Chapitre 8 : Retour à Paris

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Tout le monde était réuni dans la cour principale. L’abbesse, sœur Marthe et sœur Julie serrèrent chaleureusement Oscar et Mircea tour à tour dans leurs bras. Wardin finissait d’atteler Aknur à la charrette aux oiseaux, alors que l’effraie revenait tout juste de sa chasse matinale, un mulot entre les pattes. Elle prit place dans sa cage et entreprit de déguster le fruit de son travail. A l’écart du bâtiment principal, adossée contre une paroi lézardée du monastère, Éléonore se tenait debout dans sa tenue de nuit, un corset blanc orné d’arabesques tissées de fil noir, emmaillotée dans un grand déshabillé de soie couleur de nacre. Les cheveux de la courtisane étaient encore décoiffés et ébouriffés par la nuit qu’elle venait de passer avec Surcouf, nuit certes peu reposante, mais si riche en émotions que son cœur en tambourinait encore dans sa poitrine et que ses joues en étaient toujours rosées. Surcouf se dirigea vers elle, paré de nouveau de son éternelle redingote de marine, témoin à la fois de son grade militaire et de ses années de service.

— C’est l’heure, commença-il. Le grand départ, enfin. Mon cœur voudrait rester mais le devoir m’appelle, par-delà les océans. Comme il l’a toujours fait. Cependant, je ne veux pas vous quitter, pas maintenant, pas si vite. Nous avons à peine eu le temps de nous connaître, de nous apprivoiser que déjà il faut se séparer.

— Vous reviendrez, répondit Éléonore. Moi, je n’aurai pas bougé. Je tisserai ici la toile de notre amour tant que les voiles vous porteront sur l’eau et ce fil invisible nous tiendra liés l’un à l’autre. Ainsi, quand vous rentrerez, je serai là à vous attendre et nous rattraperons le temps perdu, très cher. Promettez-moi de prendre soin d’Oscar.

— Je le promets, assura Surcouf.

— Promettez-moi de le garder sauf et d’être un père pour lui.

— Je le promets, répondit-il de nouveau.

— Promettez-moi de me donner des nouvelles. De lui. De vous. Écrivez-moi.

— Mais… comment ? demanda le corsaire, impuissant.

Alors Éléonore ramassa sur le sol la caisse de bois à côté de laquelle elle se tenait et d’où sortaient d’étranges bruissements puis la tendit à Surcouf.

— Tenez. Ces deux colombes sont nées au pigeonnier du monastère. Elles ont grandi ici et retrouveront toujours le chemin de leur pigeonnier d’origine, où que vous soyez. C’est ce que m’a assuré Wardin, hier, quand je le lui ai demandé. Ainsi, vous pourrez m’écrire, même depuis l’île la plus reculée du Pacifique. Tandis que moi, de ma chambre de pierre, je pourrai vous répondre et vous renvoyer la colombe qui retrouvera toujours sa partenaire, où qu’elle soit. Promettez-vous d’écrire ?

— Je le promets, acquiesça Surcouf en saisissant la cage des mains de la jeune femme.

A l’intérieur, les deux colombes, blanches comme neige, roucoulaient et se cajolaient tendrement.

— Allez, maintenant. Et n’oubliez pas d’écrire.

Elle déposa sur les lèvres de Surcouf un long baiser teinté du sel des larmes qui coulaient sur ses joues, puis se détourna et rentra à l’intérieur du bâtiment, le buste secoué de hoquets irrépressibles. Ému, il se détourna à son tour et rejoignit son équipage, ses propres larmes se mêlant aux traces de celles laissées par la belle courtisane sur ses pommettes rugueuses. Il tendit les oiseaux à Wardin et s’approcha des garçons, montés sur deux poneys achetés à Voreppe pour quelques centaines de livres à un vieux paysan. Ce dernier n’avait visiblement pas conscience de l’augmentation considérable du prix des chevaux depuis la guerre contre l’Angleterre qui avait décimé les écuries royales. Le corsaire grimpa lui-même sur sa jument, une bête à l’allure noble et dont la robe arabesque eût parfait la prestance si elle n’avait été entachée d’une marque auburn sur la croupe. Il lui flatta vigoureusement l’encolure avant de se hisser en selle.

