59. Alice

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J’accompagne Caro à la gare routière après les cours. Caro c’est ma meilleure amie, mais c’est aussi une sacrée flippette ; elle a peur de traverser la route toute seule, peur de piquer des bonbons au supermarché et même peur de sortir avec des garçons. Elle est tellement sage et studieuse qu’au début, je l’ai prise pour une intello coincée sans intérêt, lui préférant les élèves turbulents avec qui les cours les plus ennuyeux se transforment en longues séances de rigolade.

C’était sans compter les cours d’allemand. On est quatre élèves dans ce cours, alors forcément ça rapproche. Sous le vernis de sa timidité, je découvre un humour et une créativité insoupçonnés, une intelligence et un esprit que je ne retrouve chez personne d’autre et d’un coup, je réalise que je ne suis plus seule. A partir de là, Caro et moi devenons inséparables.

On passe tout notre collège collées ensemble, à tel point que les gens me demandent si elle est malade quand ils me croisent seule quelque part. On se dit tout et on se connaît par coeur, on partage nos doutes et nos complexes d’adolescentes, on s’interroge sur le monde et sur les gens, on imagine nos vies d’adultes et on se jure de ne pas ressembler à nos parents.

On ne s’ennuie jamais à deux, on invente des chansons sur les profs, on fait des gâteaux au yaourt et de la trottinette, on danse sur Shakira, on mange énormément et surtout, on rit beaucoup. On s’engueule aussi parfois mais ça ne dure jamais bien longtemps, souvent c’est Caro qui fait la gueule parce que je me suis moquée d’elle et j’attends patiemment qu’elle me pardonne, parce qu’au fond on ne peut pas se passer l’une de l’autre… J’ai tendance à me moquer des gens que j’apprécie, par taquinerie. C’est une façon détournée de leur montrer mon intérêt mais ce n’est pas toujours bien pris par la personne visée. Pourtant dans ma famille c’est un mode de communication institutionnalisé, ça remplace l’expression des sentiments, de l’affection, de l’amour, c’est la réponse à toutes les discussions qui expriment de l’émotion, quelle qu’elle soit. Chez nous, la raison écrase les émotions.

En cinquième, on part toutes les deux en train à Cologne chez nos correspondantes allemandes. On découvre les saucisses au petit-déjeuner, la langue et la liberté de déambuler au gré de nos envies dans les rues d’une ville inconnue.

Puis Caro perd ses grands-parents, et mon grand-père meurt à son tour. On affronte les épreuves à deux, on se soutient comme on peut. Les parents de Caro divorcent, les miens s’engueulent tellement que je souhaite parfois qu’ils se séparent pour ne plus entendre les cris de ma mère dont l’écho se perd dans les silences pesants de mon père.

On grandit. Après d’intenses séances de coaching et de formation au b.a.-ba du roulage de pelle, Caro ose enfin embrasser un garçon. Je suis en avance sur ce coup là et elle bénéficie de toute mon expertise en la matière. Mais l’élève dépasse bientôt le maître et à la fin du collège, elle en sait beaucoup plus que moi sur la réalité des préliminaires, l’art d’enfiler un préservatif ou les diverses méthodes de prévention de l’éjaculation précoce. Le souci, c’est que tout ça elle le fait forcément sans moi, alors je deviens jalouse de ses petits copains qui prennent de plus en plus de place à ses côtés…

Je me rabats sur un groupe d’amis que j’aime bien, on joue à la belote à la récré et on fait des tours de moto le weekend… ça m’occupe et je me sens moins seule, mais ce n’est pas pareil. Il y a Chris bien sûr, mais on ne se parle plus depuis qu’on s’est séparés en Sixième et je n’ose pas l’approcher, j’aurais trop honte de me faire rejeter. Pour ne rien arranger, il traine souvent avec la bande des petits caïds, ceux qui mettent la main au cul des filles qui n’ont rien demandé, insultent celles qu’ils trouvent trop libérées et traitent mon pote Simon de pédé. Le weekend on les voit squatter le mur en pierre devant le lycée, ils fument, boivent des bières et crachent par terre pendant des heures, une façon comme une autre de marquer leur territoire… Individuellement, ils ne sont pas méchants, mais l’effet de meute stimule leur virilité mal placée et leur sentiment d’impunité.

Chris est différent, il ne suit pas le mouvement, mais pour mes partenaires de belote ce n’est pas flagrant alors forcément, ils ne l’apprécient pas vraiment.

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