Chapitre 19 : Noël Austral

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A mesure que le Renard filait vers le Sud, l’air se rafraichissait, et même si la journée, les températures étaient encore douces et supportables, elles tombaient fortement sitôt la nuit venue, entourant le cotre d’un halo de givre, et forçant les pirates à se calfeutrer à fond de cale. Les nuits, cependant, étaient de plus en plus courtes, le navire se rapprochant chaque jour un peu plus du pôle. Et la fin d’année, au pôle Sud, était synonyme d’été, et de fonte des glaces, aussi finirent-ils par croiser la route de quelques icebergs, ces mastodontes de glace, arrachés des glaciers de l’Antarctique et dérivant au fil des courants océaniques. Connaissant leur dangerosité pour le frêle esquif que constituait le cotre à côté de ces géants blancs, Surcouf préféra changer de direction et mettre le cap plus à l’Est, vers des eaux plus chaudes et moins dangereuses, et se laisser porter par les quarantièmes rugissants. Quelques jours avant Noël, ils croisèrent la route d’un colossal iceberg, qui dérivait au Sud de leur route. Comme le vent était faible, voire inexistant ce jour-là, ils décidèrent de mettre l’Argonaute à l’eau pour aller explorer le monstre de glace. Andy, Törmund et Amund embarquèrent, ainsi que Wardin et Heuer. A la rame, les cinq hommes rejoignirent rapidement l’iceberg, et s’amarrèrent à une plage de glace recouverte de neige. La plage en question faisait plus d’un kilomètre de diamètre, et le reste de l’îlot flottant s’élevait à plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau de l’océan. La scène en elle-même semblait surréaliste. Perdus au milieu d’un désert aquatique, ils formaient cinq minuscules points noirs sur l’immensité blanche du glacier.

— Bien. Il nous faut emporter avec nous un morceau de cet iceberg, déclara Heuer. Rasteau dit que nos réserves d’eau douces ont été compromises et qu’il nous faut les renouveler. Andy, Törmund, Amund, au travail !

Les deux colosses norvégiens commencèrent à donner de grands coups de hache dans la glace qui les entourait, afin de décrocher la partie de l’iceberg à laquelle était amarré l’Argonaute. De son côté, Wardin s’éloigna de quelques dizaines de mètres, laissant les autres à leur chantier, et fit de grands signes de la main en direction du Renard. Sur le pont, Oscar guettait ce fameux signal. Il alla à l’arrière du navire, fit sortir les oies bernaches de leurs cages, et leur attacha à la patte un petit morceau de papier enroulé sur lui-même. Il flatta ces dernières d’une caresse sur le sommet de la tête, et, évitant les coups de becs affectueux qu’elles tentaient de lui rendre, leur ordonna de rejoindre Wardin. Les trois oies s’envolèrent en direction de l’ornithologue, leurs ailes battant l’air à toute vitesse, à quelques centimètres au-dessus de l’eau.

— Elles sont parties ? demanda Rasteau, voyant les oies s’en aller à tire-d’aile.

— Oui, répondit Oscar, rayonnant de joie. Nous leurs apprenons à envoyer des messages, dit-il ravi.

— Bien, parfait, répondit le cuisinier. Allez, pousse-toi de là.

D’un violent geste du bras, il écarta le jeune garçon de son chemin, et ouvrit la cage des oies, où les jeunes oisons, qui avaient éclos au large du Brésil, attendaient, le cou tendu vers le ciel, qu’on leur donne la becquée. En un mois et demi, les bêtes avaient bien engraissé et étaient maintenant prêtes à être cuisinées, pour le repas de Noel, deux jours plus tard.

— Qu’est-ce que vous faites, s’écria Oscar. Arrêtez tout de suite ! nooon ! laissez-les tranquilles.

Mais c’était peine perdue. Attrapant les quatre oiseaux par le cou, il traversa le pont du Renard et descendit dans sa cuisine, dont il ferma la porte à clef, ignorant Oscar qui tambourinait à la porte, hurlant contre le pirate et le gratifiant de tous les noms. De leur côté, les trois oies bernaches continuaient leur mission, ignorant le destin funeste que venait de subir leur progéniture, et atteignirent bientôt Wardin, dont la main tendue offrait la récompense de trois délicieux vers des sables. Il décrocha le message accroché à la patte de l’une des femelles et le déroula. C’était un morceau de partition d’Oscar, roulé sur lui-même. Il revint ensuite auprès de ses compagnons d’expédition, car les trois bucherons des glaces avaient presque fini de découper l’énorme bloc d’eau douce. Déjà, Andy et Heuer étaient remontés sur le misainier, et commençaient à ramer. Dans un dernier craquement sourd, le bloc se détacha, libérant l’Argonaute et son amarre de l’iceberg. Törmund et Amund rejoignirent leurs places, s’emparèrent de leurs rames, et amorcèrent le chemin du retour. Le poids de la glace toujours accrochée à l’ancre du misainier sembla tout d’abord impossible à mouvoir, et les pirates craignirent de s’épuiser inutilement, mais, une fois lancé à sa vitesse de croisière, le lest opéré par la glace n’était plus aussi conséquent. Les oies, profitant de ce transport gratuit, s’installèrent sur la partie émergée de ce morceau de glacier, et se laissèrent ramener jusqu’au cotre. L’eau croupie des tonneaux fut jetée, et Rasteau fit bouillir de gigantesques casseroles vides pour faire fondre l’énorme glaçon ramené par les pirates.

— Pourquoi ne le garde-t-on pas entier ? demanda Mircea. Il nous suffirait ensuite de le décongeler par petits morceaux en fonction de nos besoins.

— Nous allons en garder, lui répondit Surcouf, mais la glace prend plus de place que l’eau liquide, et nous sommes déjà assez à l’étroit comme cela.

