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Les colonies martiennes, courtisées à l’origine pour leurs minerais et terres rares, ont récemment développé une nouvelle forme de richesse, totalement inattendue, résultat inespéré d’une terraformation en phase d’accélération. En dépit de conditions d’existence extrêmes, l’apparition d’une espèce animale évoluée, née dans l’aquifère de la région du Vastitas Borealis, a défrayé la chronique, avant de susciter les plus hautes convoitises, surtout des Terriens. Au point que le gouvernement colonial a été contraint de protéger son joyau : la truite de l’aquifère, aussi nommée « truite adamantine borealis ». Au-delà de qualités gustatives surprenantes pour qui sait le préparer, ce poisson vierge de tout polluant possède des propriétés nutritives jugées extraordinaires par l’Académie des Sciences. Ainsi, sa chair est réputée balsamique et ses œufs présentent toutes les caractéristiques d’un puissant aphrodisiaque. De ce fait, la truite de l’aquifère est devenue une denrée recherchée et, malgré elle, un symbole de l’émancipation martienne. En effet, c’est en réaction aux concessions de pêche consenties par le gouvernement fédéral qu’ont été promulguées les « déclarations d’autonomie du Vastitas », premier signe des velléités indépendantes des régions coloniales.

Extrait de la préface du Guide M&M des meilleures tables du système solaire, édition martienne révisée – année 2235.


Environ quatre-vingts millions de kilomètres. Plus de trois mois de voyage. Un trajet déprimant, confiné dans un réduit plombé, à vivre connecté à la matrice pour oublier le vide sidéral autour de lui. Antoine Septime n’en pouvait plus. Pire, la cantine de bord du transplanétaire Magellan était digne d’un food-rover lunaire. La médiocrité des rations, autant que la pesanteur artificielle, l’avait maintenu dans un tel état nauséeux qu’il avait craint d’en perdre le goût et l’odorat.

Mais voilà, c’en était fini de ce cauchemar. Il allait enfin pouvoir goûter les mets les plus raffinés de la planète rouge. Et en particulier, la fameuse « salade Olympus à la truite de l’aquifère » du chef Mikail Laïkuz. Un plat érigé en symbole par les autonomistes martiens, dont la recette secrète faisait l’objet des délires les plus fous sur Terre. Les rares gastronautes revenus témoigner de leur expérience gustative parlaient d’un « transport de l’âme », de « vertige culinaire ». Pour un critique gastronomique tel qu’Antoine, redouté des plus grands chefs, cette salade valait bien un voyage à travers les étoiles. Il inaugurerait ainsi les tournées de notation du Guide M&M, avec pour objectif de distribuer les toutes premières étoiles aux établissements martiens. Autant dire que son arrivée était guettée et attendue.

Le nez écrasé contre le hublot, Antoine Septime se tordit le cou pour ne rien perdre du paysage scintillant qui grossissait sous le ventre de la navette de descente.

La voix sirupeuse de l’hôtesse résonna dans les haut-parleurs.

« Mesdames et messieurs, en raison d’un événement indépendant de notre volonté, notre atterrissage, initialement prévu sur l’astroport d’Arsia Mons, aura lieu sur la plateforme militaire fédérale de Xanthe Terra. »

L’annonce souleva un concert d’indignations. Antoine observa avec amertume l’horizon qui basculait tandis que s’éloignait la perspective de ce dîner tant espéré.

Le sifflement des tuyères couvrit les gargouillis de son estomac, fâché de ce contretemps. La navette se posa sans heurt au milieu d’un nuage de poussière.

— Mesdames et messieurs, annonça l’hôtesse. Il est actuellement 18h30 heure locale. La température extérieure est de trente-quatre degrés en dessous de zéro. Nous vous rappelons que la terraformation de mars étant incomplète, il est particulièrement dangereux de sortir à la surface sans équipement adéquat…

Antoine observait le ballet des rampes qui appontaient au ralenti, portées par leurs immenses roues couvertes de régolithe ocre. Indifférent à l’agitation générale, il se demandait quels moyens seraient mis à sa disposition afin de rejoindre Arsia au plus tôt. Quand il releva le nez, l’appareil s’était vidé de ses passagers. L’équipage, regroupé près du sas, lui tournait le dos. Une des hôtesses pleurait dans les bras d’un steward. Il passa en s’excusant et capta malgré lui quelques mots du commandant de bord : « pas de danger pour le moment… protection de la Fédération… orbite sécurisée… ». Inquiétant, mais pas autant que les deux mille kilomètres de désert qui le séparaient du « Gustaformeur », le meilleur restaurant de la planète.

Arrivé dans le hall, une cohue de passagers s’agglutinait en hurlant autour d’un petit groupe d’officiels en tenue de la Marine Fédérale. Un officier vociférait pour se faire entendre :

— Un transport de la Fédération attend ceux qui souhaitent rejoindre Valles Marineris. Les autres passagers…

— M’en branle de Valles Marineris, hurla un petit chauve en brandissant un passeport vert, je suis Américain, laissez-moi passer !

— Où est le gouverneur ? Qu’on appelle le gouverneur Palpatus ! Je suis l’ambassadeur des cinq satellites ! cria un autre.

— Je ne comprends rien. Quelqu’un parle le grec ancien ? s’égosilla un moustachu avec un turban colonial.

À l’écart de la tempête humaine, Antoine se perdait dans la contemplation du désert. Le ciel rosé bleuissait à l’horizon, dégradé dans un crépuscule chatoyant. Un petit verre de Château Yquem 2218 sublimerait l’instant, songea-t-il.

Un nuage de poussière s’éleva d’un cratère lointain, suivi d’un autre, plus près. Un trait lumineux traversa l’atmosphère et disparut derrière un repli de terrain. Pourvu qu’aucun météore ne nous tombe sur la tête. Ce serait le pompon. Une colonne de sable dansa en silence, soufflée par une brise tournoyante. Il se détourna et avisa le voyant des toilettes au-dessus d’un sas. Profitons-en pendant qu’ils sont tous occupés avec la douane.

Passé la porte, il se surprit à admirer la propreté des lieux. Pas un chat. D’habitude, les sanitaires étaient toujours pris d’assaut à la descente des navettes. Ici, il avait même le loisir de sélectionner sa cabine.

La cloison coulissa derrière lui et se verrouilla automatiquement. Une abominable reprise des quatre saisons à l’accordéon électronique peupla l’espace sonore. Il songea que ça faisait un bien fou de ne pas risquer la catastrophe urinaire à cause d’un ralentissement accidentel du système de gravité artificielle. Au moment où cette idée lui traversait l’esprit, une secousse le déséquilibra et il s’effondra dans une bordée de jurons.

Il n’eut pas le temps de nettoyer son pantalon qu’un grondement plongea la cabine dans l’obscurité. Une sirène se mit à hurler en crescendo. Surpris autant qu’énervé, il tâtonna à la recherche de la commande d’ouverture des toilettes. Une pluie d’étincelles répondit à l’activation du bouton de déverrouillage.

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