14. Alice

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J’embrasse rapidement ma mère avant de monter dans la voiture. Une chose est sûre, je ne reviendrai pas de sitôt. Le coup porté par la déception que je ressens à l’égard de mes parents charcute une plaie béante, jamais cicatrisée à force d’être triturée. Je n’arrive plus à encaisser. L’odeur de la voiture me donne envie de gerber. Mon père est assis au volant, immuable, le cou dressé comme un héron, il démarre et passe la première sans mot dire.

Je regarde le paysage défiler à travers la fenêtre. Une forte impression de déjà-vu me ramène à mon enfance : les heures, les journées entières passées dans le silence à l’arrière d’une voiture, quand on partait en voyage. On traçait la route toute la journée, pour ne manquer aucun site, aucune église, aucune grotte de ce satané Routard. Mon père prenait trois photos et on repartait ailleurs. Il décidait parfois de s’attarder pour filmer un paysage ou une basilique d’exception, et nous attendions hors-champ, dans un silence religieux, pour ne pas gâcher son œuvre. Comme il m’arrivait parfois de parler ou de rire sur la vidéo, il effaçait en ronchonnant et reprenait son plan. Sa voix estompe soudain l’amertume de mon souvenir :

— Alors, tu retournes au travail demain ?

Après dix jours passés sous le même toit, mon père réalise enfin l’exploit de me questionner sur ma vie. Sans surprise, c’est mon travail qui l’intéresse. Je réponds sans enthousiasme :

— Ouais.

— Ça n’a pas l’air de t’enchanter.

— Pas trop, non… J’en ai marre de ce boulot, j’aime pas ce que je fais et je suis tout le temps crevée. Et puis j’en peux plus de Paris… Je voudrais arrêter mais je peux pas démissionner.

— Ah bon, pourquoi ?

— J’aurai pas le chômage si je démissionne… et j’ai pas envie d’être obligée de faire un autre boulot que j’aime pas juste pour gagner de l’argent. Si j’ai le chômage, ça me laissera le temps de me reposer et de réfléchir sur moi-même pour savoir ce que je veux vraiment faire… Ça fait deux mois que je me bats avec mes patrons pour essayer d’obtenir une rupture conventionnelle mais c’est pas gagné, ils veulent pas me laisser partir.

— Pfff ! C’est ça ton ambition ? Le chômage ? Quelle mentalité vraiment, me jette-t-il d’un air méprisant.

— Bah quoi ? J’ai cotisé pour ça, je vole à personne. Et je veux faire un travail qui me plaise, donc je veux prendre mon temps pour trouver quelque chose qui me corresponde vraiment… Tu peux pas comprendre ça ?

— Si, bien sûr…, dit-il en levant les yeux au ciel. Mais un jour il va falloir que tu comprennes qu’on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut dans la vie.

— Oui je sais, merci pour l’info. Mais t’as pas arrêté de nous répéter qu’il fallait faire de longues études pour avoir plus de choix dans la vie et faire un métier qui nous plaise… Maintenant, je suis diplômée et je sais toujours pas ce que je veux faire. Tout ce que je sais, c’est que j’en peux plus de mon boulot et que Paris me déprime, donc je pense que ça me ferait le plus grand bien de partir ailleurs et de prendre quelques mois pour réfléchir avant de replonger dans un autre travail.

— Pour réfléchir ? Et tu vas réfléchir à quoi ? se moque-t-il d’un air dubitatif.

— A moi ! Et à ce que je veux faire de ma vie ! J’ai besoin de prendre du temps pour moi, pour comprendre qui je suis.

— Humpf.

Il hausse les sourcils et n’ajoute plus rien jusqu’au parking de la gare, son silence parle pour lui.

Comme d’habitude, je suis à la bourre. Le train part dans trois minutes. Ma mère a tenu à me refourguer un pâtisson avant de partir parce que c’est bon pour la santé… J’ai dû refaire mon sac-à-dos au dernier moment et il est plein à craquer. Mon père daigne s’extirper de son siège pour me dire au revoir. On s’embrasse sans se regarder, par convention sans doute. Il commence à se retourner vers la voiture, puis s’arrête tout à coup et me regarde, avant de demander d’une voix presque hésitante :

— Tu… Tu as besoin que je t’accompagne ou ça va aller ?

Qu’est-ce que je peux répondre à ça ? Mon sac n’est pas si lourd mais ça me ferait quand même plaisir si tu pouvais m’accompagner jusqu’au quai et me serrer dans tes bras, juste une fois ? Je n’ai ni le temps, ni l’envie de mendier son affection :

— Non, ça ira. Salut.

Il a l’air soulagé. Il va bientôt retourner planter ses oliviers, bien peinard sur ses hectares.

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