Chapitre 16 : Piégés par les espagnols

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Au fur et à mesure que les jours passaient, l’équipage gagnait en confiance, et le Renard en vitesse et en stabilité, malgré les plaintes continuelles d’Alizée. Sur les conseils de Xao, Surcouf avait décidé de gaspiller quelques boulets ainsi qu’un tonneau de poudre, afin de permettre à ses hommes de s’acclimater au maniement des canons. S’il fallait habituellement six hommes pour un canon de six livres, et huit pour un canon de douze livres, l’équipage du Renard ne pouvait attribuer que deux hommes par canon, et trois pour les plus gros. Ainsi, des essais avaient été lancés, et chaque membre d’équipage avait tenté d’atteindre un tonneau largué à la mer et maintenu par une corde à une encablure de l’étrave du cotre. Un canon de six livres avait été déplacé dans la cabine de Surcouf, où un sabord était aménagé sur la poupe, et chacun tenta de tirer, en visant le tonneau. Si Mircea, Mériadec, Hyppolyte ou encore Dents-Longues s’étaient révélés de piètres tireurs, d’autres, comme Heuer, Tuba, Skytte ou encore Andy se rapprochèrent de la cible sans toutefois la toucher. Oscar fut le plus proche, et son boulet trancha la corde qui retenait le tonneau. Ce dernier commença à dériver, tandis que le Renard poursuivait sa route. Vint alors le tour de Xao. Surcouf demanda à ce qu’un deuxième baril soit jeté à l’eau mais l’artificier refusa. Le canon fut remis en place, chargé, et paré à faire feu. Le pirate mandarin ajusta la mire, observant les courants, les vagues et le vent, le regard fixé sur le tonneau qui s’éloignait de plus en plus. Profitant de la houle pour augmenter son angle de tir, il ordonna que Surcouf allume la mèche tandis qu’il s’éloignait. Le canon cracha son boulet en reculant violemment, et le projectile flotta quelques secondes en l’air, survolant les vagues tel un goéland en chasse, avant de toucher le baril, désormais presque hors de vue des pirates, qui explosa dans une gerbe d’eau salée.

— Hourra, s’exclamèrent-ils.

La répartition des hommes sur les canons s’organisa peu à peu, et les tireurs ajustèrent leur mire au fur et à mesure que l’entrainement s’intensifiait. Tag et Heuer ne cessaient de se plaindre du mauvais équilibre du navire, et du surpoids créé sur l’avant par les canons de 12, les canons de 6 et les deux caronades de chasse. Surcouf restait cependant sourd aux plaintes des deux ingénieurs, prétextant qu’il était plus important d’avancer vers leur but que de passer plusieurs jours à déplacer toutes les pièces d’artillerie. Et le Renard avançait bon train. Ils avaient déjà quitté les Caraïbes et longeaient à présent la côte brésilienne, côtoyant les étendues verdoyantes de l’Amazonie, où la forêt rejoignait la mer. Pour l’instant, Surcouf ne voulait pas quitter la façade Ouest de l’Atlantique, car il préférait utiliser les vents de terre, chauds et puissant, qui venaient frapper le travers du cotre, une allure où le navire était à son aise, plutôt que d’affronter l’immensité de l’océan, et ses vents imprévisibles. Il avait prévu de ravitailler à Buenos Aires avant de tenter cette périlleuse traversée.

Un matin alors qu’il était en poste en vigie, Nid-de-Pie aperçut une forme blanche, à l’Est. Petit à petit, la silhouette d’un oiseau se dessina, qui volait droit sur eux et semblait épuisé. En quelques minutes, la colombe avait rattrapé le cotre, et se posa sur le gaillard d’arrière. A sa patte, elle portait une bague à laquelle était accroché un message. Averti par son guetteur, Surcouf recueillit l’animal, lui donna à boire, et le déposa dans sa cage, auprès de sa moitié. Il déroula le message d’Éléonore et le parcourut, ses mains tremblant d’excitation.

Cher amour,

J’ai reçu votre lettre qui réveilla en moi la flamme de la passion qui m’anime. Si la blessure de votre départ laissa mon cœur ouvert en proie au vent glacé des Alpes, la lettre que vous m’écrivîtes vint atténuer quelque peu ma douleur. Vous parliez de panser des blessures anciennes, des blessures de cœur, des blessures d’amour, sachez, mon cher amour que cette lettre, je la porte tout contre mon sein gauche, pansement de papier réchauffant mon corps à vos pensées. Ici, l’été s’en fut avec votre départ avant même que juin n’ait tiré sa dernière révérence. Des torrents de larmes déversées par le ciel ont détruit les cultures, endommagé la laine, et les sœurs ont prié le seigneur, mais l’orage n’est parti que pour laisser en août place à des neiges estivales. Le monastère était emprisonné sous une couche de neige, et je me plaisais à me promener le long des sentiers que nous arpentions jadis, écrivant pour vous des lettres enflammées que je ne peux que conserver.

J’espère que lorsque vous aurez reçu cette lettre, vous aurez su former l’équipage dont vous me parliez, et je suis heureuse de savoir qu’Oscar est ravi de naviguer à vos côtés. Mais n’oubliez pas, amour, que nos conversations peuvent tomber en de mauvaises mains, et je vous conjure de ne plus me donner de détails comme vous l’aviez fait lors de votre précédente lettre.

