42. Alice

2 minutes de lecture

Je me revois toujours à six ans, en visite à Paris pour la première fois de ma vie. Je trottine dans une grande avenue en suivant les genoux de mon père. Il marche vite en me tenant par le poignet pour ne pas me perdre entre les passants.

En passant près d’un échafaudage, j’aperçois deux enfants et leur mère, assis par terre sous une planche en fer. Je deviens soudainement très triste. Je voudrais ralentir pour mieux les regarder mais mon père tire sur mon bras pour me faire traverser la route. Il est pressé, il a des papiers à faire signer.

On continue d’avancer et on passe devant un homme au visage parcheminé, gribouillé de poils argentés. Il est assis en tailleur sur un carton déplié.

Je me dégage de la main de mon père pour sortir une petite bourse en cuir brun de ma poche. Elle déborde de pièces jaunes comme de l’or parce que j’ai vidé ma tirelire avant de partir.

On m’a expliqué que les gens qui s’assoient sur les trottoirs n’ont pas de maison parce qu’ils n’ont pas d’argent. Je sais aussi que plus il y a de maisons dans une ville, plus il y a de gens assis sur les trottoirs, mais je n’ai pas très bien compris pourquoi. Je me dis que j’ai déjà une maison et que j’ai plein de pièces aussi. Alors je voudrais donner un peu d’argent à ceux qui n’ont rien, qu’ils puissent s’acheter une chaise au moins.

Je décide de commencer fort en sortant une pièce de vingt centimes. L’homme lève la tête, prend la pièce et me sourit. Je me tourne vers mon père qui s’impatiente en retrait. Son agacement me surprend car j’attendais un minimum d’approbation de sa part, mais je suis nettement moins triste tout à coup. Alors je continue… À coups de dix ou vingt centimes, toute la cagnotte y passe. C’est tellement simple de faire plaisir ! me dis-je en gambadant de plaisir… Le cœur libéré d’une enclume, je me sens légère comme une plume.

Un jeune homme pose derrière une pancarte où il est écrit « J’ai faim » en lettres capitales. Ça tombe bien, il me reste dix centimes ! Je pose gaiement ma dernière pièce dans la main qu’il me tend. Il la contemple d’un air déçu, puis jette la pièce avec dédain. Je n’ai jamais senti autant de mépris dans un regard… Je rougis et trébuche, bouleversée et confuse. Je ne comprends pas ce qu’il vient de se passer.

En me contemplant de là-haut, je ne peux m’empêcher d’être désolée par ma généreuse maladresse, j’aimerais consoler la petite fille que j’ai été… Mais l’approbation silencieuse de mon âme-guide me rassure quand je capte les délicieuses vibrations qu’elle m’adresse.

— Tu as fait du bon travail.

Je suis submergée par une déferlante d’ondes de joie qui célèbrent l’amour. Je suis incapable de les distinguer car elles se fondent et m’enveloppent dans une couette extra-moelleuse de douceur à l’état pur. Je n’en crois pas mes sens… Ce sont les autres âmes qui m’ovationnent ! Je suis flattée, c’est très sympa, mais… j’ai quand même fait mieux que ça !

Mon guide intervient de sa voix tranquille, éclipsant d’un même coup les protestations de ma fierté mal placée et les ardeurs de la foule en délire.

— Tu as donné sans rien attendre en retour, c’est là le sens du véritable amour.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Annabelle Dorio ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0