Le garçon ne comprenait pas que Surcouf soit aussi économe sur la place, car, à en juger rapidement, le bloc de glace ramené par l’Argonaute ne mesurait pas plus de deux mètres de diamètre et une trentaine de centimètres de hauteur. Autrement dit, il remplirait 4 barils, soit la moitié des réserves en eau de l’équipage. Mais, lorsque, une fois accroché au palan principal par des crochets vissés dans la glace par Heuer, le bloc de glace fut sorti hors de l’eau, Mircea comprit ce que voulait dire le capitaine. En effet, la partie émergée de l’iceberg n’était pas si imposante, mais elle se prolongeait sous l’eau par un cône de glace de près de neuf mètres de hauteur, et le volume total de la structure représentait près de quarante barils, ce qui était impossible à faire tenir dans la cale.

Une fois leurs réserves d’eau douce et de glace hissées à bord, l’équipage du Renard reprit sa longue traversée de l’Atlantique en direction de l’Est et de la pointe Sud de l’Afrique. Deux jours plus tard, à la veille de Noël, le vent s’arrêta brutalement et la mer, qu’ils avaient jusqu’à présent connue grosse et capricieuse, s’aplatit soudainement pour devenir aussi lisse que si elle était recouverte d’une fine pellicule d’huile. Bien évidemment, il était inutile de hisser les voiles dans cette situation, et le cotre corsaire se retrouva nu, en plein milieu de l’océan Atlantique, surplombé par un ciel sans nuages, et illuminé par le soleil austral. L’occasion était trop belle pour les pirates, qui décidèrent de célébrer Noël comme il se devait, et de faire un festin en l’honneur de la naissance du Messie. Les oies plumées par Rasteau furent fourrées aux pommes, et cuites avec des pommes de terre achetées sur le Marché de Buenos Aires, qui certes avaient germé depuis leur départ, mais n’avaient en rien perdu de leur saveur. Le cuisinier avait ajouté du thym et une épice dont il avait le secret, qu’il avait emportée à bord dans son petit baluchon. Oscar, boudeur, avait d’abord refusé d’être servi, eu égard aux oisons qu’il avait chéris pendant de longues semaines, puis avait finalement accepté en voyant que Wardin n’avait aucun état d’âme à se régaler des mêmes volatiles qu’il avait lui aussi élevés, et face à l’appel de son estomac lorsqu’il sentit le délicieux fumet qu’elles dégageaient. Surcouf fit ouvrir le dernier baril de vin qu’il leur restait, et les joues des pirates se teintèrent bientôt de rose et de rouge. Une fois le vin terminé et le repas avalé, Rasteau sortit un baril de Rhum et sa contrebasse.

— Il faut faire la fête, annonça-il. C’est Noël !

Accompagné d’Oscar, Alizée et Dents-Longues, il commença un air populaire sur lequel les pirates se mirent en rond et commencèrent à danser la branle des lavandières en riant à gorge déployée. La nuit tombait déjà, et les pirates commençaient à tanguer sur leurs jambes quand Andy alla dans la cale et remonta en tenant dans ses larges bras musclés un deuxième baril de rhum. Il proposa alors de faire un concours de bras de fer, où chaque participant mettrait en jeu cinquante Louis d’or de leurs parts dans le trésor volé du galion espagnol. Dents-Longues, les Norvégiens, Rasteau, Wardin, Mériadec et même Skytte se joignirent à lui et Surcouf tira au sort l’ordre des duels. Si la différence de carrure avait été fatale à Mériadec, Dents-Longues et Skytte, éliminés respectivement par Törmund, Rasteau et Andy, Phaïstos avait créé la surprise en éliminant Amund au premier tour, profitant de la suffisance du Norvégien qui avait sous-estimé la puissance du Bonefray. Phaïstos était certes moins grand que le colosse du Nord, mais il avait des muscles saillants et puissants, sur lesquels se dessinaient ses multiples tatouages aux significations aussi étranges que surprenantes. Au deuxième tour, il avait éliminé à son tour le compatriote d’Amund, qui avait juré de venger son ami, et qui, donnant toute son énergie dans une première attaque dévastatrice, s’était exposé à la riposte de Phaïstos, dont le biceps gonflé battait à tout rompre et semblait sur le point d’exploser. L’autre demi-finale entre Andy et Rasteau était tout aussi équilibrée, mais les énormes bras du cuisinier finirent par avoir raison de la résistance vaillante du rameur.

L’heure de la finale était venue. Dans les yeux de Rasteau, on pouvait lire toute la rage qui l’habitait, et toute la haine qu’il vouait à son adversaire en cet instant précis. Phaïstos, lui, avait un regard sombre malgré ses yeux bleu pâle, fermé, et l’ambiance tendue de l’équipage ne semblait avoir aucune prise sur lui. Depuis le départ, il avait été un des membres les plus discrets de l’équipage, faisant son travail quand il le fallait, et obéissant aux ordres qu’on lui donnait, si bien que Surcouf finit par se demander ironiquement s’il ne serait pas plus sage de recruter un équipage entier de muets pour éviter les effusions et contenir les sautes d’humeur de chacun. L’atmosphère autour de la finale était électrique, et s’il y avait quatre cents pièces d’or promises au vainqueur, cela ne représentait qu’une mince partie de l’argent qui était réellement en jeu à cet instant. Les paris sauvages, lancés à la volée entre deux, trois pirates allaient bon train, chacun misant sur son favori, ou encore sur le temps que résisterait le perdant. Oscar et Mircea, eux-mêmes se prirent au jeu, le second choisissant Rasteau tandis que le premier espérait la défaite du cuisinier, en représailles aux oisons assassinés. L’argent n’était pas la seule monnaie d’échange, et certains mirent en jeu des repas, des armes, des tours de garde. Dents-Longues alla même jusqu’à faire à Alizée une proposition des plus indécentes.

— Dis-moi, ma belle ! Je t’arracherais bien le joli corset que tu portes ! Qu’est-ce que tu dirais que je partage ta couche cette nuit si Rasteau venait à gagner ?

