Chapitre 18 : Le Rio de la Plata

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La remontée du fleuve fut longue et fastidieuse. Même si le Rio Uruguay, qui prolongeait le Rio de la Plata était encore large à cet endroit, le capitaine préféra louvoyer le long des berges Nord-Est afin de se faire passer pour un navire de pêche aux yeux des frégates espagnoles qui accompagnaient les convois. Et des convois, il y en avait en nombre, qui transitaient le long du fleuve. Au moins deux par jours. Le matin à l’aube ils apercevaient la longe procession des galions, les cales remplies d’esclaves, qui les dépassaient et remontaient le fleuve. Le soir, dans l’autre sens, les navires chargés d’or et d’argent descendaient le cours flegmatique du Rio qui portait si bien son nom, à cet instant. Bien évidemment, la couronne d’Espagne ne laissait pas ses trésors sans défense, et la quinzaine de navires marchands qui constituaient les convois étaient accompagnés de quatre à cinq frégates de guerre solidement armées, réparties de part et d’autre de la longue file des navires.

Les premiers jours de la remontée, Surcouf concentra les efforts de son équipage sur la prise en mains du navire, qui était complètement différent de celui qu’il s’était habitué à manœuvrer, depuis les changements opérés par les jumeaux. Si Dents-Longues avait qualifié à juste titre le Renard de coque de noix, le corsaire comprenait à présent le potentiel que Tag et Heuer avaient vus dès qu’ils avaient posé leur regard sur le cotre. Et le plus abasourdi de tous était certainement Victarion. Il voyait désormais le lourd et paresseux voilier qu’il avait barré pendant tant d’années répondre à la moindre brise, changer de cap à la moindre invitation du barreur, et remonter au vent à une vitesse impressionnante. L’équilibre du cotre était idéal, si bien que son lourd armement ne semblait pas avoir de prise sur sa vitesse ou sa maniabilité, et au contraire, le lestait suffisamment pour asseoir son assiette sur l’eau et gagner en stabilité, ce qui serait louable dans le gros temps.

Alizée prit sous son aile Juan et Esme, et l’expression était bien choisie, car, ayant rapidement compris les principes du maniement des voiles, les andalous semblaient faits pour ce métier, et volaient littéralement dans les cordages. La pirate, qui n’arrêtait pas de se plaindre pendant le trajet jusqu’en Argentine, était radieuse et fière de son équipe de gabiers. L’arrivée de trois membres supplémentaires, la mort du médecin et la blessure de Tag avaient conduit Surcouf à réorganiser la répartition des tiers de quarts. Si le tiers tribord n’avait pas changé, toujours composé d’Oscar, Mircea, Singh, Hyppolyte, Andy, Törmund et Dents-Longues sous les ordres de Rasteau, le tiers bâbord formé de Wardin, Xao, Mériadec, Nid-de-Pie, Tuba et Heuer sous le commandement de Zélia avait vu l’arrivée de Natu à leurs côtés. Enfin, les plus grands changements intervenaient pour le tiers milieu de Skytte. Avec la mort du Dr Faucheuse et l’arrivée des andalous, il était désormais composé d’Alizée, Juan, Esme, Amund, Phaïstos et Victarion. Tag ayant été blessé, Surcouf avait préféré le mettre hors quart, en lui confiant le rôle de maître charpentier.

Ainsi, quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, il y avait en permanence deux ou trois personnes capables de manœuvrer dans les haubans pour orienter les voiles, carguer ou affaler les focs et la grand-voile en fonction du vent et des besoins. La journée, ils faisaient de grandes manœuvres avec tout l’équipage pour simuler l’attaque du convoi, l’abordage et la fuite, utilisant l’Argonaute pour mimer le navire à attaquer. Le soir, Surcouf, Azimut, Alizée, Zélia, Rasteau, Xao, Skytte et Dents-Longues se réunissaient dans la cabine du capitaine pour organiser leur plan d’attaque. S’ils s’étaient mis d’accord pour s’en prendre à un navire en queue de cortège et avaient prévu de l’isoler du reste du convoi avant de l’attaquer, les méthodes afin d’y parvenir différaient. Xao, de son côté, préconisait une attaque lointaine, en utilisant la puissance de feu du Renard pour neutraliser les quelques canons de défense du navire marchand et semer la panique dans les rangs des soldats engagés sur son pont. Dents-Longues, lui, préférait jouer sur l’effet de surprise, et attaquer de front, en privilégiant un abordage silencieux et discret au cours duquel ils n’auraient que peu de difficultés à venir à bouts des soldats trop peu nombreux embarqués sur les navires marchands. L’option du Longs-Couteaux fut préférée à celle de Xao, de par sa plus grande discrétion, et de ses plus grandes chances de réussite. Car, si la nouvelle réorganisation des canons avait permis à l’artificier d’attribuer de façon plus formelle des postes d’artillerie aux membres d’équipage, ils n’avaient pas pu mettre en pratique cette nouvelle stratégie ni s’entrainer au tir de peur d’attirer sur eux les soupçons des Espagnols, dont les navires de guerre patrouillaient régulièrement le long du fleuve.

