Chapitre 14 : Grand Départ

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Dents-Longues refit son apparition à la veille de la date butoir, acceptant finalement de faire partie de l’équipage, malgré la présence du pavillon français qui flottait fièrement à la poupe du cotre.

Même si l’équipage n’était constitué que de de vingt-quatre hommes et femmes, le Renard devait prendre la mer pour son grand départ. Alizée était revenue au lendemain du discours de Surcouf avec les voiles supplémentaires, et ces dernières avaient été gréées. Avec un grand foc et un foc en l’air, la formidable longueur du mât de beaupré du cotre serait utilisée à son plein potentiel. Elle compléta la voilure du grand mât avec un hunier et un perroquet pour gréer un phare carré complet. Sur le plan de la préparation du navire, les jumeaux avaient pesté contre Surcouf, arguant qu’il était irresponsable de larguer les amarres dans ces conditions, le pont ayant tout juste été remis à neuf, mais les travaux sur la coque n’ayant pas pu être terminés. Cette dernière avait été certes débarrassée des algues qui l’encombraient, mais était toujours handicapée par l’épaisse couche de balanes et autres coquillages qui s’y étaient fixés au cours du temps.

— Cela alourdit le vaisseau, avait dit Tag.

— Et le rend moins manœuvrable, avait ajouté Heuer. Depuis que nous en avons débarrassé le safran du gouvernail, nous en avons retrouvé toute la souplesse et la légèreté. Ce navire est magnifique, mais nous ne pouvons pas le laisser dans cet état.

Le corsaire était cependant resté inflexible, et le départ devait avoir lieu. Quant à l’armement en lui-même, l’expertise de Xao avait statué sur la nécessité de fournir le Renard de quatre canons supplémentaires avant de prendre la mer. Surcouf proposa d’acheter aux artificiers les deux canons de quatre livres et les deux de six livres demandés par le pirate mandarin. Cela provoqua un tôlé au sein de l’équipage qui jura qu’un pirate n’achetait pas de canons, mais qu’il les prenait aux navires ennemis. Surcouf dut céder à la demande de ses hommes et Rasteau prit l’initiative d’élaborer un plan.

— J’ai repéré deux goélettes espagnoles, l’Esperanza et la Libertad, qui sont arrivées au mouillage à Trou-Basseux pas plus tard qu’hier. Nous savons tous que la marine hispanique est réputée pour produire des pièces d’artillerie fiables, et autrement plus légères que celles de France ou d’Angleterre. Aussi, je propose que nous tentions une diversion, Xao et moi, pour occuper les espagnols, pendant que vous déroberez les canons.

— Quel genre de diversion ? demanda Surcouf.

— J’en fais mon affaire, répondit le cuisinier. Assurez-vous simplement que les gros-bras seront prêts à subtiliser les canons, quand le signal sera donné.

Une fois ce plan échafaudé, il fallut préparer le Renard pour son grand départ. L’équipage se rendit à quai, et chacun se vit attribuer les différentes tâches qui lui incombaient. Zélia, Alizée furent accompagnées de Törmund et Amund pour acheter les réserves d’eau et de vin, ainsi qu’un tonneau de Rhum pour les grandes occasions. Dents-Longues, Tuba et les jumeaux s’occupèrent des pièces de rechange : poutres, poulies, cordages et toile, en cas d’avarie en mer. L’achat des provisions de nourriture revint à Wardin, qui échangea ses pigeons, devenus trop encombrant et inutiles, contre une dizaine de poules et un coq, qui furent remisés à l’arrière du navire, et qui serviraient de garde-manger, et apporteraient des œufs frais à tout l’équipage. Il ne conserva de sa volière ambulante que la colombe de Surcouf, dont la partenaire n’était toujours pas revenue de Chalais, ses oiseaux de proie et les trois bernaches dont les femelles venaient de pondre des œufs, leur apportant l’assurance d’un repas de fête pour Noël. Il acheta force lard et autre viande salée, ainsi que de la morue en abondance, qui fut remisée dans les cales du Renard. Des sacs de farine ainsi que de pommes de terre furent entreposés, et l’on embarqua le plus de fruit possible, afin de lutter contre le scorbut, tout en sachant pertinemment que leur fragilité ne leur permettrait pas de résister bien longtemps. Enfin, Surcouf et Xao se chargèrent de la cargaison de poudre et de munitions, pour affronter les futures batailles qu’ils devraient mener en mer.

