19. Chris

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Un homme sort finalement d’une pièce aux vitres striées de volets gris vénitien, il doit avoir la quarantaine. Son visage terne respire l’ennui sous les reflets des néons qui glissent sur son crâne. Je me sens de plus en plus tendu à mesure qu’il approche :

— Bonsoir, veuillez me suivre s’il vous plait.

Je n’aime pas le ton distant de sa voix monocorde. Je pressens déjà que cet homme ne fera rien pour moi.

Nous nous retrouvons face à face. Lui, assis derrière un bureau ; moi, sur une chaise en plastique ; l’ordinateur entre nous me tourne le dos. Il double-clique frénétiquement sur sa souris, je crois qu’il essaie d’ouvrir un formulaire. Il finit par se tourner vers moi :

— Avant de commencer, je vais vous demander de décliner votre état civil.

Il a l’air blasé, tout recourbé sur son siège. Ses deux index en extension au dessus du clavier signalent qu’ils sont prêts à taper. Comme je ne réagis pas, il enchaîne sur un ton teinté d’irritation :

— Nom. Prénom. Adresse. Date et lieu de naissance. Nationalité. Profession. Situation matrimoniale.

Je réponds le plus rapidement possible pour pouvoir passer à autre chose. Je n’essaie même pas de faire bonne figure en m’inventant une profession. Je fais abstraction du soupir qui suspend un instant le numéro de claquettes de ses deux doigts actifs avant qu’ils ne frappent « sans emploi » de leur rythme saccadé. Je profite de la dernière question pour débiter d’une traite :

— Je ne suis ni marié ni pacsé mais ma copine a disparu, c’est pour elle que je suis là.

— Très bien, dit-il en ouvrant un nouveau formulaire. Je vais avoir besoin de l’état civil de la personne.

Je n’aime pas son ton académique et impersonnel, je réprime une soudaine envie de lui cracher à la gueule. Mais le temps presse, je m’exécute. Il poursuit, déroulant son questionnaire :

— A votre connaissance, la personne suit-elle un traitement médical ?

— Non, et j’en suis sûr. Ça fait dix ans qu’on est ensemble, ajouté-je pour le défier d’en douter.

— D’accord. Vous avez remarqué des changements dans son attitude ?

— Non. De quoi vous parlez ?

— Est-ce que vous avez remarqué quelque chose d’anormal dans son comportement ou dans les propos qu’elle tenait dernièrement ? Est-ce que vous pensez qu’elle pourrait avoir des intentions suicidaires par exemple ?

— Non. Bien sûr que non. Elle revenait de vacances. On ne s’est pas vu depuis dix jours et elle était pressée de rentrer, c’est tout.

— Vous vous êtes quittés en bons termes, la dernière fois que vous vous êtes vus ?

Je le fusille du regard. Qu’est-ce qu’il sous-entend ? Petit flic de merde. Je me retiens de l’insulter. J’ai la gorge nouée en répondant :

— Oui.

Il a baissé les yeux, le bougre. Il continue de taper comme un demeuré sur son formulaire.

— Bien. Racontez-moi rapidement ce qu’il s’est passé, en commençant par le début.

— Elle revenait de chez ses parents. Son train est parti vers 18h40 de la Roche-Sur-Yon et est arrivé à Montparnasse à 21h50. Elle aurait dû être rentrée à vingt-trois heures au plus tard, mais je n’ai pas de nouvelle d’elle depuis le SMS qu’elle m’a envoyé dans le train.

Il note mot pour mot ce que je lui dicte, et je dois répéter une à une mes phrases qu’il n’en finit pas d’écrire. Il relève enfin la tête :

— Donc, si je comprends bien, arrêtez-moi si je me trompe… Vous êtes là parce que votre copine a deux heures de retard, c’est bien ça ?