Au troisième jour de leur lente remontée, ils parvinrent à trouver le poste idéal pour réaliser leur forfait. A une centaine de kilomètres au nord de Buenos Aires, le Rio Uruguay formait un coude à près de quatre-vingt-dix degrés, déviant son cours alors orienté plein Sud vers l’Est, et se rétrécissait sensiblement. De plus, les nombreuses îles qui sillonnaient son lit à cet endroit et la végétation luxuriante de la forêt qui recouvrait les berges offraient un couvert salutaire pour tendre un piège aux Espagnols. Le goulet formé par la rivière obligeait les navires à naviguer l’un à la suite de l’autre, et les frégates à se mêler à la file des galions, ne couvrant plus leurs flancs, et les laissant ainsi désarmés et exposés à une attaque audacieuse. Cependant, le risque était minime à cet endroit, car, l’embouchure étant encore loin, il aurait été difficile pour une frégate suffisamment armée de remonter aussi loin dans le fleuve sans se faire remarquer, et encore plus compliqué de regagner l’Océan sans rencontrer un blocus du Rio de la Plata, plus en aval, par les escouades de Buenos Aires. Mais le Renard, lui, était bien plus petit, et n’avait pas été repéré par les vigies ibériques. Bien camouflé dans la verdure, il ne lui restait plus qu’à attendre le passage d’un navire paresseux qui se trainerait un peu trop en arrière du convoi pour l’attaquer.

Mais si le plan d’attaque du convoi étant désormais clair et établi pour tout l’équipage, il leur fallait songer désormais à un tout autre problème : la fuite. Et les affaires de Surcouf se corsaient davantage, car le fleuve n’offrait qu’une seule porte de sortie vers l’Océan, et cette porte était gardée par le port de Buenos Aires et sa garnison fournie. De plus, si d’ordinaire les frégates françaises avaient pour ordre d’abandonner les convois et de fuir en cas d’attaque trop difficile à contenir, les navires espagnols, eux, avaient pour ordre de privilégier les marchandises qu’ils escortaient, quitte à devoir se sacrifier au profit de la fuite du convoi, ce qui rendait son attaque aussi dangereuse qu’incertaine et dissuadait bien souvent les pirates de s’en prendre aux galions marchands du roi d’Espagne. La stratégie était simple : être assez discret pour arraisonner le navire ennemi sans qu’il ne lance l’alerte, dérober l’or à son bord, et fuir avant que l’alerte ne soit donnée.

Un soir, le convoi censé repartir des ports miniers situés plus en amont ne parut pas. Surcouf comprit qu’un retard avait dû empêcher ce dernier de partir à l’heure, et qu’il devrait sûrement prendre la route à l’aube. C’était idéal, car les Espagnols ne seraient pas habitués à faire le voyage à ce moment de la journée et perdraient surement leurs repères. De leur côté, l’équipage du Renard pourrait profiter des brumes matinales de la forêt tropicale pour accentuer son effet de surprise. Le capitaine envoya Azimut en éclaireur quelques lieues en amont de la cachette du Renard, afin de les prévenir de l’arrivée du convoi et de repérer un éventuel retardataire. Il réduisit au maximum les hommes en faction durant la nuit, intimant à tous l’ordre de se reposer pour être frais et dispos le lendemain. A la nuit tombée, la petite voile aurique de l’Argonaute s’éloigna lentement du cotre, Azimut à la barre.