J’ai hâte de recevoir, amour, la prochaine de vos lettres, et lire avec les lèvres les mots que votre cœur osera bien écrire sur le fin parchemin de notre histoire. C’est d’une main tremblante que j’écris ces quelques mots, tournant déjà mes yeux vers l’Ouest, espérant le retour de cette forme blanche qui comblera mon désir.

Éléonore.

Il replia la lettre, et retourna à sa cabine pour répondre immédiatement, son esprit soudain submergé par des vagues d’émotion qu’il ne soupçonnait pas.

— Voile à six heures !

Laissant là ses émois matinaux, Surcouf se précipita sur le pont à l’appel de Nid-de-Pie. Il n’était pas le seul, car, de quart ou de repos, la plupart des pirates se ruèrent sur le gaillard d’arrière, pour apercevoir le navire annoncé par la vigie.

— Quelle classe ? demanda Surcouf, ne pouvant distinguer la taille du navire.

— Frégate, répondit Nid-de-Pie. Espagnole, capitaine, espagnole !

Fichtre, pensa le corsaire. Les Espagnols maintenant ! Qu’est-ce qu’ils nous veulent ? Ont-ils eu vent de notre attaque de leurs goélettes ? Sont-ils à la recherche du trésor ? Ou bien est-ce une simple coïncidence ? Que faire ?

— Faites donner toute la voilure ! à cette allure, nous devrions pouvoir les distancer.

Sous les ordres d’Alizée, les pirates s’activèrent sur les vergues et dans les haubans pour déployer toute la toile du Renard. Aussitôt, le navire prit de la vitesse, et la frégate commença à diminuer de taille à mesure qu’elle s’éloignait, incapable de tenir le rythme. Malheureusement, le vent avait décidé de jouer avec les Espagnols, et il se mit à tourner en début d’après-midi, virant au grand largue, tribord amure. A cette allure, la grand-voile du cotre perdait de son intérêt, et les immenses voiles carrées de la frégate donnaient leur plein potentiel, aussi commença-elle à refaire son retard sur le corsaire. Le navire espagnol se rapprochait à mesure que les heures passaient, et il ne faisait maintenant plus aucun doute qu’ils étaient en chasse. Si les options du corsaire étaient nombreuses au moment où son guetteur avait annoncé le navire ennemi, elles étaient désormais réduites à peau de chagrin. Il lui était à présent impossible de rejoindre la côte et de se cacher dans une crique brésilienne, car ils étaient à vue de la frégate qui ne manquerait pas de les retrouver. Ils ne pouvaient pas non plus tenter la traversée de l’Atlantique pour échapper à leurs poursuivants, car les vents seraient toujours aussi favorables aux Espagnols, et leurs réserves de nourriture et d’eau s’étaient considérablement amoindries depuis leur départ de Tortuga. Finalement, il ne leur restait plus qu’à poursuivre leur route et espérer rester hors de portée des canons de chasse de la frégate jusqu’à la nuit, où l’obscurité leur permettrait peut-être de faire faux bon à leurs poursuivants.

Vers dix-huit heures, la frégate, qui semblait, à la vue de sa figure de proue, être le San Cristóbal, une des plus récentes, mais aussi rapide frégate espagnole, commença à tirer sur le cotre corsaire. Le boulet finit sa course dans l’Atlantique à près d’une encablure du Renard, dans une gerbe d’eau et d’écume. La chasse était lancée !

Tous les quarts d’heure environ, les Espagnols tiraient un boulet, afin d’estimer la distance du navire chassé. Les projectiles terminaient tous leur course dans la mer, mais se rapprochaient de l’étrave du Renard à chaque tir. Vers vingt-et-une heure, le vent commença à tomber, et les écarts se stabilisèrent, alors que les boulets du San Cristobal ne finissaient leur course qu’à une dizaine de mètres seulement du cotre. Surcouf espérait ainsi attendre la nuit pour tenter d’échapper à son poursuivant lorsque devant eux se dessina l’immense silhouette du Santissima Trinidad. Le gigantesque galion espagnol était tout proche, et, alors que Surcouf allait annoncer à ses hommes d’empanner pour fuir vers l’Atlantique, les six canons de chasse du galion crachèrent sur le Renard une bordée meurtrière qui fit voler en éclat le gaillard d’avant du cotre. Des morceaux de bois furent projetés tout autour d’eux, les échardes étant à l’époque souvent plus meurtrières que le boulet en lui-même. En effet, quand la poussière fut retombée, Surcouf put découvrir l’étendue des dégâts : le docteur Faucheuse agonisait dans une mare formée de son propre sang, le cou transpercé par un éclat de bois du bastingage, tandis que Tag hurlait en se roulant par terre, ses deux jambes emportées sous les genoux par un boulet dévastateur. Le reste de l’équipage semblait sonné par la violence de l’impact, comme si le temps s’était brusquement ralenti au point de s’arrêter. Zélia se rua sur le capitaine et hurla pour couvrir le vacarme des cris de Tag, agonisant.

— Nous ne pouvons pas rester ainsi, il nous faut abaisser le pavillon et nous rendre, nous ne survivrons pas à une seconde bordée du Santissima.

Ces paroles sortirent Surcouf de sa torpeur.

— Vous avez raison. Virez et mettez-moi ce navire face au vent ! Maintenant ! Abaissez le pavillon français, vite ! Nous n’avons pas une minute à perdre !