Installé sur Gavaïnah, Wardin prit la tête du groupe alors que Balaïkhan s’élevait dans les airs pour surveiller leur chemin. Finalement, la petite troupe se mit en marche et s’engagea sur le chemin de terre qu’ils avait emprunté moins d’une demi-lune auparavant. Sous sa tunique, Surcouf sentait la boussole battre contre sa poitrine à chaque pas de la jument, martelant son cœur à un rythme régulier, comme pour lui rappeler la vie paisible qu’il abandonnait pour servir son Roi, quittant Éléonore et son amour naissant pour tenter de remplir la mission périlleuse qui se dressait devant lui. De plus, le corsaire n’avait aucune idée de la manière dont il allait résoudre l’énigme de la carte, les informations aussi vagues que mystérieuses apportées par l’abbesse ne l’avançant guère plus dans sa quête.

Bien que la boussole ait été brisée, le sens de l’orientation de Surcouf n’en était pas altéré pour autant, et c’est avec certitude qu’il commanda à Wardin de prendre à droite en entrant dans Voreppe, afin de suivre l’Isère pendant quelques lieues avant de bifurquer de nouveau sur la droite pour prendre la route de Lyon, par Bourgoin-Jallieu, qu’ils avaient empruntés à l’aller. Ainsi, poussant quelque peu leurs montures, ils atteignirent l’ancienne capitale des Gaules le lendemain dans l’après-midi. Il séjournèrent dans le même hôtel qu’à l’aller et leur nuitée fut identique à la première, à ceci près qu’ils optèrent pour le dortoir commun, bien plus économique. En effet, leur séjour prolongé à Chalais ainsi que les exigences de luxe de la courtisane avaient fait fondre la bourse de Surcouf à une vitesse fulgurante, et avec Mircea et Oscar, il avait deux bouches de plus que prévu à nourrir, même si le fauconnier insista pour payer lui-même sa nuitée.

Le lendemain matin, ils se retrouvèrent face à un dilemme. La question du transport était devenue un point crucial et Surcouf se trouvait dans une impasse. La diligence était d’une, bien trop chère pour eux, et de deux, inadaptée à la véritable volière ambulante qui accompagnait Wardin, mais d’un autre côté, leurs montures ne seraient pas en capacité de soutenir le rythme qu’ils devaient leur imposer pour rejoindre Paris au plus vite. Rapidement, le fleuve s’imposa comme la solution la plus adaptée : au nord de Lyon, le corsaire savait la Saône navigable, et il avait récemment appris qu’à Chalon, un canal était en construction pour rejoindre la Loire. Par la suite, ils pourraient emprunter le cours capricieux du fleuve jusqu’à Orléans d’où Paris, et qui plus est Versailles, seraient toutes proches.

Ils se rendirent donc au port et embarquèrent sur la Barcelonnette, une gabare Lyonnaise flambant neuve. Moyennant un grande partie de ses économies, Surcouf avait pu négocier le trajet jusqu’à Chalon à bord d’une de ces énormes barges à fond plat dotées d’un petit mat et d’une unique voile carrée. Remonter à contre-courant n’était pas chose aisée mais les grandes crues de Printemps étaient passées et le fleuve s’était calmé. Ainsi, à la voile, ils pourraient tenter de remonter calmement le cours de la Saône.

A peine avait-il posé le pied sur l’embarcation que Mircea fut pris d’un haut le cœur. Oscar, voyant alors le teint blafard de son ami, lui lança :

— Haha, voilà les joies de la navigation. Tu voulais être un pirate, hein ? Eh bien, bon courage ! Moi, j’ai passé la première semaine du trajet depuis les Antilles accoudé au bastingage, incapable de fermer l’œil, car, à fond de cale, le roulis est encore plus horrible ! Mais on s’habitue vite, tu verras, il suffit de s’occuper à bord.

Il n’en fallut pas tant à Mircea pour s’acclimater et, après avoir déposé son baluchon sous l’énorme toile tendue à la proue qui leur servait de tente de couchage, il se sentit nettement mieux. Le batelier lui ordonna de vérifier les drisses de la voile et cette occupation lui passa l’envie de régurgiter son petit déjeuner. Heureusement, le fleuve était calme et sa surface lisse comme un miroir, aussi, les remous initiaux créés par l’embarquement furent vite oubliés. De son côté, le capitaine était hésitant quant au fait de larguer les amarres car depuis le lever du soleil, un solide Mistral soufflait du Nord. Dépourvue de foc, la gabare n’était pas adaptée pour remonter au vent et sa lourde voile carrée restait difficilement manœuvrable sur le lit certes large, mais pas considérable du fleuve. Aussi proposa-il d’emprunter le chemin de halage, attelant les chevaux de Wardin et les poneys des garçons aux deux mules fournies par la compagnie de halage afin d’aller plus vite.