Le lendemain, l’équipage fut réveillé au son des cornes de brume. Mircea s’habilla en toute hâte, et porta fébrilement le fourreau de sa rapière à sa ceinture. A son côté, Oscar, le visage encore ensommeillé, faisait de même. Ils montèrent l’un à la suite de l’autre la petite échelle de bois qui menait au pont supérieur, émergeant dans une véritable purée de pois. On ne voyait pas d’un bord à l’autre du Renard, c’était parfait. Dans un murmure presque inaudible, les pirates s’activaient sur le pont, chacun à sa tâche, préparant le navire à l’abordage final. A une cinquantaine de mètres, on entendait sans les voir les galions espagnols qui passaient devant eux, l’un à la suite de l’autre, sans se douter du danger qui guettait, tout proche. A leurs cris, leurs mises en garde et au son continu des cornes de brume, on se doutait que les équipages étaient en alerte, et les navires se suivaient de près pour ne pas se perdre, se fiant au son du navire précédent pour s’orienter dans le brouillard épais qui les entourait. Au bout d’une demi-heure, alors que la moitié déjà du convoi les avait dépassés, Azimut revint de son poste d’observation avancé. Le misainier fut hissé en poupe et la navigatrice fit son rapport. Elle avait compté quinze navires marchands pour quatre frégates d’escorte. La panique du départ avait désorganisé les Espagnols, et les quatre frégates se trouvaient en tête de cortège, entourant les sept premiers navires. Plus intéressant encore, elle avait remarqué un navire qui se trainait, près d’un demi mille en arrière des autres. Il fallait frapper maintenant, l’occasion était trop belle. Lorsqu’ils entendirent le dernier navire du convoi passer devant eux, Surcouf donna l’ordre de remonter le Rio Uruguay à petite vitesse, afin de tomber sur le galion retardataire. Et ce dernier avait accentué son retard depuis qu’Azimut l’avait vu passer, ne pouvant s’orienter au son des autres vaisseaux du convoi. C’était une aubaine, car, même si un coup de feu était tiré dans la panique, il y aurait des chances qu’il ne donne pas l’alerte au reste des Espagnols. Comme pour les autres, ils entendirent le galion avant de le voir, et eurent le temps de manœuvrer juste à temps pour éviter un choc frontal et l’aborder par le flanc. Dents-Longues s’approcha d’Oscar et de Mircea, et se plaça entre les deux garçons.

— Vous restez avec moi, leur dit-il.

Le fracas du bois contre le bois déchira le silence paisible de la forêt.

— Halte. Nous avons dû heurter un rocher, cria un guetteur. Ou alors… serait-ce le rivage ? Je crois voir un arbre… à moins que… ce ne soit… aaaargh.

Son cri d’horreur s’étrangla tandis que sa gorge se barrait de sang, tranchée nette par le katana de Singh.

— Maintenant, souffla Dents-Longues.

Il attrapa les garçons par le col afin de les lancer l’un et l’autre sur le pont du galion, et sauta à leur suite. La surprise fut totale. Les soldats en faction furent rapidement neutralisés, tués, blessés ou désarmés et seuls deux d’entre eux eurent le temps de tirer quelques coups de mousquet pour tenter de donner l’alerte. Le capitaine du navire sortit de sa cabine en chemise de nuit, son bonnet encore sur la tête, tenant d’une main son sabre et de l’autre une chandelle, mais il eut à peine le temps de se rendre compte de la situation de son équipage que déjà Rasteau l’ouvrait de part en part de son sabre. L’attaque dura quelques minutes à peine, et le reste des survivants, des gabiers pour la plupart, fut réuni au centre du galion. Ils furent tenus en respect par cinq des pirates tandis que le reste de l’équipage inspectait les cales du navire. Et ils ne furent pas déçus : Le vaisseau était plein à craquer d’or et d’argent. Bien plus qu’imaginable. Alors, les assaillants firent une chaîne humaine pour transborder leur butin dans les cales du Renard, qui se remplirent tandis qu’ils avaient déchargé seulement un tiers des réserves du galion. Ne pouvant en transporter plus, ils durent se résoudre à abandonner une partie de leur butin, non sans provoquer des dissensions dans l’équipage.

— Allons-y, il faut partir, déclara Surcouf lorsque la dernière caisse fut remisée dans la cale.

— Et l’équipage ? qu’en faisons-nous ? demanda Amund.

— Abattez-les, ordonna Rasteau. Il ne faut pas qu’ils donnent l’alerte.

— Hors de question, s’opposa le corsaire. Je vous l’interdis. Ligotez-les, et laissez les ici, nous serons loin avant qu’ils ne soient retrouvés.

— Mais, ils vont donner l’alerte, nous ne pouvons les laisser derrière nous, ajouta Andy. Je pense aussi qu’il faut s’en débarrasser.

— Regagnez le Renard immédiatement, c’est un ordre. Le premier qui touche à un cheveu des otages aura affaire à moi. Personnellement. C’est clair.

Le ton du corsaire et sa mine sévère ne soulevèrent aucune objection et les pirates abandonnèrent leurs otages ligotés les uns aux autres, tandis que le cotre entamait sa descente de la rivière, les brumes matinales se dissipant progressivement.