Les pirates se mirent en action, et le navire pivota pour venir se mettre face au vent en signe de reddition, abaissant son pavillon blanc. Le galion se mit de profil, laissant le cotre à portée de ses canons, et mit à l’eau une chaloupe, tandis que la frégate rattrapait le Renard pour venir couper sa route en cas de tentative de fuite. La délégation espagnole arriva sur le pont du cotre, et les soldats inspectèrent le navire de fond en comble. Ils ne trouvèrent rien d’autre que la carte, la boussole brisée, et la bourse à moitié vide offerte par Louis.

— Que faites-vous dans ces eaux ? demanda l’émissaire envoyé par le capitaine du Santissima Trinidad.

— Je suis en mission pour sa majesté le roi Louis, répondit Surcouf. En personne, insista-il.

— Oui, c’est ce que nous disent tous les corsaires français, mais en dehors de leurs lettres de marque, rien ne prouve que le roi en personne, comme vous dites, les a investis d’une telle mission. Nous confisquons ce navire et mettons son équipage aux arrêts pour navigation illégale dans des eaux appartenant à la couronne d’Espagne. Nous savons ce que vous autres corsaires venez faire dans ces eaux. Vous chassez nos navires marchands chargés de l’or et de l’argent extrait par nos hommes des mines d’Argentine et du Paraguay.

Surcouf sortit alors le sauf-conduit écrit par Louis faisant état de la mission secrète et hautement importante dont le corsaire était investi, et le tendit à l’émissaire espagnol.

— Tenez, lisez. Vous pouvez réquisitionner notre navire et nous jeter tous en prison, mais vous risquez un incident diplomatique en agissant ainsi. Et je doute sincèrement que votre capitaine ne veuille être responsable d’une guerre entre son pays et la France, dont le principal allié est l’Angleterre, si je peux vous rafraichir la mémoire. Allez donc lui demander ce qu’il en pense. Et faites-nous envoyer un médecin, nous avons ici un homme qui nécessite des soins urgents.

L’émissaire, hésita, discuta avec son lieutenant, avant de finalement repartir en direction du galion, pour rapporter ces informations à son capitaine, emportant avec lui la lettre de Louis et la bourse de Surcouf. Il revint une heure plus tard, la tête basse.

— Bien, votre lettre semble émaner du roi en personne, et mon capitaine ne souhaitant pas créer d’incident diplomatique, nous allons vous laisser repartir. Cependant, nous gardons la bourse, considérez ceci comme un paiement de votre incursion dans les eaux espagnoles.

— Et le médecin, avez-vous parlé du médecin ?

— Oui, mon capitaine a jugé que notre médecin de bord avait des occupations plus impératives que de soigner votre homme. Nous devons repartir car la couronne ne peut pas se permettre d’immobiliser sa tête de pont en la personne du Santissima Trinidad pour un simple gabier français. Messieurs-Dames, Adieu, dit-il finalement en regagnant sa chaloupe.

Déjà, l’énorme galion commençait à manœuvrer pour quitter la zone. Surcouf se rendit au chevet de Tag, qui hurlait toujours de douleur, son frère à son côté.

— Comment allons-nous faire ? demanda-il, notre médecin est mort. Il va se vider de son sang.

Surcouf sortit son pistolet, et s’apprêtait à abréger les souffrances du pirate, lorsqu’Alizée l’écarta violement. Elle tenait dans ses mains l’un des livres d’anatomie du Dr Faucheuse.

— Poussez-vous, ordonna-elle à son capitaine et à Heuer. Allez me chercher une scie, des draps blancs, une lanière de cuir et une bouteille de rhum. Phaïstos, il faut que la scie soit chauffée à blanc, et demande à Rasteau une bassine d’eau bouillante aussi.

Les trois hommes s’exécutèrent, ne comprenant pas vraiment ce que la jeune fille comptait faire. Rasteau ayant toujours de l’eau sur le feu, il ne fut pas compliqué de ramener une bassine d’eau bouillante. Phaïstos plongea la scie du bord dans l’âtre, tandis que Surcouf et Heuer ramenaient le reste des instruments demandés et le rhum. La jeune femme donna une gorgée de rhum à Tag, puis lui ordonna de mordre dans la ceinture de cuir tendue par Surcouf. Elle ingurgita les trois quarts de la bouteille pour se donner du courage, et prit son couteau qu’elle plongea dans l’eau bouillante avant de s’accroupir devant la jambe du pirate.

— Il y a des morceaux de bois incrustés dans la chair. Je vais devoir les retirer ou il risque de s’infecter. Tenez-le solidement.

Les hommes s’exécutèrent tandis qu’elle approchait la lame brulante de la plaie. Tag hurla en mordant désespérément dans le cuir, avant de s’évanouir sous la douleur. Alizée travailla pendant des heures au nettoyage de la plaie, avant de cautériser le tout à l’aide de la lame de la scie rougie par le feu. L’odeur de chair brulée qui se dégageait du corps inerte du pirate était insupportable, et, une fois le dernier bandage réalisé, la jeune femme vomit avant de perdre connaissance à son tour, de grosses gouttes de sueur perlant sur son front délicat.