Au soir du deuxième jour, le Renard était prêt à appareiller, et l’Argonaute fut mis à l’eau avec Rasteau et Xao à son bord. La petite voile aurique de la barque s’éloigna progressivement, poussée par la douce brise qui soufflait ce soir-là. La lune était cachée par les nuages, plongeant la rade dans l’obscurité la plus complète. Au bout d’une demi-heure, Nid-de-Pie, perché dans la hune, signala une lueur s’élevant du pont de la Libertad : c’était le signal. Silencieux comme une ombre, le Renard s’approcha de la silhouette de l’Esperanza. Au fur et à mesure qu’il se rapprochait, la lueur provenant de l’autre goélette s’intensifiait.

Ding-Ding-Ding! L’alerte sonnait l’incendie. Surcouf pesta en comprenant en quoi consistait le plan de son cuisinier, mais il était trop tard pour reculer. L’incendie était, avec la voie d’eau, la chose la plus redoutée des marins, et le corsaire trouvait cela lâche et vile de provoquer ainsi une diversion chez les Espagnols. Ils atteignirent finalement le flanc de la goélette, voyant les chaloupes de cette dernière s’éloigner pour porter assistance à leurs camarades, en proie à la panique. Si le feu atteignait la réserve de munitions, ils pourraient dire adieu à la vie. Wardin et Alizée amarrèrent le Renard à l’Esperanza, tandis que Törmund, Amund, Andy et Phaïstos sautaient sur le pont pour harnacher les canons ennemis aux palans des deux navires. Un par un, ils firent s’élever les lourds canons au-dessus de l’eau pour les placer en vitesse à bord du cotre. Ils n’avaient pas le temps de les glisser à leurs places dans les sabords, car chaque minute comptait et risquait à tout moment de voir revenir les Espagnols sur eux. Une fois la dernière pièce de six livres libérée du palan de l’Esperanza, ils larguèrent les amarres et mirent toutes leurs voiles dehors pour quitter la rade. A sa sortie, l’Argonaute les attendait. La chaloupe fut hissée à l’arrière du cotre, sous le Nautilus, et tout l’équipage s’activa pour diriger le navire vers l’est, et le faire sortir du canal de la Tortue avant l’aube.

Aidés par un solide vent de travers, ils atteignirent la pointe est de Saint-Domingue au lever du jour, et plongèrent vers le Sud, dans le détroit formé entre cette île et le Porto Rico. Alors, Surcouf réunit tout le monde sur le pont, afin d’organiser la vie à bord.

— Nous voilà partis, annonça-il. Ce n’est que le début d’un long et douloureux voyage qui nous fera parcourir des mers dangereuses, et jeter l’ancre pour découvrir des terres encore inexplorées. Nous ne sommes que vingt-quatre pour manœuvrer un cotre qui, à ses heures les plus glorieuses, embarquait près de cinquante hommes. Cependant, Victarion ici présent était capable de le diriger à lui seul, donc je ne doute pas que si nous arrivons à nous organiser correctement, nous saurons tirer le meilleur de cette coque de noix. Afin de partager les tâches à bord, et d’assurer une vigilance constante, j’ai décidé de répartir l’équipage en trois tiers, car notre effectif est malheureusement trop maigre pour assurer efficacement des quarts de veille. J’ai évalué tour à tour vos capacités, et je pense avoir trouvé un compromis qui nous aidera à naviguer aisément sans nous épuiser trop rapidement.

Il sortit un parchemin de sa redingote, avant de reprendre son discours.

— Je vais profiter de cette répartition pour faire la liste de l’équipage, afin que vous fassiez tous un peu plus connaissance. Tout d’abord, en tant que maître de navigation, Azimut sera, comme moi-même, hors quart.

La jeune femme s’avança et se plaça à la droite du corsaire.

— Zélia, approche, maintenant. Eu égard à tes prouesses en tant que capitaine des amazones, et à tes services durant ces dernières semaines, je te nomme second. Tu seras également à la tête du tiers bâbord, composé de Wardin, Xao, Mériadec, Nid-de-Pie, Tuba et Heuer.

Les pirates appelés s’avancèrent et se placèrent sur la gauche du pont, derrière Zélia.

— Skytte, maintenant, avance toi.

Le vieux pirate se dégagea du groupe, traînant derrière lui sa jambe de bois.