— Nos bêtes sont épuisées et le fleuve est large et navigable, trancha Surcouf. Nous tirerons des bords pour avancer et les garçons m’aideront pour manœuvrer la voile pendant que vous barrerez.

Le batelier n’apprécia guère de recevoir des ordres sur son propre navire, mais il n’objecta point la proposition de Surcouf, sans doute impressionné par le tricorne, la veste de quart et l’attirail d’officier du corsaire.

— Oscar, prends l’écoute bâbord, Mircea, celle de tribord, bordez au maximum et attendez mon signal pour choquer, ordonna-il.

— Quoi ?!? répondirent en chœur les deux garçons qui n’avaient pas compris un traître mot de ce que leur demandait Surcouf.

Se souvenant soudain que ses deux apprentis n’avaient jamais navigué et ne connaissaient pas les termes techniques qui formaient à bord un véritable langage à part entière, il décida de les initier aux fondamentaux de la navigation.

— Venez, dit-il alors en s’asseyant en tailleur au milieu du pont. Asseyez-vous.

Il attrapa un fusain et un morceau de tissu banc provenant d’une voile déchirée et dessina grossièrement un bateau vu de haut.

— Voilà, ici, c’est la proue, à l’avant et la poupe à l’arrière. Bâbord est à gauche quand on regarde la proue et à droite lorsqu’on regarde la poupe. Pour tribord, c’est l’inverse. C’est clair ?

— Euh, oui, répondit Oscar.

— Limpide, renchérit Mircea.

— Bien, maintenant, regardez bien.

Il se leva pour attraper le cordage qui était raccroché au bord inférieur gauche de la voile.

— Ceci est l’écoute bâbord, elle sert à manœuvrer la voile en passant dans le réa de la poulie que vous voyez là-bas, ajouta-il en indiquant une poulie située sur le bastingage bâbord de la gabare. Si vous faites bien attention, il y a la même à tribord. Lorsque je tire sur l’écoute, la voile se tend de ce côté du navire, ce qui augmente la résistance au vent, c’est ce qu’on appelle border, regardez.

Il joignit le geste à la parole et la voile s’orienta immédiatement vers lui.

— Si je relâche l’écoute, la voile se gonfle et la force du vent est moins efficace sur la voilure, c’est ce que l’on appelle choquer. C’est clair ?

— Je tire pour border, répondit Mircea.

— Et je lâche pour choquer, compléta Oscar.

— Parfait, en place ! lança Surcouf, enjoué.

Les garçons regagnèrent leurs places et prirent chacun leur écoute en main. Ils bordèrent tous les deux au maximum tandis que le corsaire lançait à Wardin, resté sur l’embarcadère :

— Larguez les amarres !

Le fauconnier s’exécuta puis, d’un saut, embarqua sur la gabare qui s’éloignait déjà du quai.

— Mircea, choque moi cette écoute ! Oscar, je veux que tu bordes au maximum, il nous faut prendre ce maudit vent avant que le courant ne nous pousse jusqu’à la mer.

Les jeunes adolescents s’exécutèrent et la voile pivota pour venir offrir son flanc au vent du nord. Cap au Nord-Ouest, le capitaine dirigea son embarcation droit sur la rive opposée, se décalant de quelques degrés pour remonter le courant et pouvoir avancer ainsi en zigzag et en jouant avec le vent qui venait du même côté que le courant. Sur le premier bord, ils croisèrent à bonne distance une péniche chargée de sable qui se laissait dériver au fil de l’eau.

— Paré à virer, ordonna Surcouf avant d’atteindre l’autre rive. Les garçons, choquez votre voile…et…virez !

Pris de panique, le batelier tira la barre au lieu de la pousser, ce qui dirigea la gabare droit sur la berge, son embarcation initiant un empannage au lieu de virer.

— Noooon ! hurla Surcouf en bondissant sur la barre.

Il éjecta le capitaine d’un violent coup d’épaule et rétablit le navire au dernier moment.