Boum ! Ils n’avaient pas fait trois cents mètres qu’un coup de canon retentit derrière eux. Le boulet ne fila pas dans leur direction mais était tiré depuis l’autre bord. C’était clair, l’objectif des Espagnols était de donner l’alerte de l’attaque au reste du convoi.

Boum !... Boum ! Boum ! Si le premier coup de feu n’était pas parvenu à leurs oreilles, ces derniers les auraient certainement alertés.

— Évidemment, pesta Rasteau. Que vouliez-vous qu’ils fassent ? Qu’ils nous laissent nous enfuir tranquillement avec leur or ? Ces salauds auront tôt fait de prévenir les leurs, et maintenant, bon courage pour nous sortir de ce guêpier. Ce fleuve est une véritable souricière dans laquelle nous nous sommes engagés comme des idiots, appâtés par l’odeur du fromage.

— Taisez-vous, et concentrez-vous sur le cap. Il serait stupide de nous abîmer sur un rocher, ou de heurter un tronc flottant à la surface. Et ne soyez pas si pessimiste, le brouillard nous camoufle encore assez pour passer inaperçus.

Les paroles de Surcouf furent vites démenties, car la brume se dissipa bientôt complètement, révélant aux pirates la vue du convoi espagnol, à quelques encablures devant eux. Visiblement, les coups de canons les avaient alertés, car le convoi avait ralenti l’allure, et deux des frégates étaient venues se placer dans les dernières positions afin de couvrir l’arrière-garde du convoi. A l’avant, une troisième frégate ouvrait la route, tandis que la quatrième filait au loin, semblant avoir abandonné le convoi.

— Ils ont envoyé un navire donner l’alerte à Buenos Aires, s’écria Nid-de-Pie depuis son poste d’observation.

— Bigre ! pesta Surcouf.

Le corsaire avait pensé rester en arrière du convoi, à distance des canons des frégates, et suivre ainsi les Espagnols jusqu’à l’embouchure du Rio Uruguay, là où le fleuve se jetait dans l’estuaire du Rio de la Plata, plus large, où il leur serait plus aisé de manœuvrer pour fuir. Mais cette dernière information contrecarrait son plan, car, si la frégate arrivait avant eux à Buenos Aires, l’embouchure du Rio serait bloquée par les navires espagnols et il leur serait impossible de filer vers l’Atlantique.

Il nous faut trouver un moyen de passer, et vite. Avec le vent de travers qui soufflait, le corsaire savait qu’il avait l’avantage en vitesse sur les frégates espagnoles, mais il ne pouvait dépasser la file des galions sans s’exposer aux canons meurtriers de celles-ci. Heureusement, à bonne distance devant eux, il vit son salut et celui de son équipage. Un rétrécissement dans le lit du fleuve. A cet endroit, les frégates pourraient certes rester de part et d’autre du convoi et passer à trois de front, mais il n’y aurait pas assez de place pour manœuvrer, et se placer en travers du chemin du Renard pour lui envoyer une bordée. Surcouf avertit son équipage de se tenir prêt à serrer le vent et à donner toute la voile possible dès ce goulot atteint par leurs adversaires. Perché au sommet de la vergue du grand hunier, Mircea sentait les battements de son cœur s’accélérer à mesure que le goulot se rapprochait. La tension de la situation exacerbait tous ses sens, il sentait le moindre changement de sens du vent, la moindre odeur dans l’air, et ses yeux étaient fixés sur ce point qui déciderait de sa vie ou de sa mort.

— Maintenant !

Quand l’ordre de Surcouf cingla, il relâcha la cargue-fond qu’il tenait fermement, laissant la voile déplier ses laizes et se gonfler au vent. Le cotre s’inclina un peu plus sur son flanc bâbord alors qu’il prenait de la vitesse et commença à revenir à vive allure sur les navires qui le précédaient. Comme l’avait prévu le capitaine, les frégates espagnoles se laissèrent glisser à l’arrière du convoi mais ne purent manœuvrer, et le Renard arriva bientôt à leur hauteur.

— Nous allons passer entre les deux, capitaine, nous allons nous faire descendre, s’écria Skytte, affolé.

— Il faut faire quelque chose, paniqua Tuba, virer, il faut virer !

— Non, ordonna Surcouf. Continuez, mais préparez-vous à empanner.

Le Renard commença à s’engager entre les deux frégates donc les sabords ouverts découvraient la gueule des canons prêt à faire feu sur le pauvre cotre. Encore quelques mètres et leurs capitaines leurs ordonneraient de cribler le cotre de boulets de quatre, six ou encore douze livres et de l’envoyer finir sa course au fond des eaux troubles du Rio Uruguay.

