’est pourquoi ils accomplirent un rituel et conférèrent leurs pouvoirs à leur prophétesse, afin qu’elle fût capable de les ressusciter. Et puis… ils se suicidèrent. Le livre ne raconte pas la suite des événements, mais les tombeaux confirment les faits. Kalida Lorak a échoué.

Sur ces mots, Stenn lâcha le livre qui retomba à son emplacement. Une bonne minute nous fut nécessaire pour digérer toutes ces informations. Il n’avait pas tout narré, mais l’essentiel était là : Kalida Lorak avait tenté de sauver notre monde mais le monde avait refusé. Pourquoi le destin s’était montré si cruel ? Toutes les bonnes tentatives des mages se voyaient punies !

Je fixai le vide, m’efforçant de tirer une morale de cette histoire. Il n’y en avait pas. Aucune interprétation ne décrivait précisément les faits. Stenn n’avait pas tout dit, je devais en savoir plus. S’ils furent une centaine à gravir Temrick, pourquoi avaient-ils disparu des mémoires ? L’histoire effaçait les traces des braves personnes.

La réalité était complexe à élucider. Ces ruines portaient l’héritage d’une noble quête dont l’échec était malheureux. Pourquoi tout le monde ne partageait pas mon avis ? Parce que… Non, pas de discrimination, le respect était une valeur fondamentale ! Mais il devait être réciproque.

— Bon, fit Margolyn, on va encore me taper si je juge, mais ils ont été stupides de tous se suicider ! Stupides, ou naïfs… Une telle confiance envers une seule personne !

— Je suis d’accord avec toi, appuya Ralaia. Nous avons déjà eu ce débat : la résurrection n’est pas la solution.

— Ah oui ? m’indignai-je. Vous feriez tout pour ramener un proche à la vie ! Jaeka, Bramil, ne dites pas le contraire ! Vous avez envie qu’Erak revienne parmi nous !

La vérité était difficile à admettre. Jaeka et Bramil ne savaient pas quoi répondre, ils se contentèrent de se plisser les lèvres. Jyla dut intervenir à leur place :

— Tu as tort, affirma-t-elle. Nous pleurons nos morts, mais seuls les désespérés veulent leur retour. Nous avons perdu des amis en commun, Arzalam ! La résurrection impliquerait de bouleverser l’ordre de leur vie. Même si les mages possèdent des capacités extraordinaires, ils restent des personnes comme les autres. Il ne leur appartient pas de décider qui doit vivre ou non.

— La lecture me fut éprouvante pour cette raison, se lamenta Stenn, encore en sueur. Moralement parlant, leurs motivations me répugnaient. Quelle hypocrisie de leur part que d’espérer un monde meilleur en luttant contre notre nature même. Aucune gentillesse ne les caractérisait, pas après tous les malheurs répandus à Temrick.

Je serrai mes poings à hauteur de mes hanches. La salle se mit à trembler au-dessus de nous, les murs s’ébranlèrent légèrement, comme si une secousse entière allait parcourir la structure. Les ruines vivaient sous notre passage. Ou alors… Elles ressuscitaient.

— Fermez-la, tous autant que vous êtes ! hurlai-je. Oh, si vous saviez comme je regrette de m’être entouré de personnes comme vous ! Après tout ce temps, n’avez-vous pas compris que peu de solutions étaient viables à long terme ? Les bandits pillent nos villages, les soldats font la guerre, les mages y participent aussi, les guérisseurs endiguent à peine le mal. Dans notre monde, les bonnes personnes meurent et les mauvaises survivent. Nos malheurs et nos souffrances aboutissent à une mort horrible, peu enviable face aux richesses de la vie. Notre existence est un cadeau empoisonné qui nous a été offert sans notre consentement. En luttant contre la mort, nous pouvons la rendre meilleure !

Ils ne m’écoutaient pas. Ils ne me croyaient pas. J’étais seul face à l’incompréhension humaine. Pourquoi étais-je puni après vingt ans d’opiniâtreté ? Pourquoi mes compagnons refusaient-ils la possibilité d’un monde meilleur ? Pourquoi propageaient-ils la violence et le désespoir ? Pourquoi rejetaient-ils mon point de vue ? Mais surtout, pourquoi me contentais-je de vitupérer ?