— Allez Mircea, borde moi cette voile, maintenant. Au maximum !

La gabare termina sa manœuvre aidée par le vent qui s’engouffrait de nouveau dans la voile, évitant de peu la berge hérissée de rochers meurtriers.

Ils zigzaguèrent ainsi pendant toute l’après-midi et décidèrent finalement de jeter l’ancre pour la nuit dans un méandre de la Saône, sur une plage de sable fin. La gabare s’échoua sur le banc de sable et Wardin fit descendre ses chevaux et la jument de Surcouf, et les emmena paître dans le pré d’à côté. La plage était bordée de noisetiers qui marquaient la limite d’un pré déserté par les vaches qui l’occupaient, ayant rejoint l’étable pour passer la nuit après la traite du soir. Le corsaire commanda à l’un des garçons d’aller trouver du bois pour le feu et à l’autre de remplir leurs réservoirs d’eau dans le cours de la rivière. De son côté, il s’attarda auprès des noisetiers et commença à les inspecta scrupuleusement. Non pas qu’il souhaitait cueillir leurs fruits car la saison n’arriverait que bien plus tard dans l’année, mais il examinait les arbrisseaux à la recherche de branches rectilignes, dans le but de les tailler pour en faire des épées d’entrainement pour Oscar et Mircea. S’il les amenait finalement sur son navire et que les deux adolescent l’accompagnaient dans sa quête, il se devait de leur enseigner les rudiments de l’escrime, et le noisetier, associant souplesse, légèreté et rigidité, était ce qui se rapprochait le plus du fleuret. Il tailla donc soigneusement deux branches parfaitement droites en les élaguant de leurs branches secondaires, puis retira l’écorce à un bout pour en matérialiser la poignée.

Quand les garçons revinrent de leurs missions respectives, le jour déclinait déjà et Surcouf jugea que l’obscurité ne serait pas propice à un premier entrainement pour les deux jeunes garçons, aussi repoussa-il ce dernier au lendemain matin. Ils dinèrent frugalement et se serrèrent autour du feu.

— Dis, Surcouf, raconte nous la bataille de Batabano, demanda Oscar.

— Oui, tu nous l’avais promis, réclama Mircea.

— C’est vrai, affirma Wardin.

— Pas ce soir, les amis, répondit le corsaire. Regardez, les nuages à l’Est sont chassés par le vent, qui semble tourner au Sud. Reposons-nous, car demain le vent nous portera, et nous pourrons avancer bien plus vite.

Le lendemain matin, comme Surcouf l’avait prédit, le mistral était tombé, faisant place à un fort vent de Sud qui irradiait la vallée de la Saône, et l’air était empreint d’humidité. Le vent qui gonflait la voile carrée de la gabare l’entrainait avec force, et l’embarcation avançait à bonne allure sur la rivière, l’impression de vitesse étant multipliée par le courant qui défilait en sens inverse. Comme prévu, le corsaire convoqua Oscar et Mircea sur le pont et leur tendit à chacun un des rudimentaires fleurets de noisetier.

— Voilà, vous savez l’un comme l’autre que nous nous engageons dans une aventure aussi périlleuse qu’imprévisible, et pour cela, je souhaiterais que vous y soyez préparés du mieux possible. Ces bâtons sont censés matérialiser vos futures rapières et autres lames qu’il vous faudra manier en cas de combat rapproché, ce qui est fort commun à bord d’un navire, de nos jours. Je veux vous enseigner les rudiments de l’escrime, et pour cela, je veux que vous vous entrainiez de manière quotidienne. Nous avons une dizaine, voir une quinzaine de jours de route jusqu’à Rochefort, puis nous embarquerons pour la traversée de l’Atlantique. Je veux que d’ici là vous sachiez parer les coups les plus basiques de vos adversaires potentiels, puis nous perfectionnerons votre entrainement au long de la traversée. Bien, commençons. Tout d’abord, Mircea, montre-moi ta position : en garde !

Le jeune garçon se campa face au corsaire, les pieds solidement ancrés au sol, plaçant son épée qu’il tenait à deux mains à la verticale devant lui, afin de parer les coups, comme il l’avait vu sur les illustrations de romans de chevalerie qu’il avait lus au monastère.

— Ah non, répondit le corsaire. Il faut procéder différemment.

— Regarde, le coupa Oscar.

