30. Alice

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J’ai une enfance heureuse dans l’ensemble. Je suis souvent livrée à moi-même mais je suis une petite fille joyeuse, curieuse et un peu rêveuse. Ariane et Adrien sont trop vieux pour vouloir jouer avec moi, mon père passe le plus clair de son temps libre enfermé dans son bureau ou à bêcher dans le jardin tandis que ma mère cuisine, repasse, astique et nettoie la maison entre ses tournées d’infirmière.

L’ennui fait partie de mon quotidien, alors pour tromper ma solitude je m’invente un monde intérieur et je papote avec mon ami imaginaire. Il se manifeste généralement dans les toilettes du rez-de-chaussée, je m’enferme dans la petite pièce sombre et me lance dans d’intenses conciliabules pendant lesquels je lui expose mes problèmes et les questions qui tournent dans ma tête. Il n’est pas toujours d’accord avec moi mais il ne me juge pas. Ensemble on s’entraide, on essaie de comprendre la vie, le monde, les gens, les étoiles et les fourmis… J’ai envie de tout apprendre et je ne doute pas qu’un jour je saurai tout ce qu’il y a à savoir. J’ai hâte de grandir pour être adulte. Les adultes ont l’air de tout connaître sur le monde, ils ne posent pas beaucoup de questions et ont toujours réponse à tout. D’ailleurs ils ne vont plus à l’école, la preuve qu’ils n’ont plus rien à apprendre…

Ce qui m’intrigue, c’est les vieux qui disent qu’ils regrettent le temps où ils étaient enfant. Je ne vois vraiment pas ce qu’il y a d’enviable à être un enfant. On ne choisit pas sa vie, les adultes décident de tout : ce qui est bien ou mal, ce qu’il faut manger, où on peut aller, quand on doit dormir… Moi je rêve d’être adulte pour faire des nuits blanches, dormir à la belle étoile, parcourir le monde et avoir un chat.

Quand on me demande ce que je voudrais faire plus tard, je réponds « gendarmette » pour sauver les innocents et attraper les méchants. J’aime bien ce mot qui claque comme un drapeau dans le vent… gendarmette ! ça a l’air chouette. En réalité, je préfère les pompiers mais je me suis fait une raison en constatant la triste réalité : les pompières, ça n’existe pas. Un pompier ça porte une moustache, comme mon pompier en Lego qui s’appelle Christophe. Christophe c’est mon héros, mon prince charmant, dans ma tête il est toujours gentil et courageux. C’est pas comme les Barbies de ma sœur, ces deux pimbêches au regard vide…

Les voitures et les puzzles, ça c’est rigolo. Mon puzzle préféré, c’est la photo d’un agneau avec sa maman. C’est pas évident à faire, il y a un bout de ciel bleu, toutes les teintes du blanc et l’herbe verte tout autour, mais ça vaut le coup de passer deux heures à moitié allongée sur le parquet ciré du salon. Quand j’ai posé la dernière pièce, je me redresse pour admirer le tableau. Chaque fois, je suis frappée par la tendresse et la sérénité qui se dégage de l’ensemble : la nature, l’herbe grasse et le regard confiant de l’agneau à côté de sa mère. J’aimerais les rencontrer…

Aussitôt pensé, aussitôt fait, je me retrouve au beau milieu d’un troupeau de mouton. On est en Irlande, je flotte au-dessus d’un pré et de longs nuages blancs trainent dans le ciel bleu. Je me retrouve nez-à-nez avec mon agneau qui trottine dans l’herbe grasse sur de courtes jambes grêles. Il se dirige vers sa mère qui mâchouille une fleur de trèfle près de la clôture. Sans hésitation, il plonge la tête sous le ventre de la brebis et gobe avec avidité la première mamelle qui se présente à lui. La mère se laisse faire, impassible. Il ferme les yeux de délice quand les premières gouttes de lait chaud coulent dans sa gorge. Il sent l’odeur de sa mère et la chaleur de son corps contre le sien, il est en confiance et il m’apparaît clairement que je suis témoin d’un authentique moment de bonheur ovin.

Quand il fait beau le weekend, on va se promener avec Ariane, Adrien et mes parents. Au printemps on va cueillir des pissenlits dans les champs, en été c’est les mûres aux bords des sentiers, et l’automne c’est les châtaignes ou les champignons. Ce que je préfère, c’est l’odeur de la forêt quand on va cueillir des cèpes et des girolles. Les rayons du soleil transpercent la canopée par petites touches qui viennent illuminer les feuilles tombées. C’est tellement beau les arbres en liberté, si grands, si vieux, si nombreux que je me sens minuscule parmi eux. Je cherche du regard leurs yeux, leur bouche et leurs oreilles, j’aimerais qu’ils me parlent, qu’ils m’apprennent tout ce qu’ils savent du monde et de la vie.

Mon père marche cinquante mètres devant, il trace la route à grandes enjambées et s’arrête de temps à autres pour nous montrer une trouvaille : une boule de gui, un orvet ou une fistuline, ce gros champignon rouge qui pousse sur les chênes, excellent en carpaccio… Il aime partager son savoir, c’est son côté prof. Ma mère reste avec nous derrière, on rigole, on fait des blagues, on chante du Joe Dassin en fouillant sous les feuilles mortes pour débusquer un champignon, et le midi on pique-nique dans le sous-bois. On s’assoit sur une souche d’arbre et on mange des sandwichs au jambon avec un œuf dur, une tomate et une pomme.

Ariane veut faire pipi, ça tombe bien, moi aussi. Devant mon pied, une grosse limace orange avance d’un train de sénateur entre les feuilles mortes. Sans hésitation, on se soulage chacune notre tour sur la limace qui bave et se tord de détresse au milieu des rires, piégée sous les flots impétueux de la cruauté humaine.

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