— Je te nomme quartier-maître. Je suis sûr de ton talent et de tes capacités à diriger mes hommes, comme tu l’as fait pour moi pendant de nombreuses années sur la Recouvrance. Tu aurais pu prendre une retraite bien méritée, mais tu as tenu à me suivre dans cette quête dont les issues sont aussi lointaines qu’obscures, et je veux te remercier de ta confiance en te confiant la direction du tiers milieu, composé d’Alizée, Phaïstos, Amund, Victarion, Tag et le Docteur Faucheuse, notre médecin de bord.

A nouveau, les pirates s’avancèrent, et se rangèrent derrière le vieux corsaire. Le docteur Faucheuse était un apprenti médecin dégoté par Zélia dans les bas-fonds de Mare Rouge, et qui, n’ayant pas fini ses études, transportait avec lui ses grimoires et ses planches d’anatomie. Surcouf avait été réticent à l’embaucher, en regard de sa jeunesse et de son inexpérience, mais devant l’urgence de la situation, il avait dû se résoudre à la proposition de son second. De son côté, Dents-Longues regarda les hommes qui restaient et n’avaient pas encore été nommés par Surcouf. En dehors des deux garçons et de Ching Singh, ils semblaient tous forts et aguerris, et il était fier, en tant qu’ancien capitaine des Longs-Couteaux, de représenter ce tiers tribord, même s’il regrettait que Surcouf n’ait pas eu la lucidité suffisante pour lui confier le poste de second. Il s’avança donc naturellement lorsque Surcouf tourna de nouveau le regard vers son parchemin.

— Enfin, pour diriger le tiers tribord, même si je ne suis pas en accord total avec les décisions que tu as prises jusqu’à présent, j’appelle Rasteau.

La surprise se lut sur le visage de Dents-Longues qui se figea en une expression d’hébétude profonde. Le cuisinier lui donna une violente tape dans le dos en passant devant lui, hilare.

— Bien. Tu auras sous tes ordres Oscar, Mircea, Singh, Hyppolyte, Andy, Törmund et Dents-Longues. Il est huit heures du matin, dit le corsaire en jetant un œil sur sa montre en argent. Bien, Je souhaite que nous nous entraînions jusqu’à seize heures à manœuvrer ce maudit navire. Il faut que nous soyons à l’aise avant de quitter les Caraïbes.

— Où allons-nous ? Demanda Nid-de-Pie.

— Djibouti, répondit Azimut. Nous allons longer la côte brésilienne, ravitailler à Buenos Aires, avant de traverser l’Atlantique jusqu’au cap, d’où nous remonterons jusqu’à la corne de l’Afrique.

— Quoi ? s’étonnèrent les pirates, surpris.

— Mais cela va durer des mois ! s’exclama Andy.

Dents-longues jeta un regard circulaire à l’assistance.

— Au moins, avec autant de femmes à bord, on n’aura pas besoin de descendre régulièrement dans tous les bordels du globe, fit-il remarquer.

En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, il se retrouva à terre, nu devant tout l’équipage, avec le couteau de Zélia sous les testicules.

— Avise-toi de réitérer de tels propos, et je me chargerai de t’éviter pour toujours la visite des bordels, lui annonça-elle, une lueur furieuse dans le regard.

Törmund et Amund, les deux brutes, éclatèrent de rire, en pointant Dents-Longues du doigt.

— Evnukk, dirent-ils, surnommant ainsi le pirate, ce qualificatif signifiant eunuque, en Norvégien.

Les pirates s’entraînèrent toute la matinée à hisser, affaler, prendre des ris, virer de bord et empanner, afin d’apprivoiser les manœuvres, les vergues et les boutes du cotre. Après le déjeuner, ils palanquèrent les canons dérobés le matin même et les placèrent dans leurs sabords respectifs. Malgré tous leurs efforts, le Renard se trainait au travers comme un galion au petit largue. S’ils avaient réussi à débarrasser en dernière minute la poupe des coques, huîtres et autres coquillages qui la rongeaient, ils n’avaient pas eu le temps nécessaire pour réaliser ce même travail sur l’avant du navire. De plus, la disposition des canons sur le pont n’arrangeait pas l’équilibre du navire, Xao ayant insisté pour que les pièces les plus puissantes, mais aussi les plus lourdes, soient concentrées à l’avant du corsaire, pour surprendre leurs adversaires dès la première bordée. Il en résultait que le Renard piquait franchement de la proue, ce qui impactait son comportement au vent, et sa réactivité dans les manœuvres.