Skytte remonta de la cale pour annoncer la présence d’une voie d’eau à l’avant. Même si cette dernière n’était pas d’une importance alarmante et ne menaçait pas directement la survie de l’équipage, Surcouf préféra prendre la décision d’accoster sur la côte brésilienne pour réparer l’avarie. Törmund et Amund se chargèrent de pomper l’eau de la cale pendant la courte traversée jusqu’au rivage, puis ils échouèrent le Renard sur une plage de sable brûlant. Surcouf divisa ses hommes en deux équipes, qu’il répartit dans la forêt. Hyppolyte, Zélia, Victarion et Phaïstos furent chargés d’inspecter les alentours et de sécuriser la zone, tandis que les autres récupérèrent les scies et choisirent un palétuvier qu’ils entreprirent de débiter pour réparer le navire. A une dizaine de kilomètres du lieu d’amarrage du Renard, Victarion repéra un village amérindien composé d’une quinzaine de cases tout au plus. Ce dernier était alimenté par une rivière dont l’embouchure arrivait heureusement à plus de deux miles au nord de leur campement. Ainsi, si les indigènes utilisaient la rivière comme moyen de transport, ils ne tomberaient pas par hasard sur leur point de chute. Comprenant que le nord était condamné s’ils voulaient conserver leur discrétion, ils prolongèrent leurs expéditions vers le sud pour trouver de la nourriture.

A l’aube du deuxième jour après la bataille contre les espagnols, Tag commença à souffrir de la fièvre. Malgré les soins prodigués par Alizée, les cicatrices de ses deux jambes s’étaient infectées et la chair en putréfaction empestait aux alentours du pirate, si bien que les autres membres d’équipage avaient établi leur campement sur la plage et fuyaient le navire comme la peste. La jeune femme avait lu et relu les livres laissés par leur ancien médecin de bord, mais rien en dehors d’une seconde amputation ne préserverait le pauvre ingénieur de son funeste destin, ce à quoi il avait répondu par la négative à chaque proposition d’Alizée ou de Surcouf.

— Il faut trouver une solution pour faire tomber la fièvre, se désespéra Alizée. Ou il risque bien de mourir d’une crise avant que l’infection ne se propage assez pour le tuer. Mais dans ses livres, le médecin du bord ne signale aucun remède ou plante miracle que nous pourrions utiliser contre la fièvre. Je ne sais pas comment faire, Surcouf, je suis perdue.

— Cebus ! s’exclama Oscar qui avait écouté toute la conversation.

— Quoi Cebus ? lui répondit le corsaire. Quel est le problème avec ton singe ? Il a encore disparu ? Oscar, tu ne vois pas que nous sommes occupés et que nous avons autre chose à faire que de partir à la recherche de ton capucin !

— Non, non, Cebus ! Je voulais dire, il connaît la jungle, il y est né, enfin, c’est inné chez lui. Je me suis dit que.. enfin… qu’il pourrait peut-être trouver une plante capable de faire tomber la fièvre.

— Tu… tu en es sûr ? demanda Alizée, surprise.

— Non…enfin… il comprend ce que je lui demande, et il est plein de ressources, alors…

— Nous n’avons rien à perdre à essayer, trancha Surcouf. Oscar, retrouve ton singe et demande-lui de nous trouver cette fameuse plante.

Au bout de quelques minutes, Oscar finit par retrouver le facétieux capucin, qui faisait des cabrioles au bout du mât de Beaupré.

— Cebus, Cebus, viens ici ! hurla Oscar à son adresse.

Qu’est-ce qu’il me veut encore ? Je n’ai rien volé, cette fois-ci, pensa le singe. Peut-être veut-il jouer avec moi ? On verra s’il arrive à m’attraper, alors !

Rapide comme l’éclair, le capucin grimpa le long de l’étai de clinfoc, qui montait jusqu’à la plateforme de hune.

— Cebus ! redescend tout de suite, ce n’est pas le moment de jouer ! J’ai quelque chose à te demander.

Obéissant, le singe revint auprès de son ami. Oscar lui expliqua ce qu’il attendait de lui, et Cebus disparut en direction des arbres qui bordaient la plage. S’enfonçant dans la végétation luxuriante de la jungle, il naviguait entre les racines des plus grands arbres de la forêt vierge, prenant bien soin d’éviter celles qui ressemblaient de trop à un anaconda ou à toute autre sorte de serpents, qui infestaient les lieux. Plante-Fièvre-Tag-Urgent se disait-il. Même si ce n’était que la fin d’après-midi, il faisait déjà presque nuit, au pied des arbres, tant l’épaisseur de la canopée absorbait la lumière du soleil. Au bout de quelques centaines de mètres, il grimpa dans un ficus, utilisant les nombreux troncs secondaires de l’arbre, issus de racines aériennes, comme autant d’échelles de bois pour rejoindre le feuillage touffu du Moracée.

En haut, il trouva des figues mûres, et se laissa appâter par l’odeur sucrée des fruits. Assis sur une des branches hautes du ficus, Cebus dégusta son goûter en observant les bruits étranges de la forêt. Autour de lui, c’était un flot ininterrompu de bruits en tous genres. Au loin, une femelle singe araignée sautait de liane en liane pour rejoindre ses petits, utilisant sa queue musclée comme un cinquième membre pour se balancer. En dessous de lui, une bande de ouistiti à toupet se disputaient les faveurs d’une femelle. Un toucan survola la cime des arbres, se rendant d’un noyer du Brésil à un autre, de son vol caractéristique.