— Et… Maintenant ! Barre à tribord toute, on empanne !

— On Empanne, répétèrent en écho les pirates, réalisant la manœuvre.

C’est l’instant qu’avaient choisi les Espagnols pour donner l’ordre de faire feu, mais, vive comme l’éclair, la proue du Renard fila devant eux et se dégagea du champ de bataille, laissant les deux frégates espagnoles, horrifiées, se faire face, tandis que les mèches de leurs canons se consumaient inexorablement. La détonation fut assourdissante et les deux navires furent projetés en arrière, sous le coup de la déflagration. A si courte distance, les dégâts subis par les frégates furent destructeurs, et les cris des blessés fusèrent bientôt, déchirant le silence de la rivière.

— Il faut passer, maintenant, aboya Surcouf. Il leur faudra quelques minutes pour recharger, il est temps d’en profiter. Allez !

Manœuvrant de nouveau, le cotre s’inséra entre les deux navires touchés, profitant de la panique occasionnée par ce duel fratricide et les dépassa rapidement, afin de s’insinuer dans la file des galions marchands. Ces navires n’étaient pas armés à proprement parler et ne constituaient pas une véritable menace pour les pirates, mais il restait une frégate, en tête, qui pouvait encore leur opposer une résistance certaine. Cependant, le corsaire s’arrangea astucieusement pour toujours placer un navire du convoi entre lui et la frégate, afin de l’utiliser comme bouclier et empêcher par là même son adversaire de faire feu. Slalomant ainsi entre les vaisseaux, ils remontèrent la file des galions et dépassèrent le convoi, n’ayant plus devant eux que le fleuve, avec pour seul objectif d’arriver à son embouchure, signe de leur salut, le plus tôt possible.

Cependant, ces manœuvres leur avaient coûté énormément de temps, et la frégate partie en éclaireur devait déjà être arrivée à Buenos Aires pour donner l’alarme. En effet, lorsqu’ils atteignent les abords de la ville en début de soirée, un comité d’accueil était prêt à les recevoir : trois frégates barraient la sortie Nord de l’estuaire, tandis qu’au Sud, les tours de défense de la forteresse empêchaient tout passage. Dans le port, les navires de ligne de l’escadre en faction se préparaient à prendre la mer pour boucher complètement l’accès à l’océan. Il fallait agir vite et bien, ou la mission donnée par Louis à Surcouf risquait de se terminer dramatiquement à l’autre bout du monde connu.

— Ils ne connaissent pas notre puissance de feu, dit le corsaire à Xao, et doivent probablement la sous-estimer. Après ce que nous venons de faire, les Espagnols penseront surement que nous tenterons de fuir en louvoyant, et essaieront de nous intercepter. Surprenons-les en attaquant de front et en leur envoyant une bordée pour leur montrer notre puissance de feu, cela devrait les tenir à distance et nous permettre de mettre en place une stratégie.

— Bien capitaine, répondit l’artificier. Tout le monde à son poste, armez-moi ces canons bâbord.

En effet, les suppositions du capitaine étaient justes, et les trois frégates firent voile vers eux pour tenter de les encercler. Lorsque tous les artilleurs furent prêts, il ordonna à Azimut de virer de bord, en allant vers le Sud-Est, afin d’offrir le flanc du Renard aux trois frégates espagnoles. Ils prirent pour cible la plus proche d’entre elles, celle qui était le plus au Sud, afin de la faire dévier vers le Nord.

— Feu !

Les cinq boulets touchèrent la coque de la frégate en divers endroits, provoquant des dégâts inattendus de la part d’un si petit navire, mais encore bien insuffisants pour endommager sérieusement le navire. Comme souhaité, la frégate changea de cap et se rapprocha des deux autres, au Nord de l’estuaire.

Surcouf retourna auprès d’Azimut, qui barrait, afin de faire avec elle le point sur leur situation.

— Bien. Nous avons au Nord trois frégates qui se méfient de notre force de frappe, et au Sud, la forteresse de Buenos Aires qui nous coulera sitôt que nous approcherons d’un peu trop près.

— Sans compter les navires de ligne qui filent droit sur nous, compléta la pirate. Et le vent qui vient de l’Est et nous empêche de filer dans cette direction sans manœuvrer.