Seize heures sonnèrent et il fut temps pour tout le monde, en dehors du tiers bâbord, d’aller se reposer. Surcouf interpella les garçons et leur demanda de le suivre dans sa cabine. Située à la poupe du cotre, sous le gaillard d’arrière, la cabine du capitaine était autrement plus petite que celle du marquis sur l’Hermione, c’était à peine si on avait réussi à y faire entrer une minuscule couchette et un bureau sur lequel étaient disposés les cartes et autres instruments de navigation d’Azimut. Surcouf leur demanda de s’asseoir sur sa couchette, et de ne pas bouger. Il alla dans le coin opposé de sa cabine, et rapporta les deux rapières achetées au Gaffiot.

— Tenez, leur dit-il en leur tendant les armes, dans leurs fourreaux. Voici deux lames à la hauteur de ce que vous représentez pour moi. Ce sont des rapières de très bonne facture, et j’espère qu’elles vous serviront fidèlement, même si je souhaite que vous n’ayez jamais besoin d’en faire usage.

Il ajouta à l’adresse d’Oscar.

— Cette arme appartenait à Zélia, quand elle avait ton âge. Je pense qu’elle sera heureuse que tu la lui présentes, et suis certain qu’elle voudra te proposer d’échanger quelques passes avec elle. Allez, maintenant, il faut vous reposer, car votre quart arrivera plus vite que vous ne le pensez.

La nuit avait été courte, et Oscar, comme Mircea étaient épuisés. Ils se couchèrent dans leurs hamacs, sous le pont principal, accrochant leurs nouvelles rapières à un clou dans les membrures de la coque et s’endormirent presque immédiatement. Ils ne prirent leur quart qu’à minuit, réveillés avec tendresse par Alizée qui venait de finir sa ronde, et montèrent sur le pont. Sur l’Hermione, ils étaient considérés comme des mains supplémentaires, appelés qu’en cas d’extrême urgence ou venant se rajouter aux gabiers de quart pour aider aux manœuvres, et n’avaient jamais eu de réelles responsabilités. Désormais, ils étaient des gabiers à part entière, de vrais petits corsaires, et leur rôle à bord était tout aussi important que celui de Mériadec et d’Hyppolyte. Ce dernier leur fit arpenter le navire de l’étrave à l’étambot, leur rappelant les divers rôles des hommes de quart. Rôle de vigie, à la proue et à la poupe, rondes pour avertir d’un départ de feu, ajustement de la voilure, contrôle de la quantité d’eau dans la cale, et ajustement de la barre pour suivre le cap fixé par Azimut. A la barre, justement, Victarion regardait les étoiles afin de se repérer, jetant régulièrement des regards sur la grande boussole du navire. L’ancien pêcheur avait revêtu la redingote bleu marine de l’ancien capitaine du Renard, qu’il avait retrouvé dans un vieux coffre resté dans la cabine de ce dernier, et qu’occupait désormais Surcouf. Le tissu était orné de fil doré et portait des épaulettes à frange d’or. Victarion portait également le grand chapeau à plume de paon de ce même malheureux capitaine. Il avait fière allure, le vent s’engouffrant dans sa veste et faisait frémir la plume de son couvre-chef. C’est Dents-Longues qui vint le relayer à la barre, afin que le vieil homme puisse se reposer, son quart était terminé. Le ciel était dégagé et les étoiles brillaient par milliers au-dessus de l’eau, une douce brise soufflait dans la mâture du Renard qui avançait, toutes voiles dehors, sur les eaux calmes de la mer des Caraïbes. Les cordages grinçaient chaque fois qu’un pirate grimpait dans les haubans, pour relayer la vigie dans la hune.

D’abord à la barre, Dents-Longues s’était ensuite posté sur la vigie de poupe, à côté des cages des poules de Wardin, qui dormaient profondément. Il porta son violon à l’épaule, et commença à jouer un adagio lancinant en scrutant l’horizon. Cet air semblait porté par les vents, soufflant dans les voiles à la limite de faseyer du Renard. Singh, à la barre, se laissa traverser par l’émotion, tandis que les mèches libres de ses cheveux ondulaient dans l’air tiède du soir. Lorsque la fin de son quart fut venue, le pirate n’alla pas se coucher comme ses compagnons et resta à sa place, sur le gaillard d’arrière.

— Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Xao.

— Rien, répondit Dents-Longues. Je n’arrive pas à trouver le sommeil.

