43. Alice

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J’ai sept ans, mon père décroche son premier poste de directeur de collège pour l’Education nationale et met un terme à sa carrière de prof de français. Ma mère est enceinte d’Antoine quand on quitte la grande maison de Tulle pour emménager dans le petit appartement de fonction du collège de Pré-en-Pail, un village de Mayenne perdu dans la campagne. Je dis adieu au noisetier de notre ancienne cour et à l’escalier en pierre qui monte jusqu’au potager où poussent les fraisiers de mon père.

Mon jardin s’est transformé en une immense cour de récré, occupée la moitié du temps par une foule d’ados qui roulent des mécaniques en snobant le reste du monde. Je les observe par la fenêtre de la cuisine quand je rentre manger le midi, la plupart marchent par petits groupes en faisant des tours de cour, comme des prisonniers. Le soir et le weekend, le champ est libre pour profiter de la table de ping-pong, du terrain de basket, de la pelouse et des nombreux arbres qui font presque oublier la laideur des bâtiments. Il y a une drôle de sculpture bleue au milieu de l’herbe, une sorte de sphère biscornue, c’est assez moche mais en faisant la courte échelle on peut grimper dessus.

J’adore grimper, surtout aux arbres. Quand je vois un arbre assez gros, je regarde d’abord en bas, pour voir si peux atteindre les premières branches. Puis je regarde en haut, pour évaluer jusqu’où je peux monter. Je m’approche de l’arbre, je caresse son tronc et j’en fais le tour pour trouver la meilleur prise : une branche solide, une aspérité du tronc ou une écorce rugueuse où poser les mains. Quand je me lance, je n’hésite pas, mon corps agile se hisse à la force de mes bras, de petites branches s’accrochent parfois dans mon t-shirt ou mes cheveux mais l’effort en vaut la peine. La première branche est toujours la plus dure, après il suffit d’avancer méthodiquement. Je monte prudemment, assurant chacune de mes prises, évitant soigneusement les branches fluettes ou malades. Quand elles deviennent trop fragiles, j’arrête mon ascension et je cherche une fourche où me poser. Puis j’écarte les feuilles pour observer le paysage, les oiseaux qui passent et le ciel infini au-dessus de moi. Je rêve de trouver un arbre assez grand pour toucher le ciel, puis je me demande à partir de quelle hauteur commence le ciel et comment on peut savoir qu’on le touche puisque c’est de l’air… et je finis par me demander si je ne suis pas déjà dans le ciel en étant sur terre. Je me pose ces questions et j’y réponds à haute voix, en conciliabule avec moi-même, je dialogue dans ma tête pour tenter de comprendre un monde qui s’avère de plus en plus complexe en grandissant, ce qui le rend d’autant plus intriguant.

Mon arbre préféré c’est le saule pleureur. Pas pour grimper dessus, non, simplement pour son nom, deux mots qui sonnent comme un poème. C’est l’histoire d’un destin tragique, d’un chagrin inconsolable qui se cache derrière un voile de branches légères frémissant au moindre souffle de vent… Il y en a un grand dans le collège où j’habite. Il est beau et majestueux, il prend la pose comme un acteur. Selon la météo il évoque tantôt la détresse, la résignation ou la sérénité, c’est un caïd au cœur sensible. Il y en a un autre dans le petit parc près de chez nous. Son air mélancolique me touche particulièrement. Il a l’air abandonné, personne ne se soucie de lui parce qu’il est tout petit, coincé entre deux conifères épais qui n’en ont rien à faire. J’aime me cacher derrière son rideau de feuilles qui tombe jusqu’au sol. Je m’assois au pied du tronc et on se tient compagnie. Personne ne sait que nous sommes là. Comme il est à ma taille, je me sens en confiance avec lui. Des fois je viens là juste pour lui parler en rentrant de l’école, on est bien tous les deux, on regarde le monde derrière un rideau de feuilles, si légères qu’elles s’agitent en chuchotant.

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