— En effet, le vent vient de l’Est, mais je pense que nous pouvons tirer profit de cette situation. Regarde ! Les galions viennent du Sud-Est, et, dès qu’ils auront appareillé, ils auront le vent le plus favorable possible pour fondre sur nous. Au Nord, les frégates auront aussi le vent dans le dos, donc voilà ce que je propose : il nous faut filer au Sud-Est, droit sur les galions. Depuis leur proue, ils ne pourront que nous viser avec leurs canons de chasse, moins précis, et notre navire, ainsi face à eux, offrira une moins grande cible que si nous étions de profil. Cela obligera les frégates à nous suivre, et les forcera à une allure où elles seront beaucoup moins à l’aise à manœuvrer. Une fois proche des galions il nous suffira de virer de bord et de mettre cap au Nord-Est pour nous échapper.

— Mais, en allant trop au Sud, nous risquons de nous mettre à portée de la forteresse, objecta Azimut.

— Tout sera une question de précision et de synchronisation, et là-dessus, je compte sur toi ! Xao, prends des hommes avec toi, et arme-moi ces caronades de chasse, je veux que tu fasses pleuvoir sur eux le feu des enfers.

— A vos ordres capitaines, répondit l’intéressé. Phaïstos, Tuba, Törmund, avec moi.

Suivant les ordres de son capitaine, galvanisé, l’équipage du Renard mit le cap sur le plus gros des dangers qui s’offrait à lui, à la surprise des Espagnols qui commençaient à en avoir assez de se faire mener par le bout du nez par ce misérable cotre qu’ils auraient mieux fait de couler au large du Brésil, lorsqu’ils en avaient encore l’occasion. Les navires de ligne de l’escadron argentin furent, comme l’avait prédit Surcouf, les premiers à faire feu sur le Renard au moyen de leurs canons de chasse, mais le manque de précision de ceux-ci était flagrant, et aucun boulet ne fit mouche. Lorsqu’il fut assez près pour les atteindre, Xao répliqua avec les deux caronades de chasse. Les caronades, invention plus récente et plus légère que les canons classiques, pouvaient tirer au choix des boulets ou de la mitraille. C’est la deuxième option qu’avait choisi le pirate chinois, car son objectif n’était pas d’endommager son adversaire, mais de blesser les artilleurs espagnols et ainsi empêcher les navires de ligne de répliquer. Cette stratégie s’avéra efficace, car des trois navires en tête de l’escadron, un seul répondit à la salve du cotre. Plus précis que la première fois, les ibériques frôlèrent le mât du Renard, manquant de peu de l’endommager assez sévèrement pour l’immobiliser définitivement.

Désormais, les navires étaient tout proches, et ils seraient bientôt dans la zone de portée des tours de la ville. Derrière eux, les trois frégates avaient entamé la chasse, mais l’allure du corsaire était trop proche du vent pour elles, qui durent mettre cap plus au Sud qu’au Sud-Est et avoir un peu de vent de travers pour tenir le rythme du cotre et ne pas se faire distancer. Cela avait pour effet de les éloigner de plus en plus de leur proie, et libérait ainsi la sortie Nord de l’estuaire, comme le voulait Surcouf.

C’était le moment choisi par le capitaine du Renard pour virer de bord.

— Barre à 45°, paré à virer.

— Paré, répondit Azimut.

— Paré, répéta Alizée, dans les voiles.

— Paré, compléta Zélia, au piano du grand mât.

— Et… virez, ordonna le capitaine.

La navigatrice poussa la barre franche du Renard pour lui faire prendre la direction du cap demandé. Lentement, le navire pivota, tandis que la vergue de grand-voile passait au-dessus de la tête d’Azimut. Les focs faseyèrent lorsque le navire se mit face au vent, puis il passa de bâbord amure à tribord amure, et les voiles se gonflèrent de nouveau tandis qu’Amund et Törmund, suivant les ordres de Zélia, bordaient les écoutes des focs.

— En route au 45, annonça finalement Azimut, une fois le Renard stabilisé sur son cap.

Très à l’aise depuis les modifications apportées à sa coque, le cotre fendit l’eau, atteignant rapidement une vitesse de croisière de douze nœuds, impossible à suivre à cette allure pour les lourds navires de ligne aux voiles carrées, ni pour les frégates, peu adaptées pour remonter ainsi au vent. A distance raisonnable de la côte Uruguayenne, au Nord du Fleuve, l’équipage opéra une dernière manœuvre de virement de bord pour filer vers la sortie de l’estuaire, au cap Est-Sud-Est, puis Sud-Sud-Est, désormais hors de portée des Espagnols.

— Hourra ! hurlèrent les pirates à l’unisson, célébrant cette victoire exceptionnelle du cotre face à une escadre complète de l’armada espagnole.

— Et maintenant, à nous l’Atlantique, annonça Azimut à Surcouf, lorsque le corsaire vint la rejoindre à la barre. Je pense qu’il sera plus prudent de contourner la tempête par le Sud, maintenant, avec le temps perdu pour notre attaque.