Il se fout de ma gueule ou je rêve ? Je parviens à grand peine à garder mon sang-froid mais je tente le tout pour le tout :

— Oui, si vous voulez. Mais elle devait me prévenir en arrivant à Paris donc ça fait trois heures que j’ai pas eu de nouvelle. Vous vous rendez compte qu’elle est toute seule dans Paris la nuit, qu’elle a eu le temps de se faire violer dix fois depuis que je suis arrivé ici, et que s’il lui arrive quelque chose ce sera de votre faute ?

Je réalise que ma voix a subitement pris beaucoup trop de place dans cette pièce beaucoup trop petite.

— Bon, ça va, calmez-vous monsieur s’il-vous-plait, ça ne sert à rien de s’énerver. Quel moyen de transport avait-elle prévu d’emprunter pour faire le trajet entre la gare et votre domicile ?

— Le métro. Ou un Uber peut-être. Je lui avais conseillé de prendre un Uber mais elle voulait prendre le métro.

Il prend note et ajoute :

— C’était un motif de dispute entre vous ?

Je ne prends pas la peine de répondre, il croise mon regard et se reprend de lui même :

— Bon, passons. Est-ce qu’on est sûr qu’elle est bien arrivée à Paris au moins ? A quelle heure avez-vous reçu son dernier SMS ?

Il en a pas marre de ses questions à la con ? Puisque je lui dis que le train est arrivé ! Je tire quand même mon portable de ma poche.

— Attendez, je regarde… 18h58. Donc le train était déjà parti de la Roche-Sur-Yon.

— Comment êtes-vous sûr qu’elle a bien pris ce train ?

— Mais parce qu’elle me l’a dit dans son SMS !

Je commence réellement à perdre patience, faut que je me barre d’ici. Où veut-il en venir à la fin ? Il me rétorque d’un ton sec :

— On peut faire dire beaucoup de choses aux SMS monsieur vous savez. Avez-vous une preuve, un témoin qui l’a accompagnée au train ?

Son insinuation me déstabilise. Il a réussi à ajouter une surcouche de doute et de colère dans mon esprit en perdition. Ne peut-il pas lancer un avis de recherche plutôt que de me faire subir cette torture ? Je n’ai même pas envisagé l’idée d’appeler les parents d’Alice. Elle disait qu’elle était dans le train, qu’elle pensait à moi et qu’elle avait hâte de me retrouver… Son message était trop personnel pour être faux. Impliquer ses parents maintenant ne ferait que retarder les recherches. Je décide de bluffer :

— Oui, j’ai appelé ses parents tout à l’heure. Son père l’a conduite en voiture à la gare et l’a accompagnée jusqu’au train. Il a attendu que le train parte pour quitter le quai.

Scénario improbable connaissant son père mais crédible pour le commun des mortels. Le flic prend note d’un air convaincu.

— Nous aurions besoin de photographies récentes de la personne. Vous en avez sur vous ?

Cette question m’achève. Je n’y ai pas du tout pensé. Je me sens soudain très énervé contre moi-même. Comment ai-je pu être aussi con ? En plus, c’est Alice qui conserve toutes nos photos sur son ordinateur. Les seules photos que j’ai d’elle datent d’il y a au moins huit ans... Comme je ne réponds rien, il ajoute sur un ton condescendant :

— Si vous n’avez pas amené de photo, vous pouvez retourner chez vous en chercher et revenir après, je passe la nuit ici. Avant de partir, vous pouvez quand même me la décrire rapidement ? On ne sait jamais… Comme elle est majeure on ne pourra pas lancer de vraies recherches avant quarante-huit heures, mais vous pouvez déjà en parler aux parents pour qu’ils fassent la demande si la disparition devient inquiétante. En attendant, on peut toujours transmettre son signalement au Samu pour voir si elle a pas été hospitalisée. Et il faudra nous tenir au courant si vous la retrouvez hein, qu’on la cherche pas pour rien !

Je suis abasourdi. L’image d’Alice ne me quitte plus, j’éprouve de la honte en la confiant à cet homme qui ne la mérite pas.

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