Le blondinet se plaça de profil, tenant sa branche de noisetier devant lui de la main droite, gardant l’autre main en l’air, afin de s’équilibrer. Son pied droit, en avant, donnait la direction de son attaque, tandis que son pied gauche, perpendiculaire au premier, permettait de stabiliser son corps et de déployer toute la puissante de ses muscles quadriceps lorsqu’il déciderait de plonger en avant.

— Voilà, exactement, c’est la bonne position, le félicita Surcouf. Tiens, regarde, expliqua-il à Mircea. A la différence des lourdes épées de chevaliers, les fleurets, sabres et autres rapières que nous utilisons de nos jours sont beaucoup plus légers, et ainsi plus adaptés au maniement à une main. Vois comme Oscar, en se plaçant de profil, réduit considérablement la surface de frappe qu’il offre à son adversaire. Plus la cible est petite, plus elle est difficile à atteindre, et potentiellement pour elle plus de chances de victoire. Tu comprends ? Allez, montre-moi.

Le garçon se plaça alors de profil, l’épée devant lui, en appui sur sa jambe arrière, comme il avait vu Oscar le faire avant lui.

— Bien, maintenant, relève la pointe de ton arme et fléchis les genoux, il te faut être capable de réagir aux mouvements de ton adversaire. La vitesse et l’adaptation sont les clefs du combat.

Mircea comprit rapidement les rudiments du combat singulier. Après la position de départ, Surcouf lui apprit à réaliser une fente, l’attaque de base de l’escrime. Il plongea vers l’avant en poussant sur sa jambe d’appui, tandis que son pied avant venait se fléchir à 90°, afin de toucher le buste de son adversaire de la pointe du fleuret. Après plusieurs tentatives infructueuses, le garçon maîtrisa cette manœuvre. De son côté, Oscar, qui avait suivi des cours d’escrime dans son enfance, se débrouillait plutôt bien et se déplaçait avec aisance en pas-chassés, vers l’avant, puis vers l’arrière, afin de rester toujours de profil, souple sur ses jambes bien fléchies, pour être capable à tout moment de plonger pour surprendre son adversaire. Finalement, Surcouf décida qu’il était temps pour les deux garçons de pratiquer un peu l’un contre l’autre, et les plaça face à face sur le pont de la gabare, Oscar dos à la proue et Mircea face à lui.

— Saluez-vous, demanda le corsaire. Ciel, vie, terre, leur montra-il en tirant son propre sabre.

Il tendit le bras pour dresser l’arme au-dessus de sa tête, pointe vers le haut, puis plia le coude afin de placer la garde au niveau de son visage, avant de finalement tendre le bras de nouveau, mais vers le bas cette fois, la pointe de son épée touchant presque les planches de bois vermoulues de leur embarcation.

— Ciel, vie, terre, répétèrent les garçons en imitant son geste.

— En garde.

Les deux adolescents se mirent en garde, pointe de l’épée vers le haut, la main gauche derrière leur tête.

— Prêts ? Allez ! Dit Surcouf.

Aussitôt, Oscar se porta vers Mircea et, d’une fente magnifique, toucha son adversaire au flanc droit. Le choc violent en plein foie coupa sa respiration et Mircea ploya le genou en lâchant de douleur son épée de bois.

—Halte, dit le corsaire. Mircea, ça va ?

— Oui, oui, ça va, je ne m’y attendais pas. Mais ça va mieux, je reprends mon souffle.

Le garçon lança un regard noir à Oscar et reprit sa place face à lui. Il était fléchi, les muscles tendus, prêt à bondir sur son ami pour se venger du coup qu’il venait de recevoir.

— En garde ! Prêts ? Allez ! Répéta Surcouf, en véritable professeur d’escrime.

Cette fois-ci, c’est Mircea qui se rua sur Oscar. D’un rapide pas-chassé en arrière, le blondinet esquiva la pointe du bâton qui filait vers lui. Ne trouvant pas de cible, le bras de Mircea le déséquilibra et il manqua de tomber en avant, mais, mettant à profit les leçons de Surcouf, il se rattrapa de justesse et rééquilibra son buste pour se remettre en position neutre. Oscar n’avait pas bronché et semblait attendre la prochaine attaque, en sautillant sur place, un sourire aux lèvres. De nouveau, Mircea plongea en avant, mais il était plus proche cette fois-ci, et le pas en arrière d’Oscar ne suffit pas à mettre son adversaire hors de portée, aussi, rapide comme l’éclair et avec l’agilité d’un félin, il para le coup de son ami avec son arme, laissant ainsi le torse de Mircea exposé à une riposte victorieuse.