Pas une réaction, pas un blâme ne s’échappa de la bouche, juste le mutisme, puissant, inébranlable, enraciné dans les profondeurs de l’inconnu. Mais le regard de mes compagnons me révéla la sinistre vérité, celle que j’aurais dû admettre depuis des jours : jamais ils ne m’avaient pas considéré comme un compagnon loyal. Cette expédition était un fiasco total. Je n’aurais pas dû l’accepter ! Mais il était impossible de revenir en arrière. Il était impossible de lutter contre notre nature même…

Si, c’était possible.

À ma gauche, la lueur vespérale illuminait les escaliers. Le mur courbé ne cachait pas un message ordinaire : il décrivait une gestuelle précise. Peu importait l’opposition de mes alliés, peu importait qu’ils fussent parés à m’étriper, il me fallait la scruter de plus près ! C’était l’étape finale de mon projet. Tout se concrétisait !

— Ce mur m’intriguait depuis le début…, soufflai-je. En réalité, il ne renfermait pas un quelconque message. Même si Kalida ne l’a pas dit explicitement dans son livre, je crois qu’il s’agit d’une gestuelle à suivre. Un sort complexe pour ressusciter les morts.

Stenn recula en m’écoutant, des tressaillements se mêlèrent à sa transpiration. Mon intuition disait vrai : la prophétesse avait bel et bien érigé ce mur en ce but. Les corps des défunts s’étaient transformés en ossements, mais je m’estimais capable de les ranimer. Toute ma vie, j’avais essuyé des déceptions et des frustrations entre de maigres victoires. Ces symboles incarnaient mes expectatives : j’allais enfin l’utilité et la bonté des mages dans ce monde. J’allais me surpasser, réussir là où tant d’autres avaient échoué. Mes compatriotes pouvaient s’insurger s’ils le souhaitaient, je n’en avais cure !

Jyla me saisit le bras au dernier moment. Des larmes creusaient des sillons dans ses joues… Oh non. Elle me dévisageait comme elle avait dévisagé sa mère autrefois. J’avais trahi sa confiance car elle ne comprenait pas mes ambitions. Désolé, Jyla. Désolé, Istaïda… Je n’avais plus le choix.

— Par pitié, Arzalam, arrête ! supplia-t-elle, me retenant avec fermeté. Tu n’es pas toi-même. Je t’ai prévenu, non ? Je t’ai mis en garde ! Ne laisse pas tes émotions dicter tes actions ! Un mage doit faire preuve d’objectivité. Nous sommes des citoyens comme les autres, nous sommes incapables de vaincre la mort ! Tu vas dépasser le point de non-retour.

Vraiment ? Qu’il en fût ainsi. Je la regardai, baissai la tête et lui dit :

— Il est trop tard pour renoncer.

Quand je me retournai, un tintement brisa la terreur ambiante.

— Espèce de traître ! rugit le soldat. Je vais te pourfendre !

Ils s’apprêtaient à anéantir mes projets. Hors de question ! Je bandai ma volonté et expulsai tous mes assaillants. En un instant, tous mes compagnons furent éjectés de part et d’autre de la salle. Serait-ce le début d’une quête dans la solitude ? Ils étaient mes adversaires maintenant, et entre eux et mes objectifs, ma décision était prise. Je générai un bouclier transparent pour me protéger et me dirigeai vers le mur. En face, j’exhalai un ultime souffle et me concentrai. L’instant décisif approchait.

Un silence de mort s’abattit autour de moi. J’étais esseulé face à mon destin, seuls de rares bruits parasites perturbaient ce rite. Inspirer et expirer successivement, m’immerger dans les secrets insoupçonnés de la magie, surpasser la simplicité aberrante de nos institutions, voilà tout ce que je devais accomplir. Un flux intense s’appropria de moi, porta mes intentions : ensemble, nous ne fîmes plus qu’un. Tout s’assombrissait, mais le mur resplendissait, rayonnait, brillait comme la voix de la sagesse. La voix de la raison. La voie à suivre.

Je suivis minutieusement la gestuelle indiquée. Mes membres allaient et venaient avec fluidité, décrivant des courbes parfaites. J’atteignais l’apothéose : ma magie communiait avec le monde environnant. Loin de mon foyer, au sommet de Temrick, l’épanouissement s’imprégna en moi. Ni les cris de Jyla, ni la rage des soldats et de la guerrière, ni l’incompréhension des autres ne furent en mesure de m’arrêter. Et le sort réussit ! Après de longues minutes de paix intérieure et de trouble extérieur. Les tombeaux s’ouvrirent et les squelettes en sortirent.

J’avais triomphé de la mort.

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