Soudain, Cebus se rappela les paroles d’Oscar ! Plante-Fièvre-Tag-Urgent. Il glissa deux figues dans les poches de sa veste de velours noire et abandonna son festin pour continuer son ascension vers la canopée, grimpant aux lianes d’un hévéa qui culminait à plus de trente mètres de hauteur. Plante-Fièvre-Tag-Urgent, répétait-il sans cesse dans sa tête. Il fallait qu’il trouve cette plante miracle, et vite, car Oscar comptait sur lui. Plante-Fièvre-Tag-Là ! Il vit soudain l’arbre qu’il cherchait depuis quelques minutes : un carapa. Il était situé à une centaine de mètres de lui, mais les yeux perçant du capucin distinguaient nettement les fruits jaunes de l’arbre dont l’écorce était utilisée par les indiens d’Amazonie comme fébrifuge. Il couvrit la distance en quelques minutes, voltigeant de branche en liane et de liane en branche, parfaitement à son aise dans son milieu naturel.

Cependant, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre l’arbre sauveur, il tomba nez à nez avec un singe hurleur. Le primate au pelage roux mesurait deux fois la taille de Cebus et près de trois fois son poids, et il semblait bien décidé à lui barrer la route. Il retroussa sa lèvre supérieure, dévoilant ses canines acérées, et cria en direction de Cebus. Le capucin, bien qu’impressionné par la taille de son congénère, n’était pas prêt à abandonner pour autant, et il se ramassa sur lui-même, prêt à bondir sur son adversaire, tout en poussant des petits cris de colère. Ce duel verbal dura quelques minutes, et le combat semblait inévitable, aucun des deux primates ne voulant céder de terrain, mais, alors que Cebus simulait une énième attaque en hérissant tous les poils de son dos, le singe hurleur fit demi-tour, disparaissant dans la verdure. Le capucin renonça à poursuivre le couard, savourant bien assez sa victoire, et désormais concentré sur la tâche qui lui incombait : récupérer l’écorce qui sauverait Tag.

Mais son répit ne fut que de courte durée, car, alors qu’il s’apprêtait à descendre le long du carapa, le ciel s’assombrit, et le soleil disparut sous une ombre gigantesque. Relevant la tête, Cebus aperçut ce qui avait causé la fuite du singe hurleur : une harpie féroce. L’oiseau, qui mesurait près de deux mètres d’envergure, était le plus grand rapace de la forêt, et le singe était son plat préféré. Cebus tenta désespérément de fuir, mais il était trop tard, les serres de la harpie se refermèrent sur lui, et l’oiseau l’emporta dans les airs. Il tenta de se débattre, en vain, les serres de près de dix centimètres de longueur le retenant prisonnier. A tire-d’aile, la harpie le ramenait vers son nid, où sa progéniture affamée au duvet blanc comme neige attendait impatiemment son déjeuner.

Mais, alors que la mère battait des ailes pour ralentir l’allure avant d’atterrir dans son aire, un violent choc la propulsa en arrière, et elle lâcha instantanément le singe qui chuta inévitablement vers le sol, cinquante mètres plus bas. Reprenant ses esprits, la harpie tenta d’identifier son mystérieux agresseur.

C’était Leevi, la chouette lapone de Wardin.

L’animal s’était jeté sur la ravisseuse de Cebus, enfonçant dans son poitrail ses serres acérées. Les deux oiseaux engagèrent alors une bataille féroce, tout en perdant de l’altitude et en se rapprochant dangereusement de la cime des arbres. Ils heurtèrent les premières feuilles de plein fouet, la violence du choc séparant les deux rapaces qui continuèrent de filer vers le sol. Cebus, lui, continuait sa chute mortelle vers le rivage désert et asséché d’un affluent de l’Amazone, ne trouvant aucune branche à laquelle se rattraper. Alors, un éclair brun-roux fendit le ciel, le rattrapant à toute vitesse. La silhouette familière de Balaïkhan fondait sur lui, et le rattrapa quelques mètres avant qu’il ne touche le sol. Le capucin atterrit sur le plumage doux et soyeux de l’aigle, qui reprenait déjà de l’altitude. Une fois rétabli au-dessus de la canopée, Balaïkhan prit la direction du Renard, bientôt rattrapé par Leevi qui s’était remis de sa chute, tandis que derrière eux, le cri de la harpie féroce déchirait l’air, le rapace meurtri et privé de dîner reprenant sa chasse crépusculaire.

Au troisième jour de la fièvre, Tag commença à délirer dans le demi-sommeil qui était devenu son quotidien. Si, la journée, il arrivait à avoir un discours à peu près cohérent, la nuit ses rêves étaient emplis de monstres étranges aux couleurs fantasques qui le tourmentaient sans cesse, et les cris inhumains qu’il poussait avaient fait fuir tous les animaux à un mile à la ronde. Rien ne troublait le calme paisible de la forêt que ses hurlements, et les pirates ainsi privés de sommeil commençaient à être de plus en plus agressifs les uns envers les autres. Surcouf avait déjà dû séparer par deux fois Heuer et Dents-Longues, ce dernier étant bien décidé à abréger les souffrances du malheureux ingénieur. Si son frère jumeau, Alizée et Surcouf se relayaient sans cesse à son chevet, c’était pour tenter de calmer la fièvre autant que de le protéger des autres membres d’équipages, dont les cernes accentuaient les traits carnassiers au fur et à mesure que les heures d’insomnie passaient.

— Nous ne pouvons pas le laisser dans cet état, dit la jeune femme au corsaire. Il faut agir, et vite, sinon l’infection gagnera son sang et c’en sera fini de ses chances de survie.

— Que proposes-tu ? répondit le corsaire. Voilà trois jours déjà que nous tentons de le convaincre et il reste insensible à nos conseils.

