51. Alice

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J’ai neuf ans, mon père me réveille en pleine nuit, visiblement contrarié :

— Mais c’est pas possible ! T’entends rien ou quoi ?

— Hein ?

J’émerge du sommeil profond dans lequel j’étais plongée et je prends conscience du bruit assourdissant qui résonne dans ma chambre :

— Tutututut ! Tutututut !

Ensuite, je sens le liquide chaud qui commence déjà à refroidir. Et merde. Je réalise que je suis dans mon lit alors que quelques secondes plus tôt, je rêvais que je me soulageais avec bonheur aux toilettes. Mon père gronde :

— Oh mais c’est pas vrai, ton lit est trempé !

— Oh non… Je suis désolée.

J’ai terriblement honte, je m’en veux de le décevoir, encore. Mes parents m’ont bien fait comprendre qu’ils en avaient assez d’acheter des couches et de changer mes draps. Comme si ça changeait quoi que ce soit. Ils ont beau m’interdire de boire le soir, m’engueuler, m’humilier, rien n’y fait. En désespoir de cause, ils ont acheté le « pipi-stop », une sorte de protège-slip en tissu raccordé par un fil électrique à un boitier qui est censé sonner dès la première goutte pour me réveiller. Le problème, c’est que l’alarme ne réveille que mon père qui dort de l’autre côté du couloir. Le temps qu’il arrive, c’est trop tard. Au bout d’une semaine d’expérimentation, il faut se rendre à l’évidence : c’est un échec. Je vais devoir remettre des couches, même si elles me serrent et laissent de grosses marques rouges sur mes hanches parce qu’il n’y a pas ma taille au supermarché.

C’est un grand sujet de discussion dans la famille, on s’en étonne, on en plaisante, on plaint mes parents, on se demande si je serai « propre » avant Antoine et les adultes me surnomment « Marie-pissouse » en se moquant de moi. Je déteste ce surnom, je me sens sale quand je l’entends, mais si j’ose dire que ça me dérange on me rétorque que je n’ai qu’à arrêter de pisser au lit. Ils pensent que c’est une question de volonté, ils disent qu’à mon âge, franchement, je pourrais faire un effort… C’est de ma faute si je ne suis pas capable de me contrôler dans mon sommeil, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même si je me réveille dans mon urine froide en plein milieu de la nuit, et il ne tient qu’à moi de me libérer de ce secret honteux qui m’oblige à inventer de fausses excuses pour refuser les invitations à dormir chez mes copines quand j’en meurs d’envie.

Je me sens anormale et coupable d’un dysfonctionnement qui me dépasse totalement. Je me demande si ça va s’arrêter un jour ou si je serai toujours comme ça. Je me dis que je ne pourrai jamais dormir avec quelqu’un, que je finirai seule. Pourquoi les autres y arrivent et pas moi ? J’en ai encore pour deux longues années d’angoisses et j’ai beau m’assoiffer, essayer de prier dans mon lit le soir pour me réveiller au sec le lendemain matin, ça ne change absolument rien.

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