Le pirate savait que cette provocation ouverte mettrait la jeune femme en furie. Aussi fut-il des plus surpris lorsqu’elle lui sourit et s’approcha de lui en minaudant. Pour l’occasion, la coquette pirate des voleurs des voiles avait mis une splendide robe blanche opaline surmontée d’un corset ivoire qui habillait parfaitement sa silhouette svelte et élancée. Elle était élégamment maquillée et portait, pour parfaire le tableau, un magnifique collier de perles blanches. À elle seule, elle avait apporté à bord plus d’affaires en robes, jupons, corsets, bas et chemisiers que l’ensemble de l’équipage réuni, et son cabinet de toilette était plus fourni en crayons, pinceaux et poudre que la remise à munitions de Xao.

— Avec plaisir, lui susurra-elle à l’oreille devant une assistance bouche bée, qui avait soudainement cessé de parier à tout va et contemplait la scène, interloquée.

Elle se baissa en relevant ostensiblement le bas de sa robe à volants pour découvrir ses mollets, puis remonta doucement en faisant glisser sa main gauche le long du torse du pirate, dont la respiration était coupée par l’émotion. Alors, Dents-Longues sentit un contact dur et froid entre ses jambes. Risquant un regard de travers, il s’aperçut que la garce avait profité de ce manège pour saisir une petite dague qu’elle cachait, accrochée par une lanière de cuir à son tibia, et l’appliquait contre ses parties intimes.

— Mais j’ai peur que ton membre « viril » ne soit à la hauteur de ce que ta langue peut accomplir, evnuk !

A ces mots, elle se détourna et s’en fut de l’autre côté du pont, sa longue chevelure blonde balayant le visage de Dents-Longues d’un humiliant soufflet. Vert de rage, le pirate dévisagea ses compagnons qui le regardaient, hilares, répétant en écho le qualificatif norvégien que l’équipage avait oublié depuis l’épisode du départ de Tortuga. Furieux, il se dirigea vers la table des finalistes, et planta dans le bois deux couteaux affutés aux coins opposés de la table.

— Bien dit-il. Pour la finale, interdiction de se servir de sa main gauche pour agripper la table, ou alors, si vous le faites, il faudra se tenir à la dague… et pas par le manche !

Cette proposition fut accueillie par les hourras du public, tandis que le visage de Rasteau blêmit légèrement à la vue de la lame acérée. Mais, des deux finalistes, il était celui qui s’était le moins servi de la table comme appui pour remporter ses duels précédents, tandis que Phaïstos s’y était agrippé comme une moule à son rocher pour vaincre les deux brutes. Ils s’installèrent face à face, s’assirent, plièrent le coude et tendirent leur main droite l’une vers l’autre avant de s’empoigner fermement, tandis que Surcouf liait leurs deux poings d’une lanière de cuir.

— Allez ! dit-il, une fois les deux hommes prêts.

Sous les cris d’encouragement de l’assistance, Ils bandèrent leurs muscles et entamèrent leur bras de fer. Leurs regards étaient fixés l’un sur l’autre, concentré, sévère. Rasteau essayant de déceler une faille dans celui de son adversaire, mais les yeux bleus translucides de Phaïstos le regardaient froidement, sans laisser transparaître aucune émotion. Dans le dos du Bonefray, ses muscles roulaient sous l’effort, et l’immense tête de mort qui y était tatouée semblait se mouvoir, animée par une âme maléfique qui donnait à son maître la force nécessaire pour vaincre le colossal cuisinier. Cependant, ce dernier prenait progressivement l’ascendant, et la main de Phaïstos descendait, centimètre par centimètre, vers le bois de la table qui signerait sa défaite. Le bras gauche tendu vers le ciel pour s’équilibrer, il avait le dos plié dans une étrange position pour tenter de compenser la perte de terrain et la force de plus en plus importante que Rasteau appliquait sur son bras déjà malmené par Amund, puis Törmund, si bien que la tête de mort dans son dos grimaçait étrangement, et sa bouche formait un rictus qui contrastait avec le visage toujours impassible du pirate muet. Il fut le premier à empoigner la lame du couteau planté par Dents-Longues. Ignorant la douleur de l’acier qui cisaillait sa paume, il gonfla le triceps, puis le biceps, et fit rouler ses épaules et ses dorsaux pour faire remonter sa main droite, qui était à quelques centimètres de la table. Progressivement, il remonta jusqu’au centre, et rééquilibra sa position. Pour Rasteau, tout était à refaire. Cédant lui aussi à la tentation, il agrippa la lame du couteau qui était de son côté de la table, et tenta un nouvel assaut, en hurlant sous la douleur. Il gagna quelques centimètres, mais Phaïstos, enfonçant un peu plus le couteau dans sa propre chair, parvint à bloquer l’avancée du cuisinier. Pendant quelques minutes, ils restèrent dans cette position qui conférait à Rasteau un léger avantage, et lui permettait de temps en temps de se reposer en profitant du poids qu’il appliquait sur la main de son adversaire, avant de tenter un nouvel assaut, un nouveau coup de butoir dans le but de le faire céder. Mais c’était peine perdue, le bras de Phaïstos ne bougeait plus, et semblait s’être mué en pierre. Il ne gagnait pas non plus de terrain, et se contentait de regarder son adversaire dans les yeux, le visage impassible, contrairement aux grimaces, aux râles et aux cris continuels de Rasteau. Au bout de quelques minutes, alors que tout le public des pirates retenait son souffle et avait cessé les hurlements du début de combat pour laisser place à un silence de mort, le cuisinier sentit des gouttes de liquide tiède couler le long de sa cuisse. Il se risqua à jeter un regard vers la table qui était inondée du sang des deux adversaires, les mares rougeâtres autour de leurs mains gauches s’étant étendues jusqu’à se rejoindre, et débordaient maintenant de tous les côtés. Cet instant d’inattention lui fut fatal : Rassemblant ses forces, Phaïstos redressa leurs poings emmêlés pour prendre le dessus pour la première fois depuis le début du duel. Rasteau tenta de se rétablir, mais peine perdue, la main du Bonefray était bloquée comme la mâchoire d’un pitbull sur la jambe d’un enfant imprudent, et enserrait dans un étau mortel le poing meurtri du cuisinier. Alors, à bout de forces, et au terme d’un résistance inutile bien qu’héroïque, il céda, laissant son poing heurter le bois, projetant une gerbe de sang sur son visage luisant de sueur.

