6. Adrien

4 minutes de lecture

Ce matin, en contemplant les pannes qui m’attendent sagement rangées dans un coin du grenier, je sens un petit pincement au ventre. Dubitatif, les muscles encore ankylosés dans le froid du matin, je reconnais une tension familière monter en moi, celle qui vient à chaque fois que je me retrouve face à ces putains d’étapes de chantier, où la tâche à accomplir semble trop disproportionnée ou trop technique pour mes simples moyens.

Il s’agit cette fois de poser l’ossature de mon futur plancher, cinq mètres au dessus de la dalle en béton du rez-de-chaussée. Le tout freestyle, sans moyen de levage et sans filet. Hier, j'ai fini de visser les étriers au mur, il n’y a plus qu’à y emboîter les poutres. Quatre mètre de long et une bonne soixantaine de kilos chacune, à déplacer à la main, le tout en avançant en funambule sur chaque panne que j’aurais précédemment mise en place jusqu’à arriver au bord opposé… Une dernière pensée pour ma femme qui me dit régulièrement de ne pas prendre de risques inutiles, un dernier juron pour la motivation, et j’attaque, sans plus réfléchir à rien d’autre qu’aux mouvements précis à exécuter.

Quatre heures plus tard, debout les bras croisés devant mon ossature finie, je m’émerveille de voir les pannes se succéder, bien alignées, bien de niveau. Ça sent le pin frais et c’est beau tout ce bois jaune. Je suis toujours ému par cet instant, quand on est arrivé au bout d’une grosse tâche, où enfin on peut faire un pas de recul et visualiser dans son ensemble ce sur quoi on travaillait, en le découvrant comme par surprise. A progresser par petit pas et à se concentrer sur les détails jusqu’à la dernière minute, on en perd complètement la vue globale.

C’est ce genre de moment qui me rappelle combien j’aime travailler de mes mains. J’ai besoin de voir concrètement le résultat de mes efforts et de toucher mon ouvrage, pour être certain de la réalité de ce que je fais. Dans le bâtiment, j’ai enfin trouvé ce que j’avais cherché partout en vain : du sens.

J’ai abandonné sans aucun regret mes costumes Hugo Boss et mes souliers Kenzo. Je suis content d’avoir connu les beaux bureaux dans les quartiers chics de Paris, les moquettes épaisses des sièges sociaux, les petits fours et le champagne pour fêter les résultats trimestriels. Mais je sais aussi que le glamour des plus prestigieux métiers en col blanc se double d’une réalité beaucoup moins enviable, où les relations se calculent, le stress est omniprésent et l’utilité des longues heures passées sur des tableaux excel ou des présentations powerpoint est loin d’être évidente. J’avais beau être excessivement bien payé, je n’arrivais pas à trouver cela suffisant pour justifier de vivre une vie où je sentais mon âme s’étioler peu à peu.

Constamment épuisé par une mauvaise fatigue, une tension nerveuse qui ne se dissipait jamais tout à fait, je rentrais du boulot la boule au ventre, anticipant sans cesse la frénésie du lendemain. Je faisais des insomnies et je me réveillais fatigué. Désabusé devant la glace de la salle de bains, je voyais chaque matin mon corps dépérir. Il avait besoin de mouvement et d’oxygène, et je passais mes journées recroquevillé sur mon ordinateur à m’étouffer à petit feu.

Ce n’était plus possible.

Désormais, je ne rentre plus à la maison en taxi mais à bord d’un vieil utilitaire blanc. Quand je coupe le moteur et que je mets le pied à terre, le corps endolori, collant de transpiration et souvent couvert de poussière, il m’arrive souvent de rester un instant immobile avant de claquer la portière, transi par une bouffée de gratitude. La lumière du salon filtre à travers les volets et éclaire délicatement la terrasse de l’entrée avec la promesse douillette de la chaleur familiale. Dans mon dos, je sens la présence maternelle du Parmelan, dont le front rocheux domine superbement la vallée qui nous sépare. Je ne peux m’empêcher de tourner mon regard vers cette falaise de granit qui m’encourage silencieusement à l’imiter, à me dresser avec fierté et à faire face à tous les vents contraires.

Quand je pousse la porte d’entrée, ma femme vient m’accueillir, avec un mélange de tendresse et de réprobation. Elle est déjà en pyjama et me sermonne doucement sur le fait que je ne devrais pas travailler jusque si tard. Elle me fait un rapide compte rendu de la journée des petites, qui sont déjà couchées depuis quelques heures. Elle va faire pareil, il y a de quoi manger sur la table de la cuisine. Alors, machinalement, je me dirige d’abord vers la douche. Je pourrais passer des heures sous l’eau chaude qui me tombe à gros bouillons sur les épaules. Les muscles se détendent et la fatigue se fond en une douce torpeur. Rincé de ma crasse et de tous mes soucis, je passe ensuite dans la cuisine. Mon assiette m’y attend avec les restes du dîner. Mon ventre réclame à manger, tout mon corps me crie de le nourrir. A ce moment là, même une assiette de pâtes avec du fromage devient un festin. A chaque bouchée engloutie, je sens que l’énergie revient un peu.

Mon repas fini, je traverse silencieusement l’obscurité du salon pour regagner notre chambre. Dans la pénombre, je distingue la silhouette de ma femme, mollement allongée de son côté du lit. Je m’approche alors doucement et comme souvent, ses paupières s’entrouvrent et un sourire découvre légèrement l’émail de ses dents. Une nouvelle vitalité me remplit soudain et nous faisons l’amour dans un roulé boulé de couette et d’oreillers. Ivre de fatigue, grisé par l’écho affaibli des pulsations érotiques, je tombe enfin dans un profond sommeil. Dire que depuis tant d’années, j’avais oublié que l’on pouvait aussi bien dormir.

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