Il resta ainsi debout pendant des heures. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? se demanda-il. Ils devraient déjà nous avoir rattrapés, avec toutes les manœuvres que nous avons faites dans la journée, et la lenteur de ce navire. Je me demande bien ce qu’ils attendent. Ce ne furent que les premières lueurs du jour qui apportèrent les réponses à ses questions. Derrière eux, à peine moins d’un mille, le Sloop qu’avait attendu Dents-Longues toute la nuit les prenait en chasse. Afin d’éviter l’attention sur lui, le pirate quitta le gaillard d’arrière, feignant de n’avoir pas vu le navire léger qui les suivait, et se rendit dans la cale. Malheureusement pour lui, le navire n’échappa pas à l’œil de lynx de Nid-de-Pie, qui sonna l’alerte.

— Tout le monde sur le pont, hurla Zélia en actionnant la cloche, Branle-bas de combat !

Les pirates ensommeillés sortirent en toute hâte du faux-pont où ils dormaient, leurs sabres et leurs haches entre les dents, reboutonnant maladroitement leurs pantalons à pont et ajustant leurs vareuses sur leurs épaules.

— Tout le monde à son poste, hurla Surcouf, prenant la main sur son second. Armez les canons tribords, parés à virer.

Faute de temps, il n’avait pas encore affecté ses hommes aux différents canons, et l’équipage n’avait pas eu le loisir de s’entraîner à cette tâche difficile, qui demandait organisation, rigueur et précision, autant de qualités qui manquaient au jeune équipage du Renard. Les pirates se dirigèrent en désordre sur les diverses pièces d’artillerie, tentant tant bien que mal de les armer. Alizée grimpa dans les haubans rejoindre Nid-de-Pie, suivie par Singh et les deux gabiers de l’Hermione.

— Il nous faut prendre des ris, leur ordonna-elle. Sinon, nous n’arriverons jamais à virer. Et il nous faut plus de monde, là-haut, aboya-elle à l’adresse de Surcouf.

— Monte, dit le corsaire à Mircea, va les aider.

Le jeune homme grimpa, assurant ses pieds dans les enfléchures, pour rejoindre les autres en bout de vergue. Ils rabantèrent complètement le perroquet et prirent deux ris dans la hune pour réduire la voilure.

— Paré, annonça Alizée, du haut du mât.

— Paré, répétèrent en écho Mériadec et Hyppolyte, redescendus s’occuper des écoutes des focs.

— Paré, dit alors Victarion, en charge de l’écoute de grand-voile.

— Paré, repris finalement Azimut, à la barre.

— Virez de bord, on lof doucement, doucement, commença Surcouf, attendant que le Sloop soit suffisamment près pour être à portée des canons du Renard. Et… virez lof pour lof.

Le cotre tourna alors sur tribord, exposant son flanc au Sloop pirate qui commençait lui aussi à virer, à moins d’une encablure.

— Paré à tirer ! Ordonna Xao. Feu !

La bordée tirée par le navire corsaire fut un échec total. Des cinq canons de la bordée tribord, sans compter le pierrier de poupe, seuls deux firent feu, le premier boulet n’étant projeté que de quelques pieds avant de sombrer dans la mer, le second fuyant le bastingage de leur assaillant, et ne parvenant qu’à faire un trou dans le grand foc du Sloop. A son bord, aucun canon, pas même un pierrier, juste une dizaine de pirates, le couteau entre les dents, les attendaient, perchés dans les haubans ou amassés sur le pont, prêts à en découdre et à sauter à l’abordage. Le combat était devenu inévitable.

— Préparez-vous à les recevoir, prévint Surcouf. Ils vont nous attaquer.

Le choc fut violent entre les deux navires, et les coques craquèrent sous l’impact. Les assaillants sautèrent en hurlant sur le Renard, et engagèrent le combat avec son équipage. Même s’ils étaient à deux contre un, les agresseurs étaient habiles au maniement de l’épée, et vendaient chèrement leur peau. Au début, Surcouf sembla même croire que ses hommes étaient débordés, mais Törmund descella le lourd pierrier de son socle sur le gaillard d’arrière, et, s’en servant comme d’un fusil, envoya dans l’au-delà deux pirates d’une seule salve meurtrière. Amund, enragé comme un diable, tournoyait au centre du pont, balançant sa masse d’arme de droite et de gauche, et acheva lui aussi deux des assaillants, portant leur nombre à six, soit un contre quatre.