Le silence qui avait précédé laissa place au vacarme des pirates qui sautèrent de joie et entourèrent la chaise de Phaïstos en hurlant. Même ceux qui avait perdu leurs paris étaient heureux tant le déroulement du bras de fer avait été haletant. Une fois libéré du lien qui le tenait toujours accroché à Rasteau, il fut porté en héros par ses camarades qui allèrent le célébrer en faisant couler à flot le rhum antillais que les pirates aimaient tant. De son côté, le cuisinier vaincu se redressa, blême, le regard dans le vide. Malgré les mises en garde d’Alizée et de Zélia, il se leva, fit quelques pas avant que ses jambes, si frêles en comparaison de son torse musclé et de ses bras monstrueux, ne flagellent, puis ne se dérobent sous lui. Il s’effondra dans un bruit sourd, loin des cris et des vivas de ses équipiers, qui célébraient l’ascension d’un nouveau héros.

Au bout de quelques minutes, l’euphorie retomba progressivement avant que le calme ne revienne sur le Renard. Oscar avait repris sa clarinette et entonna un air mélancolique, les pirates se rassemblèrent autour de lui, et disposèrent des hamacs et des couvertures pour s’installer tous ensemble sur le pont, la tête tournée vers les étoiles.

— Nous avons une chance extraordinaire, commenta Nid-de-Pie. Quand je pense que nous sommes perdus au milieu de l’océan, à mille milles de toute terre habitée, et que le ciel nous est offert.

— C’est vrai, confirma Victarion. De toutes mes sorties nocturnes en mer, je n’ai jamais vu un ciel pareil. Du rouge, du bleu, du vert, les étoiles semblent former des nuages dans le ciel. C’est magnifique !

— Surcouf ? demanda Mircea.

Le corsaire, paisiblement allongé sur le sol, resta encore quelques secondes silencieux à contempler les étoiles avant de lui répondre.

— Oui ?

— Raconte-nous la bataille de Batabano, s’il te plait.

— La bataille de… vraiment ? C’est ce que vous voulez ? Maintenant ?

Des murmures d’approbation se firent entendre dans l’assistance. C’était Noël, il n’y avait pas de vent, et tout le monde était attentif. Pour Surcouf, il n’y avait pas de raisons de refuser la demande de son jeune protégé.

— D’accord, accepta-il. Alors… la bataille de Batabano… c’était il y a… 20, non 23 ans. Bien avant votre naissance, à tous les deux. La France et l’Angleterre étaient engagées dans cette infecte guerre de sept ans qui nous a coûté le Canada. A cette époque, Louis venait d’être promu Amiral de France par son père, et voulait infliger une lourde défaite aux anglais dans le Saint-Laurent. J’avais donc été envoyé avec la Recouvrance, ma goélette à hunier, forcer le blocus britannique avec une escadre constituée de cinq frégates, cinq bricks, quatre cotres, et un sloop. L’objectif était de nous déplacer rapidement pour surprendre les Anglais avant que leurs renseignements ne soient avertis de notre entreprise, mais il s’est avéré que ces buveurs de thé de malheur étaient plutôt bien documentés, et nous fûmes pris en chasse par un escadron anglais au large des Açores. Nous étions plus rapides que nos poursuivants, mais notre mission semblait compromise, j’ai donc décidé d’envoyer un brick en éclaireur aux Antilles questionner le gouverneur de Fort-de-France sur la stratégie à adopter. Ce dernier nous a alors dit qu’en cas d’échec de l’effet de surprise, notre escadre étant trop faible pour faire face aux navires de ligne de la Navy, nous devions rester dans les Caraïbes, et mener une guerre de course contre les convois britanniques afin de détourner leurs défenses du Canada, et pouvoir de nouveau filer vers le Nord sans danger afin de forcer le blocus du Saint-Laurent.

— Quel rapport avec Batabano ? demanda Oscar, interrompant sa musique.

Il avait continué de jouer pendant le récit de Surcouf, mais un air calme, doux et presque inaudible, qui donnait du corps à son histoire, et attirait l’attention de tous sur les paroles du corsaire.

— Sois patient, répondit-il, j’y viens. Nous étions donc dans les Caraïbes depuis plusieurs mois, à guerroyer comme des corsaires, lorsque j’appris finalement que les Anglais s’étaient décidés à dégarnir le Canada d’une escadre pour venir nous chasser, avec à sa tête, un jeune commandant Anglais, un certain Calloway.

Des murmures parcoururent l’auditoire des pirates, nombreux étant ceux qui avaient, depuis, eut affaire à celui qui était devenu depuis lors amiral, et la pire plaie des pirates aux Antilles.

