64. Alice

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Le premier jour au lycée, j’ai l’impression que tout le monde se méfie de moi. Je vois qu’on m’observe, qu’on me teste et qu’on me juge. C’est normal, je suis la fille du nouveau proviseur et il n’a pas l’air d’un grand déconneur… Mon père me voudrait exemplaire, mais ça ne rend pas franchement populaire. Et puis j’en ai assez de jouer au bon petit soldat. Je n’ai pas choisi cette nouvelle vie, alors j’aimerais au moins qu’on me foute la paix en attendant de rentrer au pays.

Je rechigne à me faire des amis parce que je sais qu’à la fin du lycée, ceux que je côtoie ici m’auront vite oubliée. Je voudrais disparaître, me faire discrète… Mon besoin d’affection me pousse néanmoins à chercher l’appréciation des autres. Je ne peux pas me résoudre à vivre totalement exclue. Alors je me lie aux personnes qui viennent naturellement à moi. Je me dévoile le moins possible, juste assez pour me créer de ces amitiés fugaces qui occupent et rassurent mon égo. J’imite les autres pour m’intégrer, c’est encore ce qui marche le mieux. Les gens commencent à m’apprécier et je me sens moins seule. Ces relations superficielles m’éloignent par intermittence de ma solitude mais je ne m’intéresse plus tellement au présent, je vis dans mon passé en rêvant un futur où je serai maîtresse de ma vie.

Au collège, ce qui m’avait évité de passer pour une intello barbante aux yeux de mes camarades, c’est que je n’hésitais pas à tenir tête aux professeurs. Leur autorité ne me faisait pas peur car aucun n’était aussi impressionnant que mon père. Ils s’offusquaient de mon insolence et je me réjouissais de leur impuissance. Le problème au lycée, c’est que le chef des profs, c’est mon père. Alors s’il m’arrive d’être encore insolente par réflexe, ça n’a plus la même saveur car je ne cours aucun risque, tout le monde craint mon père et je donne seulement l’impression de profiter d’un pouvoir héréditaire… Je m’impose donc une certaine forme de retenue pendant les cours.

Pour m’intégrer efficacement, la meilleure chose que j’ai trouvée c’est de sortir avec des mecs bourrés en soirée. Dès la première soirée, j’expérimente le concept de ficar, ça veut dire sortir avec quelqu’un sans engagement de part et d’autre, et ça dure généralement le temps d’une soirée… Le meilleur équivalent en français serait probablement le terme choper. Au Brésil, dès le lycée, le taux de chope est directement corrélé à la popularité. Chez les mecs, sans surprise, plus il y en a mieux c’est. Mais plus étonnant chez les filles, c’est un signe d’ouverture d’esprit, même s’il y a toujours quelques limites à ne pas dépasser pour ne pas tomber dans l’universelle catégorie des putes ou des salopes, parce que comme partout, le machisme n’est jamais très loin au pays des Brésiliens.

Je me retrouve à une soirée, une grande fête d’anniversaire où la moitié du lycée est invitée. J’en profite pour boire, comme un exutoire, une manière d’oublier ma peine en me laissant aller. J’abandonne mon corps dans une vaine tentative de me libérer des normes, des dogmes, des injonctions qui compriment ma vie. Hors de contrôle, hors d’atteinte, mon corps tout entier recherche la délivrance. J’enchaîne les caïpirinhas et, comme un voilier abandonné sur le point de chavirer, j’évolue en dérivant sur la piste de danse. Deux lycéens aussi imbibés que moi me tournent autour. J’aurais bien besoin de tendresse, d’un peu de réconfort dans les bras de quelqu’un, n’importe qui pourvu que je me sente moins seule. L’un des deux vient vers moi en dansant et adopte une approche toute brésilienne en se collant ostensiblement contre mon flanc. Je n’aime pas tellement cette promiscuité forcée mais je continue de danser sans broncher… Je ne veux surtout pas avoir l’air d’une intello coincée. Enhardi, le garçon m’embrasse sans prévenir. Je ne suis pas vraiment surprise et lui rends son baiser tout en me demandant si j’en ai envie. Il ne me plait pas plus que ça mais je ne trouve aucune raison valable de le repousser, je n’ai pas envie de lui faire de la peine. Il ne me fait pas de mal et c’est même plutôt agréable, il comble un peu le manque, le vide qui résonne au fond de moi. L’espace d’un instant, je peux noyer ma vie dans un shot de baiser alcoolisé. C’est éphémère mais dans le désir de l’autre, j’ai l’illusion de compter, d’être considérée et appréciée, et j’oublie le reste.

J’ai pourtant de moins en moins confiance en moi. Je trouve mon reflet changé quand je m’observe dans la glace. Je ne me reconnais plus vraiment. Je me dis que je suis en train de mûrir, que je m’adapte… ça me rassure un instant mais ça m’effraie aussi. Je ne vois pas que je m’assimile à ce qu’on attend de moi en fonction des gens qui m’entourent car plus rien n’a d’importance, je n’ai plus de volonté propre. Alors petit à petit, je m’oublie et me détruis. Je me contente tout juste d’exister et laisse mon destin aux mains de la fatalité. Fragilisée, mon identité commence à s’effacer. De mon âme divisée n’émane plus que la lueur vacillante d’une lumière hachurée. Un voile sombre semble obscurcir l’image dans mon sillage… Empreinte de mélancolie, j’éprouve un sentiment réservé aux exilés, c’est la saudade, une profonde nostalgie que les Brésiliens aiment à chanter. Je me sens séquestrée dans ce monde qui n’est pas le mien, je voudrais le quitter pour recouvrer ma liberté.

Dès que je le peux, je m’accorde de longues heures d’évasion factice. Internet me connecte à la France. Je passe mon temps libre à chatter avec ceux qui restent attachés à moi. Ils me racontent leur vie et je m’y projette comme si c’était la mienne. Je sens bien que je vis par procuration, mais ça me soulage un moment… Jusqu’à ce que le poids du quotidien me rappelle à l’ordre, lorsque mon père excédé vient confisquer le clavier et la souris de l’ordinateur.

Le seul moment où mon père me complimente, c'est à la fin du trimestre quand je reçois mon bulletin de notes. A part ça, rien d'autre ne semble l'intéresser chez moi. Je m'efforce donc d'avoir des bulletins impeccables pour obtenir un minimum de considération et une force de négociation pour pouvoir sortir le weekend. Pendant qu'il parcourt des yeux mes notes, je guette, avide, la petite étincelle de fierté dans son regard. Il faut être attentif, ça ne dure qu'une demi-seconde. Puis j'attends son verdict, haletante comme une chienne qui convoite son sucre : dans le meilleur des cas, il ne trouve rien a redire à part "félicitations" accompagné d’un sourire furtif, ce qui constitue le summum du compliment et je repars satisfaite, avec le sentiment d'avoir accompli ma mission. Généralement, il cherche la petite bête, me dit que je pourrais faire mieux, que je ne dois pas me contenter d'être première car au royaume des aveugles les borgnes sont rois, que je devrais prendre exemple sur Adrien qui apprenait toujours le programme de maths avant d'aller en cours pour avoir un trimestre d'avance sur ses camarades... Bref, c'est bien pour les gens normaux mais c’est en-deçà du niveau d'exigence qu'on attend de moi, car le but n'est pas simplement d'être première de la classe, mais d'atteindre le summum de l'excellence… En toute humilité.

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