— Il faut passer outre, trancha la jeune femme. Demande aux jumeaux, Andy et Rasteau de le tenir solidement pendant que j’opèrerais. J’ai étudié un peu plus les livres du médecin, et je pense pouvoir arriver à contenir l’infection. Si tout se passe comme la dernière fois, il perdra connaissance rapidement et nous pourrons agir plus librement.

— D’accord, concéda finalement Surcouf.

Au crépuscule, alors que la jeune femme répétait une dernière fois mentalement les étapes de sa difficile opération, un homme sortit de la jungle qui bordait le campement. Aussitôt, Phaïstos et Singh, qui montaient la garde, se ruèrent sur lui et le mirent en joue. L’homme, qui était probablement un indien du village le plus proche, ne tenta pas de se débattre, et se laissa conduire calmement jusqu’au Renard, à demi échoué sur la plage.

— Capitaine, interpella Singh. Nous avons attrapé cet homme qui rôdait autour de notre campement. C’est un indigène, probablement un éclaireur du village.

— Qui êtes-vous ? demanda le capitaine en sortant de la cabine de Tag, depuis le gaillard d’avant du cotre, dont la réparation était déjà presque achevée.

L’indigène désigna la besace qu’il portait à la ceinture.

— Man… Fever…Down, dit-il, joignant le geste à la parole.

— Comment ? demanda Surcouf.

— Il doit vouloir dire qu’il peut soigner la fièvre, dit Alizée, surgissant derrière Phaïstos.

En effet, après quelques minutes d’explications dans un anglais sommaire et de signes en tous genres, l’indigène, qui s’appelait Natu, arriva à leur faire comprendre qu’il était le guérisseur de son village, et qu’ayant entendu les cris d’agonie de Tag, il s’était résolu à venir lui porter secours. Surcouf et Alizée l’amenèrent au chevet du malheureux qu’il examina méticuleusement, sans porter attention à ses délires ni à l’odeur irrespirable qui se dégageait de ses chairs en putréfaction.

— Fever too high, conclut-il. Medicine not good. Must…cut.

— Oui, il faut couper, confirma Alizée, c’est ce que disent mes livres. Sinon l’infection va s’étendre.

— Now ! trancha Natu.

De nouveau, ils préparèrent une bassine d’eau bouillante, reprirent la scie et du tissu propre pour les pansements. Cette fois-ci, Alizée plongea une bobine de fil de couture dans l’eau bouillante ainsi qu’une aiguille à coudre. Natu, de son côté, fit bouillir des plantes dans une marmite en prononçant d’étranges formules dans un dialecte inconnu des pirates. Quand tout le monde fut prêt, Surcouf se prépara à faire venir ses hommes pour contenir les mouvements de Tag, mais Natu lui fit comprendre que cela ne serait pas nécessaire. Il fit boire au blessé une gorgée de lait de pavot, ce qui eut pour effet de calmer les gémissements de ce dernier qui s’endormit presque aussitôt. Alizée s’apprêta à entamer les chaires meurtries de Tag, mais Natu s’interposa, lui intimant de se désinfecter les avants bras et de badigeonner les jambes de Tag avec la bouteille de Rhum qu’elle avait commandé pour se donner du courage. Elle prit la scie chauffée à blanc, et entreprit de sectionner les jambes du malheureux au-dessus du genou cette fois-ci. Tag gémit et tressauta quelques instants, puis s’évanouit de nouveau sous la douleur. L’opération dura toute la nuit. Le crissement de la scie sur les os du pirate était insupportable, et la peau déjà opaline de la jeune femme était devenue livide, presque translucide, si bien qu’on aurait pu voir à travers. Mais elle ne craqua pas, et tint bon. Elle nettoya méticuleusement les plaies ouvertes, cautérisa avec la lame brulante d’un couteau, et entreprit de recoudre la chair, à l’aide du fil et de l’aiguille qu’elle avait préalablement chauffée sur les conseils de l’indigène. Natu plaça un emplâtre de ses herbes bouillies sur chacune des cicatrices des moignons, et ils emballèrent le tout dans des draps propres. Alizée, épuisée, s’effondra sur le sol à côté de l’ingénieur, et Phaïstos, qui était resté pendant toute l’opération, ramassa délicatement le corps de la jeune femme pour aller le déposer dans son hamac, de l’autre côté de l’entrepont. Après avoir vérifié que les pansements de Tag n’étaient ni trop serrés, ni trop lâches, Natu s’adressa à Surcouf.

— Je ne puis rester plus longtemps avec vous, mais je reviendrais, je dois retourner auprès de mon village qui n’aime guère les étrangers de votre espèce.

Il donna au corsaire des conseils sur la façon dont il devait s’occuper du blessé avant de repartir dans la forêt. Surcouf resta au chevet du mutilé pour le surveiller, et changer régulièrement les tissus imbibés d’eau fraîche sur son front, destinés à faire tomber la fièvre.