— Calloway, donc, venait vers nous. J’avais prévu de le laisser entrer dans les Caraïbes en faisant fuiter la rumeur de ma fuite vers Trinidad ou la Guyane, tandis que je ferais le tour de Cuba pour contourner ses navires, et filer avec mon escadre vers le Québec. Le gouverneur de Fort-de-France m’avait alors demandé de passer par le fort de Batabano, une ancienne place forte Française récemment capturée par les Espagnols, qui avaient également capturé le Courageux, un navire de ligne de 74 canons. La reprise de Batabano ne fut pas un problème, tout comme l’interception du Courageux, et d’un autre sloop qui l’accompagnait, et nous avions prévu de laisser un régiment en poste au fort puis de lever l’ancre le lendemain. Encore une fois, j’avais sous-estimé les renseignements anglais, et peu avant l’aube, les forces de Calloway firent irruption dans la baie de Batabano alors que nous étions tous endormis afin de nous reposer en vue de notre départ imminent. Il faut savoir que si la baie en elle-même est très vaste, son entrée est marquée par une multitude de petites îles, de bas-fonds et de récifs qui rendent son accès très compliqué, et ne laissent en réalité que deux points d’entrée au Sud-Ouest de la baie. La flotte de Calloway était composée de seulement quinze navires, mais d’un tout autre calibre : sept frégates, cinq navires de ligne et deux bricks accompagnaient l’énorme Victory et ses 53 canons par bordée. Rapidement, trois navires de ligne et deux frégates entrèrent dans le golfe, et se mirent en position, tandis que nos forces tentaient de s’organiser et de battre en retraite, vers le fond du golfe. Ils coulèrent presque aussitôt une frégate, un brick, deux cotres et un sloop, sans que nous ayons eu le temps de réagir. De notre côté, nous avions réussi, mon équipage, ainsi que celui de la frégate la plus proche de nous, à éviter une bordée de la frégate qui nous attaquait, puis à riposter et à l’endommager suffisamment pour la voir s’abimer dans les eaux bleues des Caraïbes. Un de leur brick s’était imprudemment aventuré près des récifs et avait lui aussi coulé à pic. Finalement, un troisième cotre de mon escadre avait héroïquement abordé l’une des frégates engagées dans la baie, et réussi à faire sauter leur dépôt de munitions, envoyant les deux navires à trépas. Le reste de nos troupes, désormais bien averti du danger, suivit mes ordres et se regroupa dans le fond de la baie, afin de pouvoir être en position au moment de recevoir nos adversaires, bien trop puissants pour nous, et de bénéficier du soutien du Fort de Batabano, et de ses canons à la portée meurtrière. Comme prévu, les navires de ligne anglais s’engagèrent les uns à la suite des autres dans le goulet de l’entrée du port, pour venir nous faire face. Je n’avais plus à ma disposition en sus de la Recouvrance, que deux frégates, le Courageux, deux bricks et un cotre face aux frégates et autres 74 canons anglais.

— Mais, tu disais avoir cinq frégates, au départ et autant de bricks. Les Anglais les avaient-ils coulés ?

— Attends, l’interrompit Skytte, qui avait déjà vécu la scène, mais dont les yeux brillaient d’émerveillement à la moindre évocation de la bataille. Tu verras, il va t’expliquer le génie de sa stratégie.

— Merci, répondit Surcouf, quelque peu troublé par les compliments de son quartier-maître. Donc, les Anglais entrèrent à notre suite, et la véritable bataille s’engagea. J’avais réussi à faire s’aligner mes forces dans le fond de la baie, et nos navires étant plus rapides, nous étions en position avant que les lourds vaisseaux de ligne n’aient eu le temps de manœuvrer pour nous exposer au feu de leurs canons de 24 et 36 livres. Nous vînmes ainsi à bout d’un vaisseau de ligne et d’une frégate avant même que ne soit tiré le moindre boulet anglais. Au nord de la baie, une seconde frégate britannique s’aventura trop près du fort de Batabano et dû subir le destin funeste que lui réservèrent les batteries du fort. De leur côté, ils coulèrent un de nos brick qui, porté par le courant, avait rompu la ligne avec le reste de l’escadre. A cet instant, il y avait encore deux navires de lignes et deux frégates dans la baie, tandis qu’un nouveau navire de ligne et le Victory s’engageaient à leur tour par le goulet étroit de l’entrée du golfe. De notre côté, nous ne pouvions plus manœuvrer car l’espace était trop réduit pour le faire sans risquer de nous aborder involontairement, et notre flanc Sud était exposé depuis la perte du cotre. C’est à ce moment-là que le retournement de situation se produisit. Lorsque j’ai plusieurs navires à disposition, qui plus est une escadre confiée par Louis dans un but bien précis, je ne laisse jamais mes navires mouiller au même endroit, et sépare souvent ma flotte en deux, une part majoritaire, à l’endroit prévu, et une petite division un peu à l’écart. Prudemment, j’avais positionné trois frégates, deux bricks et un sloop dans une crique au Nord-Ouest de la baie, cachée par de petits îlots. Lorsqu’ils avaient entendu le début de la bataille, ils avaient voulu venir à notre secours, mais avaient suivi mon ordre et attendu que la majorité des forces anglaises ne soit engagée dans le golfe pour venir attaquer leur arrière-garde par surprise et ainsi les prendre entre deux feux. A leur tour, ils coulèrent un navire de ligne anglais, au prix du sacrifice du dernier sloop sous mes ordres, qui était venu s’interposer entre deux navires britanniques pour les isoler. Calloway comprit rapidement que la situation était en train de tourner en sa défaveur, et il fit empanner le Victory pour ressortir de la souricière qu’était devenu le golfe avant que l’entrée de celui-ci ne soit bloquée par nos troupes. A l’intérieur du golfe, pendant ce temps, la bataille faisait rage, et avec le soutien d’une frégate, nous sommes parvenus à couler une frégate anglaise, mais dans le même temps un navire de ligne ennemi coulait la même frégate qui m’était venue en aide. Dans le golfe, il ne restait plus qu’un navire de ligne et une frégate ennemie. A l’extérieur, un des bricks qui tenta de bloquer le passage à Calloway fut balayé par les canons du Victory, tout comme une frégate qui se trouvait sur la route du navire de ligne qui l’accompagnait dans sa fuite. Plus au Nord, en regard de la deuxième entrée, une nouvelle frégate anglaise fut coulée, par l’assaut combiné d’une frégate et d’un cotre, puis ces derniers entrèrent dans le golfe pour couper la retraite aux deux derniers navires britanniques. Voyant leur retraite coupée et la fuite de leur commandant, les deux vaisseaux survivants abaissèrent leur pavillon et se rendirent. Calloway réussit cependant à s’enfuir, accompagné d’un brick et du dernier vaisseau de ligne rescapé de son escadre. Dans sa rage, il fit pleuvoir le feu de son galion sur la pauvre frégate qui avait tenté de le suivre, envoyant par le fond l’équipage du capitaine Glavette, un de mes plus chers amis. De cette bataille, nous ressortîmes blessés et amoindris, avec une flotte composée de trois frégates, deux vaisseaux de ligne, la Recouvrance, deux bricks et un cotre, mais cela était sans commune mesure avec le camouflet subi par Calloway, qui me voue, depuis ce jour, une haine sans limite.