— Halte ! Dit alors Surcouf lorsqu’il vit Oscar faire mouche pour la seconde fois. Bravo ! Quel bel enchaînement ! Un vrai cas d’école. Tu vois, Mircea, ce que vient de faire Oscar s’appelle la parade-riposte. C’est la base du combat au fleuret et le secret d’un duel réussi. En effet, en parant le coup de ton adversaire, tu écartes sa lame et expose aussi son corps à la riposte. Ainsi, le premier qui attaque n’est pas forcément le premier à toucher, et il faut que tu retiennes cela. Mais bon, assez de combat pour aujourd’hui, je veux que vous vous entraîniez pour maîtriser ces bases.

Le corsaire avait vu la déception et la honte sur le visage de Mircea et avait décidé de couper court à l’opposition entre ses deux pupilles afin d’éviter de dégouter ce dernier de l’escrime. En effet, car si Mircea devrait bientôt combattre contre des adversaires bien plus redoutables qu’Oscar et avec des armes bien plus dangereuses que ces branches de noisetiers, il ne voulait pas détruire la confiance du jeune homme si tôt dans son apprentissage et préféra les faire pratiquer sans combattre pendant la fin de l’entrainement. Ils continuèrent ainsi de travailler leurs déplacements pendant deux heures avant de finalement s’arrêter, le dos rompu de courbatures et les jambes ankylosées d’avoir piétiné sur le pont de la Barcelonnette.

Ils abandonnèrent la Barcelonnette et son capitaine à Chalon, prenant la direction de Clagny et du canal du Centre. Ce canal encore en construction allait leur permettre de rejoindre la Loire à Digoin, qu’ils allaient suivre jusqu’à Orléans d’où ils étaient censés bifurquer vers Paris. Pendant deux jours, ils chevauchèrent sur le chemin de halage, le long de la tranchée en construction du canal. A Montceau-les-Mines, il purent embarquer sur une cabane, une petite embarcation rudimentaire, et naviguer sur le versant Océanique du canal, qui venait d’être terminé bien qu’encore peu fréquenté. Ces embarcations rudimentaires n’étaient construites que pour la descente des cours d’eaux, aussi, une fois l’embouchure atteinte, leurs propriétaires les vendaient pour quelques pistoles afin qu’elles soient réutilisées ou vendues, puis s’en retournaient à pied. Le batelier qui les conduisit était un jeune garçon à peine plus âgé que Mircea, à la chevelure blonde et au teint crasseux. Surcouf lui demanda de les guider jusqu’à la Loire, et précisa que le jeune homme ne serait payé qu’une fois leur destination atteinte, car bon nombre de bateliers fielleux abandonnaient leurs passagers en cours de voyage une fois leur paiement acquis, laissant les malheureux qui ne savaient que rarement manœuvrer livrés à eux-mêmes. Ils attelèrent les poneys, les chevaux de Wardin et la jument de Surcouf à la lourde pénichette et parcoururent ainsi les dix lieues les séparant de la Loire en deux jours. Les journées étaient chaudes et longues, sur le canal, et l’activité y était réduite à guider les chevaux sur l’étroit chemin de halage entre deux écluses, tâche qui incombait tour à tour à Wardin, Surcouf et au timonier de la péniche. Ainsi, Oscar et Mircea purent pratiquer pendant de longues heures l’escrime sur le pont de la cabane. Ce dernier, à force d’entrainement, de volonté et de ténacité progressait à une vitesse fulgurante, et rattrapa rapidement le niveau d’Oscar, dont le corps commença à se teinter peu à peu de bleu, de violet puis de marron au fil des ecchymoses qui le recouvraient, si bien qu’au moment où ils atteignirent Digoin, il était aisé de penser, en regardant le dos des deux jeunes garçons, que Surcouf était un père violent qui infligeait à ses fils les sévices corporels dont Mircea avait été victime.

A Digoin, alors qu’ils atteignaient finalement la Loire, Surcouf négocia avec le batelier pour prolonger leur voyage jusqu’à Orléans. Ce dernier accepta, et, poussés par le courant du fleuve, il avancèrent plus rapidement.