Perdu à l’avant du Renard, hébété, comme sonné par le vacarme environnant, où les cris de ses hommes agonisant se mêlait à l’odeur de poudre et de sang, Dents-Longues ne pouvait s’empêcher de penser Quelle bande d’incapables ! Ils étaient censés aborder à la faveur de la nuit. Comment espéraient-ils prendre ce navire, deux fois plus grand et composé de pirates aguerris pour la plupart, rompus au combat singulier, sans bénéficier de l’effet de surprise. Il me faut trouver une porte de sortie, car lorsqu’ils verront que leurs assaillants sont des Longs-Couteaux, ils me suspecteront aussitôt, et c’en sera fini de moi ? Que faire ? fuir ? Le pirate jeta un œil vers l’emplacement de l’Argonaute. Ses compagnons n’étaient plus que cinq, désormais. Il n’aurait pas le temps de larguer les saisines sans que quelqu’un se rende compte de sa tentative de fuite. Pareil, le sloop était bien trop visible pour tenter de s’en emparer et se mettre hors de portée des canons du cotre à temps. Tournant sur lui-même à la recherche d’une issue, il aperçut alors l’objet de son salut. Acculé au bout du mât de beaupré, Oscar se débattait vaillamment contre l’un des Longs-Couteaux, parant ses attaques de justesse, s’équilibrant en prenant appui sur l’étai du petit foc. Bien décidé à s’amuser avec le jeune garçon avant de l’achever, le pirate trancha d’un coup de sabre le cordage d’étai, déséquilibrant par la même occasion Oscar qui battit l’air de ses bras pour se rééquilibrer. Dents-Longues se rua sur le mât de beaupré et embrocha par derrière son ancien compagnon qui s’apprêtait à achever le jeune blondinet, puis rattrapa l’enfant de justesse, laissant le corps sans vie du pirate s’abîmer dans les eaux claires des Caraïbes.

— Merci, souffla Oscar.

— Il n’y a pas de quoi, petit, lui répondit le pirate, en ébouriffant affectueusement la chevelure du garçon.

Sur le pont, Singh achevait justement le dernier de leurs assaillants séparant sa tête du reste de son corps d’un mouvement circulaire de son katana. Surcouf passa en revue son équipage, s’assurant que personne n’avait été tué ou blessé. Fort heureusement, en dehors de quelques égratignures, ils étaient tous indemnes.

— Qui étaient-ils ? demanda-il. Pirates, assurément.

— Longs-Couteaux, précisa Zélia. J’en ai reconnu deux, qui parlaient au bar de La Veuve Éplorée, l’autre jour. Si je me souviens bien, ils avaient quitté leur confrérie à la suite de la rébellion de Jack O’Byrne, car ils refusaient d’être commandés par une femme.

Instinctivement, tous les regards des pirates se tournèrent vers Dents-Longues, qui les regardait, impuissant, les bras ballants, ne résistant qu’à peine lorsque les jumeaux, Alizée, Mériadec et Phaïstos se jetèrent sur lui.

— Qu’on le pende !

— Qu’on le noie !

— Qu’on l’abandonne ! hurlèrent des voix indiscernables dans l’assemblée.

Porté par les pirates en furie, le Long-Couteau fut conduit au bout du mât de beaupré, lesté aux chevilles de deux boulets, et prêt à être jeté par-dessus bord.

— Attendez, stop, arrêtez, hurla Oscar. Laissez-le, ce n’est pas lui !

— Comment ? demanda Mériadec.

— Comment peux-tu en être sûr, le questionna Hyppolyte.

— Il va falloir t’expliquer, jeune homme, conclut Zélia.

— Ça ne peut pas être lui, il n’est pas avec eux, enfin, il m’a sauvé la vie.

Les pirates se turent instantanément, surpris.

— J’étais acculé, j’allais me faire tuer, et Dents-Longues est venu et a transpercé mon adversaire d’un coup d’épée en plein cœur. Je lui dois la vie.

— C’est vrai ? demanda Zélia en se retournant vers le pirate.

Pour toute réponse, ce dernier haussa les épaules en signe d’évidence.

— Bon, dans ce cas, libérez-le, ordonna-elle aux gabiers français.

Ils débarquèrent les corps des pirates sur le Sloop, auquel ils mirent feu avant de reprendre la mer. Surcouf, après avoir pris soin de vérifier que tous les blessés légers aient été vus par le médecin de bord, remonta sur le pont, et trouva Mircea, assis, recroquevillé sur lui-même, adossé à un canon de quatre livres.

— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? demanda le corsaire, s’agenouillant auprès de l’enfant qu’il avait juré de protéger.