— Le camouflet, dis-tu, commenta Skytte. C’est une humiliation ! Il vient avec une véritable flotte de guerre contre une escadre qui tenait plus de la puissance d’un armateur privé que d’une armada royale, et s’enfuit la queue entre les jambes, sauvant sa peau et un vaisseau de ligne, sans avoir participé au combat. D’autant plus qu’il a abandonné aux Français deux navire de premier choix, ainsi que leur équipage rompu et aguerri au combat. Non, Surcouf, ce n’est pas un camouflet, c’est bien plus !

— Et ensuite ? demanda Mircea. Êtes-vous allé au Canada.

— Non, malheureusement, répondit Surcouf. Nos forces étaient bien trop faibles pour cela. Nous sommes rentrés à Rochefort, où j’ai fait mon rapport à Louis, qui m’envoya par la suite sécuriser le comptoir de Pondichéry, mais ça, c’est une autre histoire.

Le récit de Surcouf avait duré une bonne partie de la nuit et il était déjà quatre heures du matin lorsqu’elle se termina. Ivres et tombant de fatigue, les pirates allèrent se coucher, tandis que le tiers de Skytte prenait son tour de quart pour la fin de la nuit. Victarion s’installa à la barre, Esme et Juan grimpèrent dans les cordages, et Alizée commença la première ronde de la soirée. Sur un navire, il fallait en permanence contrôler dans les cales, dans les cabines ou sur le pont, s’il n’y avait pas un départ de feu, ou à l’inverse, une voie d’eau. Plusieurs fois par quart, un des pirates faisait le tour du navire, inspectant chaque compartiment, sondant le fond de la cale pour vérifier que l’eau qui s’y trouvait ne montait pas au-dessus d’un certain niveau, auquel cas il fallait pomper manuellement cet excédent afin de déceler une éventuelle brèche dans la coque. Après ce tour de sécurité, l’ancienne membre de la confrérie des Voleurs des Voiles alla inspecter les caisses d’enroulement des ancres, afin de s’assurer que celles-ci soient bien arrimées et ne se déroulent pas en pleine mer, ce qui, en plus de lester le navire inutilement, pourrait s’avérer très dangereux et risquait de le déséquilibrer et de le faire chavirer en se prenant, à grande vitesse, dans un haut-fond marin. A l’avant du navire, elle trouva Phaïstos, adossé contre le gaillard d’avant, recroquevillé sur lui-même, tenant ses mains contre sa poitrine.

— Tout va bien ? lui demanda Alizée, en s’approchant doucement du pirate.

Ce dernier se détourna, comme s’il voulait éviter tout contact avec la jeune femme. Cette dernière contourna le Bonefray et vint s’accroupir devant lui. Alors, elle découvrit que le sang continuait de suinter de sa main gauche, perlant en gouttes sombres sur le bois du pont, et se fondant dans la peinture rouge de ce dernier. Alizée attrapa les mains de Phaïstos qui frissonnait de froid, et lui chuchota à l’oreille, de sa douce voix mélodieuse.

— Attends, tu vas te faire mal. Viens, laisse-moi regarder. Voilà, comme ça, doucement.

Elle caressa les mains musculeuses du pirate, qui s’abandonna à la douceur de la jeune fille, la laissant ouvrir sa paume sanguinolente. Elle était barrée d’une profonde entaille de près d’un centimètre de profondeur, qui ne cessait de saigner.

— Il faut nettoyer cela, dit-elle. Ne bouge pas, je reviens tout de suite.

Elle revint quelques minutes plus tard avec un grand drap blanc, un flacon de vinaigre, et son matériel de couture. Phaïstos grimaça quand elle nettoya la plaie avec le vinaigre blanc, mais il n’émit pas un son, pas même un gargouillement de douleur. Il fixait Alizée de ses yeux pâles, sans ciller, son visage mimant une expression mêlant peur, admiration et, curieusement, tendresse. Après quelques dizaines de secondes d’un regard intense entre les deux pirates, Alizée finit par dire qu’elle ne pouvait pas refermer la plaie si elle ne regardait pas ce qu’elle faisait, décrochant un sourire sur le visage de l’impénétrable Bonefray. Alors, elle se mit au travail, faisant passer le fil à travers la paume calleuse de son compagnon, recousant la chair comme elle l’avait fait toute son enfance avec les dentelles et autres tissus que sa nourrice lui donnait en lui apprenant à coudre. Phaïstos contemplait la jeune femme réaliser ce travail avec application, détaillant chaque trait du visage angélique de sa bienfaitrice.

— Quelle idée ! murmurait Alizée, à demi-mot. Quel instinct stupide vous pousse-il tous à vous faire du mal, pour le simple fait de montrer lequel d’entre vous est le meilleur. Regarde-toi, regarde dans quel état tu t’es mis, et pour quel résultat ? Pour quelques pièces d’or ?

Phaïstos baissa le regard, comme un enfant que l’on vient de gronder et qui se rend compte de sa bêtise.

— Enfin, peu importe, maintenant, ce qui est fait est fait. On ne peut plus revenir en arrière, mais voyons, regarde un peu ce que tu as fait.

Elle lui montra la cicatrice qui barrait désormais sa paume. Le fil ayant rapproché les deux bords, elle ne saignait désormais plus, mais la douleur était toujours bien présente, même si le Bonefray se refusait la moindre grimace devant Alizée. Déchirant un morceau du drap qu’elle avait ramené, elle le trempa dans le vinaigre, et réalisa un bandage serré autour de la plaie.