— Oui, je suis d’accord. Va te reposer dans ma cabine, je vais prendre la barre un moment.

La pirate ne lui refusa pas cette proposition, épuisée d’avoir veillé toute la nuit en guettant l’arrivée du convoi espagnol.

Tandis que Surcouf gouvernait calmement, éclairé par les rayons argentés de la pleine lune, Mircea vint le rejoindre.

— Ah, te voilà, toi, lui dit le corsaire. Où est Oscar ?

— Il dort, répondit le garçon. Nous ne prenons notre quart qu’à minuit, mais je n’arrive pas à trouver le sommeil.

— Viens, l’invita Surcouf. Connais-tu les étoiles du Sud ?

— Non, répondit Mircea. Je n’ai jamais été dans cette partie de la terre. A ce propos, est-il vrai que la terre est ronde ?

— C’est ce que disent les savants. Mais tu auras l’occasion d’en juger par toi-même, d’ici la fin de notre voyage. Regarde, ici, il y a la Croix du Sud, désigna-il en montrant une constellation en forme de petite croix latine. Et juste au-dessus, la constellation du Centaure. La Croix du Sud est très importante pour te repérer, la nuit, tout comme l’étoile polaire, au Nord.

— La Croix du Sud, d’accord.

— Tu veux prendre la barre ? Allez, viens.

Ils devisèrent ainsi sur les étoiles, les constellations, et la lecture du ciel pendant tout le début de la soirée, Surcouf apprenant à Mircea comment barrer d’autant plus que dans le quart Tribord, c’est Singh qui s’occupait de cette tâche, alors qu’elle n’était pas spécialiste en la matière et avait beaucoup plus de choses à faire dans les voiles. Dans les deux autres quarts, c’était à Zélia et Victarion, tous les deux rompus à l’exercice, qu’incombait cette responsabilité.

Ding-Ding-Ding. Skytte sonna le changement de quart. Quelques minutes plus tard, c’est un Oscar ensommeillé, Cebus sur son épaule, qui remonta de la cale où il dormait. Singh vint prendre le relais de Surcouf tandis que Dents-Longues s’approcha des deux garçons.

— Venez avec moi, leur dit-il.

Mircea lança un regard interrogateur en direction du capitaine qui le gratifia d’un sourire paternaliste et l’invita à suivre le pirate d’un hochement de tête. Dents-Longues entraîna les deux garçons jusqu’au centre du navire et leur lança l’un et l’autre leurs fleurets d’entrainement qu’ils saisirent au vol.

— Bien, commença-il. Je vous ai regardé vous battre, pendant l’attaque du galion, et votre technique de duel est loin d’être parfaite. Il est temps de remédier à cela. Je vais faire de vous de fins bretteurs, car c’est à ses talents de duelliste que l’on reconnaît un bon pirate. En garde !

Les deux adolescents se mirent face à face, comme lorsqu’ils s’entraînaient avec Surcouf, et entamèrent un duel. Ils se rendirent coup pour coup au cours d’un combat équilibré sur tous les plans, jusqu’à une erreur de placement de Mircea qui ouvrit à Oscar une porte en direction de son flanc droit que le blondinet saisit immédiatement pour toucher son adversaire. Dents-Longues les regardait attentivement, étudiant chaque mouvement, chaque déplacement des garçons, et analysant leurs attaques comme leurs défenses. Finalement, il leur demanda d’arrêter le combat.

— Vous connaissez les attaques et les parades de base, et cela est bien, et largement suffisant pour l’instant. Je pourrais perdre mon temps à vous apprendre des passes difficiles et dangereuses, mais cela sera inutile, car le véritable problème vient de vos jambes. Il faut que vous travaillez votre équilibre et votre placement, car celui-ci est déterminant dans un duel. Vos yeux doivent être concentrés en permanence sur la pointe de votre adversaire, et non pas regarder le sol où vous posez les pieds. Vos jambes doivent jouer ce rôle, il faut que vous appreniez à utiliser vos autres sens pour vous déplacer, pour garder votre vue fixée sur l’épée qui veut vous transpercer. Il faut que votre équilibre soit aussi subtil que celui du chat au bord d’une fenêtre, il faut que vous perceviez le sol sur lequel vous marchez sans le voir. Venez.