Pour toute réponse, Mircea lui tendit sa rapière, dont la pointe était rougie de sang.

— Je l’ai tué. J’ai transpercé son corps de ma lame, et j’ai senti la vie quitter son corps dans un gargouillement horrible. Je…je suis un monstre, hoqueta-il, se prenant la tête dans les mains.

— Écoute-moi bien, Mircea, lui dit le corsaire. Regarde-moi dans les yeux.

Le garçon releva la tête, et regarda Surcouf de ses grands yeux verts, dont les longs cils étaient collés par les larmes qui emplissaient son regard et troublaient sa vue.

— Ces hommes étaient des monstres, Calloway est un monstre, tes parents, à leur manière étaient des monstres, mais tu ne ressembles en rien à chacun d’entre eux. Tu as fait preuve de courage et d’une grande force pour réaliser ce que tu viens de faire aujourd’hui. Car si tu n’avais pas tué cet homme, ce pirate, ce meurtrier, c’est lui qui t’aurait tué. Tu ne l’as pas tué par plaisir, ni par vengeance, juste pour sauver ta propre vie. Ce serait te mentir que de te dire que tu ne tueras jamais plus personne, car ce genre de bataille risque de nous arriver de nouveau. Mais il est important que tu te rappelles à chaque instant pourquoi tu as fait ça. La mort d’un être humain est une chose horrible, surtout lorsque c’est nous qui la précipitons, mais elle est parfois inévitable. La réaction que tu as maintenant est la plus belle de toutes. Elle montre à quel point tu es une personne merveilleuse, Mircea. Tu seras un grand corsaire, j’en suis persuadé, et tu respecteras toujours tes adversaires. Allez, relève-toi, désormais, et si tu ne veux pas célébrer la victoire avec les autres, je le comprends. Tu peux aller t’allonger dans l’entrepont, je viendrais te réveiller pour ton prochain quart.

Il posa maladroitement une main sur l’épaule du garçon pour lui montrer son soutien, le releva affectueusement et le regarda s’éloigner, trainant derrière lui sa rapière ensanglantée et passa devant Oscar qui célébrait la victoire avec les autres pirates, profitant du Rhum remisé dans les cales du Sloop et confisqué par Rasteau avant l’incendie du navire ennemi. Au moment où il retournait vers sa cabine pour étudier ses cartes de navigation, il fut interpelé par Alizée.

— Capitaine, lui dit-elle.

Ce terme n’avait plus été employé à son égard sur un navire depuis la mutinerie de Bonpied.

— Il faut que nous ayons une discussion sérieuse. Je manque de personnel dans les voiles. Aujourd’hui, il s’en est fallu de peu que je ne puisse pas virer. Dans mon tiers de quart, je suis la seule réellement à mon aise dans la voilure et dans les haubans. C’est impossible, dans ces conditions de manœuvrer correctement. Mircea a beau être un garçon adorable, il n’a pas l’expérience requise pour être un bon gabier dans les situations d’urgence. Alors, oui, je veux bien m’employer à le former en dehors de mes heures de quart, mais cela prendra du temps, et nous en manquons cruellement. J’ai entendu dire que Calloway était en route pour Tortuga, et qu’il promettait une juteuse récompense à qui lui donnerait des informations sur vous. Dès demain, nous aurons tous les mercenaires de l’île à nos trousses, et Dieu sait qu’ils sont nombreux !

— Nous allons nous entraîner, répondit le corsaire. Continuer de nous exercer aux manoeuvres. Mais je ne peux pas vous attribuer davantage d’hommes dans les voiles, pour l’instant. Vous avez vu comment notre artillerie était désordonnée. Sur cinq canons, un seul a réellement fait feu, et avec quelle précision ! Notre priorité est d’améliorer notre efficacité au feu, et je ne peux pas me passer d’hommes supplémentaires, du moins pour l’instant.

La jeune femme se renfrogna, et retourna auprès des anciens gabiers de l’Hermione, Hyppolyte et Mériadec, occupés à prendre un ris dans une voile. De son côté, le corsaire descendit les marches qui menaient au faux-pont, afin de rejoindre sa cabine.

Azimut était assise à son bureau, penchée sur la carte des Bénédictines confiée par Louis, et que Surcouf avait laissée en place, dans la cohue de l’attaque des Longs-Couteaux. La navigatrice redressa la tête à l’arrivée du corsaire.