Un peu après Briare, leur voyage prit une autre tournure Ils étaient tous las de dormir sur les planches raides de la cabane, avec pour matelas une simple couverture pouilleuse. La dureté du bois mettait au supplice les deux garçons, réveillant chaque nuit avec douleur les blessures qu’ils s’infligeaient le jour. Surcouf avait profité de la proximité du château de Saint-Brisson pour rendre visite au propriétaire des lieux, le baron de Saint-Brisson, un vieil ami de son père. Ce dernier avait perdu sa femme en couches et, n’ayant pas d’héritier, venait de se remarier à une charmante jeune femme d’une vingtaine d’années, et cinquième fille du comte de Gien, comté duquel dépendait le domaine de Saint-Brisson.

Abandonnant la Loire et échouant leur cabane sur un banc de sable de la rive sud du fleuve, ils quittèrent leur timonier pour la nuit et s’enfoncèrent dans les abords boisés du rivage avant d’atteindre l’entrée du domaine. Dans le parc du château, deux tentes militaires étaient dressées, alors qu’une vingtaine de soldats s’affairaient autour, qui préparant à manger, qui affutant les sabres, qui donnant à boire aux chevaux alignés le long des barrières qui entouraient le campement. Le château en lui-même était situé un peu plus loin. C’était le résultat d’un harmonieux mélange entre sa structure principale datant du Moyen-Âge, et les rénovations et autres bâtiments secondaires, plus adaptés à la vie de tous les jours, édifiés au cours de la Renaissance.

Le baron les accueillit seul, sa femme s’étant faite porter pâle le matin même. Ils dinèrent dans la grande salle de l’ancien château, dont le propriétaire avait décidé de conserver l’ambiance moyenâgeuse. Comme il revenait de la chasse, ils purent déguster un merveilleux civet de lièvre, chassé par les faucons personnels du baron. A ce sujet, Wardin discuta longuement avec ce dernier de ses propres oiseaux de proie, et des techniques de chasse qu’il avait développées avec Balaïkhan, racontant de nouvelles anecdotes qui ébahirent comme toujours les deux garçons, pendus à ses lèvres. Le diner terminé, ils allèrent se coucher le ventre plein, épuisés par le voyage, le baron ayant mis à leur disposition de luxueux appartements dans l’aile de madame. En passant devant la chambre de cette dernière, Surcouf crut entendre des bruits étouffés, et redoubla d’effort pour se faire le plus silencieux et discret possible, afin d’éviter ainsi d’importuner son hôte souffrante. Il conduisit les garçons dans leur chambre et s’allongea à son tour dans son lit de plumes, son corps rompu s’affaissant dans les couvertures.

Ce soir-là, Surcouf eut du mal à trouver le sommeil. La chaleur déjà pesante du début de l’été faisait se coller les draps contre son corps en sueur, et ses pensées allaient sans cesse à Éléonore. Il finit par s’endormir quelques instants avant d’être réveillé en sursaut, alors qu’il rêvait de Calloway riant aux éclats devant le corps sans vie d’Oscar se balançant au bout d’une corde. Son cœur tambourinait dans sa poitrine et il alla à la fenêtre de sa chambre pour respirer un peu. Il était aux alentours de minuit et une douce brise avait remplacé la moiteur de l’après-midi, soufflant sur la longue chemise de lin du corsaire. La cour luisait au clair de lune alors qu’au loin se dessinait la silhouette brumeuse de la Loire.

Soudain, Surcouf entendit des bruits qui provenaient de la chambre de la baronne. Il tendit l’oreille tandis que ces bruits sourds s’intensifiaient pour se transformer en de véritables cris. Le sang du corsaire ne fit qu’un tour et il saisit machinalement son sabre posé contre le bord de son lit avant de sortir dans le couloir. Il s’approcha de la porte de la chambre de la baronne qu’il trouva close, mais d’où il percevait désormais plus distinctement les sons : des râles masculins se mêlant aux cris de la femme. Rassuré, il comprit que le baron avait rendu visite à sa femme et que, malgré son âge avancé, ce dernier ne manquait pas de ressources pour satisfaire sa jeune épouse. Ils atteignirent justement le point d’acmé de leur union, et les cris se tarirent peu à peu alors que Surcouf retournait vers sa chambre, rassuré. Il avait déjà la main sur la poignée de sa porte quand celle de la baronne s’ouvrit. Hilare et titubant, l’homme qui en sortit était en tenue d’Adam, et reprit son souffle en s’appuyant contre le chambranle de la porte avant de lancer en direction de la baronne :

— Tu m’as épuisé, il faut que j’aille boire quelque chose !