Les jours suivant, Heuer et Surcouf se relayèrent auprès de Tag, le forçant à avaler une bouillie infâme concoctée par l’indigène et à boire dès qu’il se réveillait en hurlant de douleur, avant de lui administrer de nouveau le providentiel lait de pavot qui calmait ses douleurs et le replongeait dans le monde des songes. Alizée ne se réveilla pas avant deux jours, son corps épuisé tentant de reprendre des forces, après les nuits d’insomnie précédant celle de l’opération, et lorsqu’elle ouvrit finalement les yeux, elle croisa le regard bleu de Phaïstos qui l’avait veillée tout ce temps en lui tenant la main. Elle lui sourit et lui dit qu’elle était affamée, alors il alla lui préparer des œufs frais et deux biscuits de pain faits par Rasteau la veille. Une fois la jeune femme pleinement repue, elle alla s’enquérir de l’état de santé de son patient, qui revenait lui aussi peu à peu à lui. Les emplâtres de Natu avaient fait tomber la fièvre, et Tag pouvait désormais presque s’asseoir sur son lit. Cependant, il était toujours douloureux et fortement dépendant au lait de pavot. Alizée regarda les cicatrices qui semblaient propres, et dont aucune odeur étrange ne se dégageait. Finalement, le pirate avait réussi à se débarrasser de l’infection et son corps récupérait lentement de la rudesse de l’opération.

Les réparations du Renard étant terminées, Surcouf n’avait d’autre choix que de reprendre la mer, ne pouvant laisser son équipage à terre et inactif trop longtemps. Il avait convenu avec Alizée de rejoindre Buenos Aires pour engager des hommes supplémentaires dans les voiles, concédant que le manque d’équipiers à la manœuvre avait pesé dans la débandade qui avait précédé leur défaite contre les Espagnols. Natu réapparu alors que l’équipage du Renard en était à ses ultimes préparatifs du départ. Il raconta à Surcouf comment il avait été chassé de son village pour être venu en aide à des étrangers, et lui demanda s’il pouvait faire partie de l’équipage du Renard, ce que le corsaire fut ravi d’accepter. En dehors de sa connaissance parfaite des plantes médicinales, l’indigène était familier de la navigation et de la pêche, passant le plus clair de son temps à arpenter les affluents de l’Amazone sur sa pirogue à la recherche de poisson. A petite allure donc, et longeant la côte afin d’éviter toute nouvelle rencontre de mauvaise augure, l’équipage reprit sa route vers le Sud en direction de l’Argentine. A l’approche de la colonie espagnole, le capitaine réunit Azimut, Rasteau, Heuer, Zélia, Alizée, Xao et Skytte dans sa cabine un soir pour discuter de la suite de leur mission.

— Bien, commença Surcouf. Je vous ai réunis ici pour discuter de la suite de notre voyage. Avec la razzia opérée par les espagnols, nous n’avons plus d’or pour ravitailler avant de prendre la direction de l’Atlantique. Il nous faudra rester quelques semaines à quai et travailler sur les docks afin de gagner de quoi remplir nos cales. Je suis conscient que cette nouvelle sera difficile à accepter par l’équipage, et je compte sur vous en tant que chefs de quart, pour convaincre les hommes qui sont sous votre commandement. Cela fait plusieurs semaines que vous les côtoyez toute la journée, et je sais que vous avez gagné leur confiance. Moi, je dois encore faire mes preuves auprès de mon équipage, et je sais que nombre d’entre vous se méfient de moi et de mon passé de corsaire. Mais si nous voulons ce trésor, il va nous falloir travailler ensemble et nous entraider.

Rasteau prit la parole. Le cuisinier avait un regard sévère et les muscles de ses bras roulaient à chaque inspiration que prenait le pirate.

— Capitaine. Je suis désolé de vous dire cela, mais jamais mes hommes ne voudront se résoudre à travailler dans un port pour payer leur traversée de l’Atlantique alors qu’ils ont tout quitté pour vous suivre. Vous nous promettiez un trésor et voilà que vous nous exploitez et nous demandez de travailler pour ne toucher aucun salaire. Nous sommes, pour la plupart d’entre nous, des pirates, des vrais, pas des fillettes formées dans des académies navales, ni des chiens galeux qui courbent l’échine et évitent le combat en sortant les lettres de leurs maitres comme vous l’avez fait avec les Espagnols. Nous avons besoin d’or, nous le prendrons par la force. Nous avons besoin de nourriture, nous la volerons aux plus faibles. Pourquoi n’avoir pas pillé le village de ces indigènes quand nous en avions encore le temps ?

Alizée devint rouge de colère et se rua sur Rasteau.

— Abruti ! Natu venait de sauver Tag et tu proposes de violer ses sœurs, tuer ses frères et brûler son village ! Mais que fais-tu sur ce navire si tu as si peu de vergogne.

— Sauvé ? Tu appelles cela sauver quelqu’un ? Le malheureux est estropié, condamné à vivre aux dépends des autres. Je lui aurais mis une bonne balle dans la tête, c’est tout ce que j’aurais fait, et j’aurais insisté pour qu’on me le fasse, si je m’étais retrouvé par malheur dans sa situation. Mais peu importe, si nous préservons les villages indigènes, pourquoi ne pas nous attaquer à quelque navire de plus petite taille que le galion qui nous a surpris. Nous avons bien réussi à terrasser le sloop Longs-Couteaux qui nous prenait en chasse !

— Si nous avons réussi à en venir à bout, c’est surtout par chance, répondit Skytte dont la petite voix fluette contrastait véritablement avec son faciès vieilli et ridé, témoignant des longues années de mer qu’avait connu le doyen de l’équipage. Nos assaillants n’étaient qu’une dizaine et leur navire n’était pas armé. Je ne pense pas que le Renard puisse supporter une nouvelle bataille navale, dans ces conditions.

— En effet, répondit Heuer. Le navire et bien trop lourd et trop peu manœuvrable.