Il dénoua le bandeau qui retenaient en arrière sa longue crinière de boucles noires et le plaça sur ses yeux. Il dégaina sa rapière et sauta d’un bond sur la rambarde du bastingage, se réceptionnant sur le bois tel un chat, sans le moindre bruit. Toujours aveugle, il marcha de long en large sur l’étroite bande marquant le bord du navire, à quelques mètres au-dessus des flots sombres de l’océan, sans jamais être déséquilibré. Dès qu’il sentait le navire taguer légèrement sur son flanc, il redressait le bras, ou pointait vers le bas la pointe de son épée pour absorber les moindres mouvements de la coque du Renard. Il redescendit et rangea sa longue rapière dans le fourreau qu’il portait à sa ceinture. Sa lame était fine et acérée, et son pommeau était ouvragé avec raffinement. La poignée d’or représentait une femme nue, et la garde un immense corbeau d’argent aux ailes déployées. Pendant l’heure qui suivit, il demanda à Oscar et Mircea de faire de même, sans avoir les yeux bandés, bien évidemment, mais la difficulté de l’exercice était suffisamment grande pour avoir besoin d’y ajouter un obstacle supplémentaire. Au début, les garçons avaient peur de tomber dans la mer, et leur instinct les poussait constamment vers le centre du navire, si bien qu’il leur était impossible de garder leur équilibre plus de quelques secondes sur le bastingage étroit du Renard. Mircea était évidemment le plus à l’aise des deux et il fut le premier à surmonter sa peur, et à tenir sur le remblai, malgré les cahots continuels des vagues sur la coque. Il réussit même à faire quelques pas, et lorsqu’Oscar parvint enfin à se hisser durablement sur la mince rambarde, Mircea cavalait déjà aisément des haubans du grand mât jusqu’à la proue, s’aventurant même jusqu’à la pointe du mât de beaupré, secoué par le roulis et trempé par les embruns. Dents-Longues estima que l’exercice avait assez duré et interrompit la séance, les envoyant briquer la plateforme de hune, mais précisant qu’il souhaiterait désormais les entrainer ainsi au moins une heure par jour, pour le plaisir d’un Mircea ravi, et le malheur d’un Oscar à la mine grise et renfrognée.

Surcouf avait regardé les garçons s’entraîner ainsi pendant près d’une heure avant de se convaincre des bonnes intentions du Long-Couteau et de se résoudre à aller s’allonger dans sa cabine. Lorsqu’il descendit vers une heure du matin, il trouva Alizée, fraîchement réveillée, attablée à son bureau, la mystérieuse carte des bénédictines toujours étendue sous ses yeux. Les rayons de la pleine lune filtraient à travers un sabord ouvert, et éclairaient le tissu jauni du planisphère, faisant briller d’un étrange éclat les écritures incompréhensibles du message. La carte en elle-même brillait, parsemée de points argentés qui miroitaient en reflétant la lumière de l’astre de la nuit. La navigatrice était absorbée par son travail, griffonnant des lettres sur un morceau de parchemin, qu’elle barrait et réécrivait sans cesse.

— J’ai trouvé ! s’exclama-elle finalement.

— Comment ? répondit le corsaire.

— La clef, j’ai trouvé la clef du message de la carte. Je me doutais bien qu’il y avait une histoire d’anagramme.

— Dites-moi, s’impatienta Surcouf. Quelle est donc cette clef ? Et que signifie le message ?

— Venez-voir, répondit-elle. Voilà.

Elle écrivit sur son morceau de papier.

— Boussole. B-O-U-S-S-O-L-E. Si l’on mélange les lettres, on trouve “O SOUS LE B” ou bien “B SOUS LE O”, je ne sais pas encore dans quel sens le lire. Donc, si on prend l’alphabet et que l’on place le O sous le B, on trouve :

ABCDEFGHIJKLMNOPQRSTUVWXYZ

NOPQRSTUVWXYZABCDEFGHIJKLM

Ainsi, UTPEX AM UNTDGX devient HGCRK NZ… non, ça ne marche pas. Essayons l’autre… B sous le O… ça revient au même. Mince. J’étais persuadée que ça marcherait.

— Ne te fatigue pas, répondit Surcouf, et retourne te coucher. Nous finirons bien par déchiffrer ce satané message. Mais pour cela, il nous faut nous reposer. Bonne nuit.

Joignant le geste à la parole, il enleva ses lourdes bottes de cuir, accrocha sa veste et sa ceinture au crochet fiché dans la porte de sa cabine, et grimpa dans le hamac qu’il avait installé pour lui depuis qu’il avait cédé sa couchette à Azimut. La pirate se résigna au bout de quelques minutes et consentit à se coucher, laissant sur la table la carte des bénédictines, qui scintillait toujours étrangement sous les rayons ivoiriens soufflés par les Sélénites depuis leur astre céleste.

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