— Bien. Maintenant, il faut en prendre soin. Je veux que tu viennes tous les jours me voir, pour que je change ton pansement. Et sois prudent, il faut que tu évites le sel pendant au moins une semaine, afin de protéger la cicatrisation. C’est bien clair ? Je ne veux pas avoir fait tout cela pour rien.

Le pirate fit oui de la tête. Il avait remis sa vareuse, après sa victoire, pour se protéger du vent glacial de l’Antarctique, la nuit, et son torse aussi musclé que tatoué était désormais couvert par le tissu de chanvre. Glissant une main dans son dos, il se saisit d’une bourse d’or qu’il tendit à Alizée, comme s’il voulait la lui offrir.

— Qu’est-ce que c’est que ça, dit la jeune femme. C’est ce que tu as gagné, n’est-ce pas ? Quoi ? Tu me le donnes ? Hors de question. Garde ton or, tu l’as mérité, et je ne veux en aucun cas me sentir responsable du mal que tu t’es infligé. Bon allez, à demain, dit-elle en se levant. Je dois aller vérifier si Juan et Esme n’ont pas besoin de moi, dans la hune.

Elle se redressa et commença à s’éloigner de sa démarche altière, mais sa robe blanche fut retenue par la main ferme de Phaïstos qui sembla l’interpeller dans un gargouillis incompréhensible. Alizée se retourna, surprise, et regarda le pirate se lever lentement et se mettre à sa hauteur. La jeune fille était plutôt grande, pour l’époque, mais il la dépassait tout de même de près d’une tête, si bien qu’elle dut courber le cou pour le regarder dans les yeux. Phaïstos, sans la quitter du regard, plongea une main dans sa vareuse, et en sortit un petit pendentif au bout duquel était sertie une perle grise, accrochée à une fine chaîne d’or. Il prit la paume de la gabière dans ses mains, l’ouvrit délicatement, et y déposa le pendentif.

— Je t’ai dit que je ne voulais pas de cadeau, mais… qu’est-ce que…

Elle s’interrompit, troublée. De nouveau, elle leva les yeux vers Phaïstos, et reconnut dans les yeux pâles du Bonefray des yeux qu’elle avait déjà contemplés.

— Comment est-ce possible ? C’est… c’est toi ?

Phaïstos fit oui de la tête, sa bouche s’étirant en un sourire maladroit.

— Mais… ça fait si longtemps… combien ? huit, dix ans, non ?

Il leva les épaules, incapable lui non plus d’estimer correctement la date de leur dernière rencontre.

— Attends, dit Alizée. Ne bouge pas. Je reviens tout de suite.

Elle s’en fut en courant en direction de la cale, et revint une trentaine de secondes plus tard, essoufflée, un plume, un encrier et une feuille de parchemin à la main.

— Voilà, dit-elle en lui tendant les instruments. Écris, il faut que tu me racontes !

Phaïstos prit la plume en main, et regarda Alizée avec désespoir, incapable de savoir ce qu’il convenait de faire.

— Tu… tu ne sais pas écrire ? demanda-elle.

Il fit non de la tête.

— Et bien… je vais t’apprendre ! Oui, tous les jours, pendant notre quart, je veux que nous nous asseyions une heure ou deux et t’apprendre à lire et à écrire, afin que nous puissions communiquer, c’est d’accord ?

Phaïstos esquissa un sourire, avant d’acquiescer.

— Mais d’abord, tu dois m’ôter d’un doute. Ce pendentif, il était à moi, n’est-ce pas ? C’est moi qui te l’ai donné ?

Il confirma, d’un hochement de tête.

— Ça alors, cela fait si longtemps…. Cela remonte à mon enfance, j’avais quatorze ans et mon père était toujours en vie, à cette époque… J’ai si hâte de t’apprendre à écrire, afin de connaître l’histoire de ce petit garçon muet, qui était venu, assoiffé et affamé, faire escale sur Saint-Martin, accompagné des pires crapules des mers, les redoutés Bonefray.

Le lendemain matin, dans le quart tribord, à peine la moitié des pirates réussirent à se réveiller. Mircea et Oscar eux-mêmes se levèrent uniquement vers onze heures, lorsque Rasteau vint les secouer d’un grand seau d’eau glacée dans le visage. Cependant, Surcouf ne tint pas compte de cette défaillance collective, la soirée de la veille ayant duré jusque tard dans la nuit, en partie à cause de lui, car il racontait à tous l’histoire de la bataille de Batabano, et puis, c’était aujourd’hui Noël et il n’y avait pas le moindre souffle de vent. La journée se déroula donc tranquillement, tout le monde profitant d’un peu de répit pour se reposer, jouer aux cartes ou aux dés, ou encore laver son linge de corps au moyen du conséquent stock d’eau douce fournie par leur morceau d’iceberg. Dans la soirée, le vent refit son apparition, d’abord sous la forme d’une légère brise de Nord-Ouest, rapidement remplacée par un solide vent d’Ouest. Le soir suivant, soit le 26 décembre vers vingt-deux heures, Surcouf céda la barre à Singh pour les deux dernières heures de son quart et rejoignit sa cabine, où il trouva Azimut, comme à son habitude, attablée devant le message codé de la carte. Ces derniers jours, c’était devenu une obsession pour elle, si bien que le capitaine devait lui seul assurer l’orientation du Renard et planifier leur navigation.

— Ah tu es encore là-dessus… tu ferais mieux d’arrêter, tu vas finir par…

La navigatrice l’interrompit d’un signe de la main, griffonnant avec hargne sur un morceau de parchemin. Surcouf la regarda faire pendant quelques instants, elle semblait possédée par une sorte de démon qui animait sa main virevoltant de l’encrier au papier dans un ballet incessant. Alors, Azimut posa sa plume et se releva en criant :

— Victoire ! J’ai réussi ! Ça y est ! J’ai décodé le message secret de la carte.