— Ah ! Vous voilà, dit-elle. J’étais justement en train d’étudier notre cap, lorsque je suis tombée sur cette étrange carte. Peut-être pourrez-vous m’éclairer ? A en juger par le papier jauni et l’imprécision des contours de l’Afrique qu’elle présente, je dirais que cette carte date d’au moins dix ans. Est-ce la carte du Trésor des Bénédictines ? Et ces écritures étranges, que signifient-elles ?

Surcouf se trouva bien embêté de voir la navigatrice penchée sur la carte censée rester secrète. Que faire ? pensa-il. Lui mentir ? Lui dire la vérité ? Lui avouer que je n’ai pas la moindre idée de ce que signifient ces signes ? Le corsaire opta finalement pour la sincérité.

— Oui, c’est la fameuse carte menant au trésor des Bénédictines. Pas l’originale, je pense, mais une réédition datant d’il y a une douzaine d’années. Elle m’a été remise par le roi Louis en personne.

— Merveilleux ! C’était donc vrai ! Je dois vous avouer que j’ai douté, pendant un moment, de la véracité de vos propos concernant la carte. Parfait ! C’est donc à Djibouti que se trouve le trésor ? C’est ce que veut dire ce mystérieux message codé que vous avez sans doute réussi à déchiffrer.

— Pas tout à fait, répondit Surcouf. Je n’ai pas réussi à déchiffrer ce message, et je doute que le trésor soit à Djibouti. Et cesse de me vouvoyer, nous allons passer des mois ensemble, sur mer.

— Comment cela ? Si le trésor n’est pas à Djibouti, alors pourquoi nous y emmener ?

Après quelques secondes de réflexion, Surcouf décida de dévoiler à la navigatrice tout ce qu’il savait du trésor des Bénédictines. Après tout, Azimut pourrait être de bon conseil, et s’il ne faisait pas confiance à son propre équipage, il n’arriverait jamais à son but. Il sortit la boussole de Chalais et la tendit à la jeune femme.

— Voici la première des sept pièces menant au trésor. Six autres pièces, dans six autres monastères autour du monde, permettront de compléter la collection qui nous mènera au trésor des Bénédictines.

— La prochaine pièce se trouve à Djibouti ? interrogea Azimut.

— Non, répondit le corsaire. Je n’ai aucune idée du lieu où se trouve la prochaine pièce, ni aucune autre, d’ailleurs. Je sais simplement que je pourrais trouver à Djibouti les hommes capables de réparer cette boussole brisée. Peut-être pourront-ils nous guider dans notre quête.

— A l’autel des navigateurs, répondit Azimut.

— Pardon ? demanda le corsaire.

— L’autel des navigateurs, c’est là que se réunissent les plus grands des hommes de notre confrérie, et qu’ils étudient les astres et les planètes. A Djibouti. Ils sauront réparer la boussole. Que sais-tu d’autre ? T’a-t-on révélé le secret du message codé de la carte ?

— Non, malheureusement. Je ne sais rien. Rien, sinon que la boussole de Chalais est la clef du message de la carte.

— La clef du message de la carte… la clef du message de la carte, répéta la navigatrice. Qu’est-ce que cela peut-il bien vouloir dire ? As-tu essayé d’ouvrir la boussole ? peut-être y a-t-il un moyen de décoder le message à l’intérieur.

— Oui, j’ai essayé cela, j’ai également essayé de décoder l’alphabet en me servant de la direction indiquée par l’aiguille, mais rien, le message reste toujours aussi incompréhensible.

— As-tu pensé à convertir le cap en degrés ?

— Comment cela ? interrogea Surcouf.

La jeune femme commença à dessiner et à faire des calculs sur un morceau de papier.

— Le NO correspond à 225°, que l’on rapporte sur 360°. L’alphabet ne contient que 26 lettres, donc en faisant un produit en croix, on trouverait 16,25 soit P. Essayons ainsi de remplacer le A par un P et voyons ce que cela donne... Utpex donnerait Feati. C’est du latin ?

— Ce mot ne me dit rien du tout, dans aucune langue que je connaisse, répondit Surcouf.

— Essayons la suite. Am untdgx… ça nous donne Lb fyeori. Bon c’est n’importe quoi. Laissons tomber. J’essayerai de m’y remettre plus tard. Il nous faut absolument déchiffrer ce message, Surcouf, car je connais certains des pirates que vous avez embarqués, et ils ne se satisferont pas d’une carte muette, ni de promesses d’un trésor.

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