22. Alice

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Mon corps commence à couler. Je le suis sans effort et observe, impuissante, mes vêtements gorgés d’eau vers le fond l’attirer. Je distingue parfaitement mon visage inanimé en dépit de l’obscurité. J’ai du mal à comprendre… quand je réalise que je vois à trois-cent-soixante degrés ! C’est à la fois merveilleux et naturel, j’ai le sentiment de recouvrer une faculté un instant oubliée.

Je flotte dans l’atmosphère et regarde mon corps moribond onduler au rythme des vagues. Je ne ressens ni douleur ni peine, ni tourment ni haine… je suis stupéfaite d’être aussi sereine. Les secours ne sont pas là, cependant je sais qu’ils arrivent. Le temps d’y penser et ma conscience est dédoublée. Je vois déjà le camion rutilant des pompiers, d’un rouge tellement vibrant qu’il en parait vivant. Je visualise l’énergie qui circule, les fluides qui ballottent, les rouages qui tournent et les pneus qui dévorent le bitume. Les détails sont d’une précision atomique et je réalise soudain que je comprends l’ensemble des phénomènes physiques et des interactions mécaniques. Ma vision est décuplée, illimitée, tout est limpide, clair et logique. Ce que j’ai toujours su me revient à présent, c’est évident… c’est comme redécouvrir des dossiers archivés depuis longtemps.

Les pompiers sont encore loin et en même temps ils sont déjà là, le temps et l’espace n’ont plus d’influence sur moi. Je les observe de très haut, bien au-dessus des toits… Je survole Paris, insensible aux gouttes de pluie qui tombent à travers moi et en même temps, je suis si proche d’eux que je ressens les émotions qui les traversent, je sais les rêves qui les bercent et les sentiments qu’ils partagent. Je connais leur nature, leurs vices et leurs faiblesses, leurs croyances et leurs peines, les espoirs qu’ils entretiennent. Je sens ces femmes et ces hommes angoissés par la mort mais aussi concentrés, déterminés. J’éprouve un élan de compassion et d’amour infini pour leurs âmes écorchées. J’ai envie de leur dire que tout va bien se passer, qu’ils n’ont pas à s’inquiéter… J’ai la conviction qu’ils vont me sauver.

Je pense alors à Chris. Il va paniquer si je ne rentre pas… Je me retrouve instantanément au dessus d’un canapé défoncé que j’identifie sans ambages. Chris y est posé, ses pupilles dilatées concentrées sur chaque virage, ses phalanges nerveusement agitées de spasmes contrôlés. Je lui touche l’épaule pour attirer son attention mais il ne réagit pas, tandis que ma main passe à travers son bras. Je crie : « Chris ! » mais il n’entend pas.

Je suis entre lui et l’écran maintenant, mais il reste concentré sur l’Audi TT métallisée qu’il dirige d’un regard assuré. Je sens néanmoins une tension profonde, ainsi qu’une nervosité croissante exsuder de tout son être. Cette noirceur s’étend, se répand dans toute la pièce qui en est saturée. Il jette un œil sur son portable et je peux suivre le cheminement de ses pensées. Elles oscillent entre l’inquiétude, l’agacement, l’impatience et la crainte. L’Audi manque un virage serré, plane un peu puis échoue dans un ravin grossièrement pixélisé. La frustration laisse place à l’énervement, Chris maltraite la manette de ses pouces rageurs. J’ai envie de l’apaiser, de le rassurer… J’essaie à tout prix d’attirer son attention mais c’est impossible, je suis détachée du monde.

Il faut que je retourne dans mon corps ! À peine cette pensée m’a-t-elle traversée, qu’une voix très nette objecte dans ma tête :

— Non, tu dois attendre. Tu vas mourir si tu retournes maintenant.

— Mais… ne vais-je pas mourir si je reste là ?

— Non, ne t’inquiète pas. Attends. Je t’indiquerai quand ce sera le moment.

Il m’apparaît très clairement que la voix qui me parle est moi. Un moi amplifié. Un moi omniscient. Un moi bien au-delà du moi car je suis à la fois l’atome et l’infini, la matière et le vide, l’espace et le temps… Sans limites ni frontières, sans conflits ni entraves, je suis tout ce qui fut, est et sera.

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