Chapitre 6

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Elle se lève pour me laisser passer. Je perçois sur son visage une légère moue et je devine qu’elle doit se demander pourquoi j’ose la déranger alors qu’il y a plein de sièges vides. Peut-être que je me fais des idées, mais lorsque ses yeux bleus balayent de long en large le bus, j’ai l’impression qu’elle cherche un meilleur endroit pour s’installer. C’est inévitable, mais elle m’impressionne. Son visage peu expressif me déroute, impossible d’interpréter ce qu’il y a dans sa tête.

Je m’assieds sans prendre la peine de regarder le paysage par la fenêtre. Une légère vibration me fait décoller de mon siège et je me dis que l'état des routes empire au fur et à mesure de notre parcours. Il serait temps de mettre des péages pour garantir un meilleur entretien. J’inclus le sujet dans mon éphémère liste d’éventuels sujets de conversation. Avant cela, je me dois d’être poli. Elle m’a quand même libéré mon ancienne place.

— Merci.

Elle acquiesce en me dévisageant avec une pointe de dédain. Je décide enfin de me présenter pour briser la glace.

— Daniel, enchanté, balbutie-je, perdant toute ma contenance à la vue de son regard étrange.

Elle me donne l’impression de l'avoir offensée. Peut-être qu’elle ne m’a pas compris. Je tente d’articuler lentement et clairement :

— Je-m’ap-pel-le-Da-niel, je répète. Et vous ?

À la vue de son visage, je regrette aussitôt ma démarche.

— Moi quoi ?

— Moi c’est Daniel, je répète en me désignant, puis, je la pointe du doigt et je lui demande à nouveau comment elle s’appelle.

Elle exprime enfin une émotion. Vu comment elle regarde mon index, je dirais qu’elle est offusquée.

— Pourquoi vous voulez savoir mon nom ? lance-t-elle sur un ton que son accent bizarre rend agressif... ou amusant.

— Euh, pour faire connaissance...

— Pourquoi voudrais-je faire connaissance avec vous ?

— Euh, en fait je voulais être poli.

— Vous vous présentez par politesse à chaque personne avec qui vous échangez deux mots ?

Elle me scrute et dans ses yeux je lis « gros menteur ».

— Étrange, je ne vous ai pas vu le faire avec les autres passagers. Est-ce parce que je suis une femme seule ? Vous pensez draguer dans ce bus ?

Perdu, je voudrais devenir tout petit. Elle poursuit sa diatribe. Sa façon de parler en accentuant la première et la dernière syllabe qu'elle prononce me donne une envie irrepréssible de sourire, mais ce serait déplacé.

— Ou tout simplement vous vous ennuyez et vous voulez converser ? Oui, pourquoi pas... Mais expliquez-moi quel est l’intérêt de vous donner mon prénom ? Est-ce que ça change quelque chose ?

De grosses gouttes de transpiration dégoulinent sur mon front. J’aurais dû rester sur l’autre siège. Ou j’aurais dû me taire. Bref, je la comprends, une femme voyageant seule, jeune, blonde et étrangère en plus. Elle doit en avoir marre des gros lourds qui ne cessent de l’approcher. Je ne sais plus que dire.

— Pour mieux vous connaître, je balbutie.

— Et si je n'en ai pas envie ?

— Euh, d'accord. En fait c'est pour savoir à qui je parle...

Seigneur, je m’enfonce !

— Je pourrai vous donner n’importe quel prénom, lance-t-elle sur un ton agréablement pacifique.

— Si vous le voulez...

Je n’ai pas le courage de couper court à ce que je viens d'initier. Malheur ! Elle ne lâche pas l'affaire.

— Est-ce que ça vous est arrivé de discuter avec quelqu’un sans connaître son identité ? poursuit-elle.

— Oui...

— Donc, à quoi bon demander comment je m'appelle ? Ça changerait quelque chose ?

— Non...

Finalement, je baisse le regard et hésite entre contempler le paysage monotone ou me plonger dans mon manuel. Soudain, j'entends un son délicat et éthéré sortir de sa bouche :

— Dorée.

— C’est votre prénom ?

— Ça se pourrait, quelle importance ? Aujourd’hui j’ai décidé de m’appeler Dorée. Ensuite ?

— Euh, vous venez d’où ?

— Vous êtes de la police ? Qu’est-ce qui vous fait croire que je ne suis pas d’ici ?

Au secours, je le mérite. Ça m’apprendra pour la prochaine fois.

— Excusez-moi, mais j’entends un accent...

— Vous aussi vous avez un accent, le savez-vous ? Vous ne parlez pas comme les gens du sud ni ceux du centre, pas même comme les autres passagers...

— Exact...

— Nous voilà à égalité. Vous remarquerez que je ne vous demande pas d’où vous venez.

Puisque je ne comprends pas ce qu’elle essaye de me dire, je tente naïvement de changer de sujet.

— Très joli ! Dorée. Ça signifie quelque chose ?

— Joli ? Franchement, je trouve pas terrible.

— C’est vrai, c’est moche.

— Mais c’est mon vrai prénom...

Je la regarde consterné.

— Mais non ! sourit-elle enfin. Je vous taquine ! Il se peut que je n'aime pas mon vrai prénom et que je m'en sois inventé un. Quelle importance ?

— Tout à fait ! Et ce voyage, il vous plaît ?

— Essentiellement, je suis ici pour me déplacer d’un point A vers un point B, que faut-il trouver de plaisant ?

— C’était une question comme ça, pour papoter... passer le temps.

— Ah ! Pourquoi ne pas le dire directement ? Je vous vois faire tant de détours que ça devient fatigant. Vous m’interrogez, alors que vous avez là un mode d’emploi d’un Reflex Pentax. J’en déduis que la photographie vous intéresse, pourquoi ne pas parler de vos passions ?

— Euh, oui...

— Mais on en discutera après si vous voulez. J'ai l'impression que le chauffeur a perdu son chemin...

— Quoi ?

— Nous ne roulons plus sur la route

Je tourne aussitôt la tête vers la fenêtre. Un chemin de terre et de cailloux s’étale devant nous, longeant la voie ferrée. Étonnement, personne ne semble s’en soucier. Ils sont tous enfermés dans leur propre bulle. Après tout, une route en mauvais état ne doit pas leur paraître inhabituel.

— Je vais en toucher deux mots au chauffeur. Vous permettez ?

Avec un sourire satisfait, elle se lève à nouveau et me laisse passer.

Enfin je vais devenir un héros à ses yeux ! Je le sens, je marque des points.

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