— Et le personnel dans les voiles est insuffisant pour tirer le plein potentiel du vent, ajouta Alizée

— Sans parler de nos canons, renchérit Xao. Les artilleurs sont bien trop inexpérimentés pour tenter de les amener au feu de nouveau.

— Au moins, nous sommes tous d’accord sur ce point, conclut Zélia.

Elle se tourna vers Rasteau et lui sourit avec un éclair de défi dans le regard.

— Tu sais, moi aussi, je n’ai qu’une envie, c’est de me confronter à un navire anglais ou une frégate espagnole et te montrer comment se bat une vraie pirate, et sache que dès que l’équipage sera prêt, je serai la première à supplier Surcouf de fondre sur les navires marchands de toutes les mers du globe. Mais notre aventure commence à peine, alors laissons-nous du temps. Apprenons à maîtriser ce cotre, découvrons ses points forts et domptons ses faiblesses avant de nous jeter aveuglément dans des batailles perdues d’avance.

Comprenant qu’il était seul et que ses arguments étaient sans valeur face à ses détracteurs, Rasteau changea de sujet, afin de reporter sur Surcouf toute l’attention de l’assistance.

— Soit, concéda-il. Mais en parlant d’Aventure, où allons-nous ? Parce que quand les Espagnols sont sortis de votre cabine avec la carte, elle m’a paru bien vierge d’indices, de là où je me trouvais. Comment savez-vous que c’est à Djibouti que nous devons aller et qu’allons-nous y trouver ?

Le corsaire se retrouva sans voix devant cette attaque du cuisinier. Il redoutait ce moment et l’avait répété plusieurs fois dans sa tête, sans toutefois trouver de réponse satisfaisante. Il tenta désespérément de trouver du soutien en la personne d’Azimut qu’il regarda, paniqué.

— Les premiers navigateurs sont basés à Djibouti. Là, nous ferons réparer la boussole brisée de Surcouf, qui nous conduira au trésor, improvisa la navigatrice. C’est du moins ce que dit la légende des bénédictines.

Rasteau haussa les sourcils, circonspect, et s’apprêta à répliquer, mais voyant que la plupart des autres pirates semblaient convaincus par les propos d’Azimut, il se ravisa et ravala sa question, ne souhaitant pas se mettre tout l’état-major du corsaire à dos. Ils parlèrent encore une heure durant de la façon de gagner de l’argent à Buenos Aires sans attirer sur eux l’attention, puis prirent chacun congé du capitaine pour aller annoncer la nouvelle à leurs tiers respectifs. Heuer semblait trainer volontairement, et il referma la porte derrière Zélia pour se retrouver seul avec Surcouf.

— Parfait, commença le corsaire. Je voulais te parler. Cela concerne ton frère.

— Je sais, répondit Heuer. Vous ne pouvez pas le garder. Il serait trop encombrant pour vous et pour l’équipage.

— C’est juste, concéda Surcouf. C’est un peu brutal à dire comme cela, mais je ne peux pas me permettre de prendre le risque de le conserver. Il sera plus un poids qu’un atout, et la gestion des hommes est déjà assez difficile comme cela, tu viens de le constater par toi-même.

— C’est juste, mais vous comprendrez, capitaine, que je ne pourrais pas vous suivre non plus. C’est mon frère. Il m’est impossible de m’imaginer l’abandonner ainsi à Buenos Aires pour courir après un trésor à vos côtés. Pas maintenant. Pas après ce qu’il a subi. Il va avoir besoin de mon soutien. Je tenais à vous dire que je quitterais l’équipage avec lui. Je suis désolé.

— Je sais bien, répondit Surcouf. Je me doutais de ta réponse. C’est tout à ton honneur, même si votre talent et votre ingéniosité manquera beaucoup à notre quête. Je vais devoir trouver un moyen de recruter des hommes, en Argentine, car je crains que sinon notre entreprise ne soit vouée à l’échec.

— Je vous souhaite de tout cœur d’arriver au bout de cette mission, dit le pirate en posant la main sur la poignée de la porte de la cabine. Bonne nuit capitaine.

— Bonne nuit, Heuer, dit Surcouf.

Le pirate ouvrit la porte et commença à sortir.

— Heuer ? l’interpella Surcouf.

— Oui, capitaine.

— Dis-moi sincèrement. Que penses-tu du Renard ? Est-il adapté à notre entreprise ?

Le pirate réfléchit longuement, hésita, puis se lança.

— Honnêtement, je pense que ce navire est parfait pour cette mission. Et je suis persuadé qu’il y a assez d’hommes à bord pour le manœuvrer efficacement. Bien sûr, son équilibre est déplorable, et l’état de sa coque réduit considérablement ses capacités. Mais je suis sûr qu’en travaillant correctement, et par des changements minimes, on pourrait en faire l’un des navires les plus rapides des mers. Si vous le souhaitez, je peux m’occuper du chantier, sitôt que nous accosterons à Buenos Aires.

— Tu sais que je ne peux pas te payer ?

— Je le sais. Mais considérez-le comme paiement de la vie sauvée de mon frère. Je ne vous remercierai jamais assez, capitaine.

— Allons, va maintenant et tâche de te reposer, ton quart commence dans quelques heures.

Le pirate quitta la cabine de Surcouf, et se rendit au chevet de son frère. Surcouf, de son côté, retourna examiner la carte qu’il avait regardée des centaines de fois, et se répéta encore dans la tête le message incompréhensible qui y était écrit.

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