— Quoi ? Comment ? Vraiment ? demanda Surcouf, qui n’en revenait pas.

— Ouiiiii ! s’exclama-elle, sautant de joie. Je savais qu’il y avait une histoire avec la boussole, mais j’ai vraiment eu du mal à comprendre ce dont il s’agissait.

— Et alors ? Quel est le code ? Quel est le message ? Dis-moi, allez ! s’impatienta le capitaine.

— Attends, calme-toi, je vais tout te dire, dit-elle finalement. Ne sois pas si pressé, allez viens assied-toi, et sers-nous donc un verre pour fêter ça !

Le corsaire leur servit un verre de vin rouge et vint s’asseoir en face d’elle.

— Bien, dit Azimut en avalant une gorgée de vin. As-tu déjà entendu parler du code Vigenère ?

— Le code Vige-quoi ? répéta Surcouf. Non, je n’en ai jamais entendu parler.

— Au milieu du XVIème siècle, Blaise Vigenère, était un cryptographe français qui a mis au point une méthode de chiffrement particulière, appelée chiffre de Vigenère. Cette méthode révolutionnaire contrastait avec le chiffrement du code César utilisé jusqu’alors, et qui consistait à remplacer une lettre par une autre, puis à dérouler l’alphabet, comme nous avons essayé de le faire jusqu’à présent, sans succès. La méthode de Vigenère était bien plus complexe du fait qu’elle utilise, lors du codage, un niveau supplémentaire, une clef de déchiffrage qui doit être connue du destinataire du message. Et la méthode de chiffrement utilisée ici ressemble fortement à celle de Vigenère, à une petite différence près, mais le principe reste le même.

— Attends, je ne comprends pas, tu dis qu’il faut une clef pour déchiffrer le message ? Mais cette clef, comment peut-on la trouver ? demanda Surcouf.

— C’est bien simple, cette clef, l’abbesse te l’a donnée, et te l’a dit et répété avant que tu ne partes de Chalais. Nous n’avions simplement pas fait le lien avec elle.

— La boussole ! s’exclama Surcouf. La boussole est la clef du message de la carte, mais oui ! évidemment !

— Voilà, reprit Azimut. J’ai donc recopié le message de la carte, et j’ai écrit boussole en dessous de ce dernier. En remplaçant chaque lettre par son chiffre correspondant dans l’alphabet, et en soustrayant les lettres de boussole, on arrive à déchiffrer le message de la carte. Regarde ! UTPEX. U soit la 21ème lettre de l’alphabet moins B, la 2ème, font 19 soit S ! T-O, 20-15=5, c’est un E ! P, c’est 16, moins U 21, on trouve -5, mais -5 correspond à 26-5 donc 21, soit U ! E-S, ça donne L et X-S=E, le premier mot est donc SEULE.

Elle lui montra le reste du message qu’elle venait de déchiffrer.

Seule la pleine Lune révèle le vrai pouvoir de cette carte. Une fois les sept pièces de l’énigme réunies, rendez-vous au nombril du monde.

— Seule la pleine Lune révèle le vrai pouvoir de cette carte, répéta Surcouf. Ainsi donc, il nous faut la lumière de la lune pour savoir ce que nous réserve la carte des Bénédictines ? demanda-il.

— Oui, surement répondit la navigatrice, mais c’est dommage, car la pleine lune était il y a une semaine, environ… Mince, quelle idiote ! ajouta-elle en se frappant le front de sa paume après quelques secondes.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Surcouf.

— Je ne sais pas si tu te souviens, mais le jour de la pleine lune, les écritures de la carte brillaient étrangement, et certains endroits de celle-ci paraissaient comme illuminés. Et nous ne nous sommes même pas inquiétés de cela. Nous sommes passé à côté de la clef pendant des semaines, et même une fois que la carte nous révélait ses secrets sans même que nous ayons déchiffré son message, nous n’avons pas été capable d’avoir la lucidité nécessaire pour le voir. Si cela se trouve, nous naviguons dans la mauvaise direction depuis notre départ de l’île de la Tortue.

— Mais non, ne sois pas si pessimiste. Continuons de toute manière, car l’abbesse nous a également dit de nous rendre à Djibouti. Mais concentrons-nous plutôt sur la suite du message. Il nous faut donc réunir les sept pièces de l’énigme afin d’accéder au trésor, ça, je m’en serais douté sans ce message, mais qu’est-ce donc que le nombril du monde ?

— Certains disent que l’humanité a pris naissance quelque part en Afrique. Peut-être que c’est à Djibouti que nous trouverons les réponses concernant le nombril du monde, tu ne penses pas ?

— Dans ce cas, si cela est vrai, il est complètement stupide de nous y rendre sans les sept pièces de l’énigme, et je doute que nous les trouvions d’ici là.

— Nous verrons, répondit Azimut. Mais le plus important, c’est que nous ayons finalement réussi à déchiffrer le message avant d’arriver à Djibouti. Car si les sages de l’autel des Navigateurs ne nous avaient été d’aucun secours, je n’aurais par parié cher de ta tête face à la colère de Rasteau, Dents-Longues, et des autres pirates qui, secrètement, commencent déjà à manigancer dans ton dos et fomentent une rébellion. Mais heureusement, d’ici trois semaines, nous connaitrons l’emplacement des sept pièces de l’énigme, et nous pourrons donner à cet équipage un but plus précis. J’ai hâte, capitaine, j’ai hâte.

— Moi aussi, Azimut, moi aussi. Mais ce soir, célébrons cette victoire. Je porte un toast à ton intelligence, ton acharnement et ta perspicacité qui nous sont à tous, d’un grand secours.

Ils fêtèrent ainsi tous les deux pendant le reste de la soirée cette découverte qui allait bouleverser le cours de leur périple, et lui donner un but un peu plus précis.

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