Ce n’était pas le baron.

L’homme avait le bras en écharpe et les cheveux ébouriffés, mais Surcouf reconnut aisément l’homme qui se tenait nu devant lui pour l’avoir déjà croisé dans des circonstances similaires il y avait bientôt un mois : c’était le comte de Brie. Ce dernier reconnut lui-aussi le corsaire qui l’avait mutilé lors de leur précédent duel, et, ne lui laissant pas le temps de se remettre de sa surprise, il interpella les deux hommes en armes qui étaient resté en poste dans l’antichambre de la baronne.

— Toi ! te revoilà, salaud, dit-il à l’adresse de Surcouf. Eh bien, tu vas payer pour mon bras, je t’avais prévenu. J’avais posté mes hommes pour faire taire le Baron s’il lui prenait la fâcheuse idée de venir rendre visite à sa femme, mais je suis ravi que ce soit de ton compte qu’ils puissent s’occuper ! Gardes, abattez-le ! ajouta-il à l’adresse de ses hommes.

Tirant leurs sabres, les deux hommes se jetèrent sur Surcouf qui n’eut pas le temps de dégainer et se protégea simplement en écartant les lames avec le fourreau de son propre sabre. Pendant ce temps, le comte de Brie ouvrit en grand la fenêtre du couloir, qui donnait sur la cour et hurla :

— A moi, la garde !

Des hommes sortirent en désordre des tentes montées dans le parc, se dirigeant vers les mousquets dispersés aux quatre coins du campement. Le vacarme produit par le comte et le bruit des lames qui s’entrechoquaient avaient réveillé Wardin et les enfants qui sortirent dans le couloir pour voir ce qu’il se passait. Surcouf avait réussi tant bien que mal à dégainer son sabre et avait engagé un duel endiablé contre les deux soldats du comte.

— Prenez mes affaires, leur adressa-il, et descendez par l’escalier de service ! Je vous y rejoindrai. Allez, maintenant ! Et n’oubliez pas la carte.

Aussitôt, Oscar et Mircea coururent dans la chambre de Surcouf tandis que Wardin rassemblait ses propres affaires. De son côté, le corsaire bataillait comme un diable enragé contre ses deux adversaires, tournant sur lui-même à une vitesse folle, utilisant le fourreau de son sabre comme une deuxième lame, pour parer les coups de ses adversaires, alors qu’il les attaquait de l’autre main. Le comte avait de nouveau disparu en boitant dans la chambre de la baronne, sans doute parti s’habiller et prendre sa propre arme pour venir défier Surcouf. Ce dernier réussit finalement à mettre l’un des gardes hors d’état de nuire par une passe audacieuse au cours de laquelle il para les deux lames de ses adversaires qui l’attaquaient au cou pour riposter, tournant autour du plus grand des deux, pour se retrouver derrière lui, avant de finalement lui trancher les deux mollets d’un grand coup de sabre. L’homme hurla et s’effondra, tandis que le sang s’échappait à torrents de ses membres mutilés. Désormais face à un seul adversaire, le combat semblait plus équitable, mais c’est à ce moment que deux soldats apparurent sur le palier de l’escalier principal, l’épée à la main. Plus bas, au niveau du campement, les autres soldats terminaient de charger de poudre leurs mousquets, et traversaient la cour en direction du château. Wardin et les enfants sortirent à ce moment-là, leur paquetage sous le bras, et s’engouffrèrent dans le petit escalier de service du bâtiment, dont Surcouf barrait l’accès au soldats du comte.

— Allez, fuyez, prenez les chevaux et ne m’attendez pas, dit le corsaire.

Ils hésitèrent un instant, puis se ruèrent dans les marches inégales de leur inespérée porte de sortie. Surcouf, désormais seul face à trois adversaires, semblait plus déterminé que jamais. Il transperça la gorge du premier, et se jeta sur les deux autres, qui reculèrent sous les coups du corsaire. Mais, contrairement à leurs précédents camarades, ils unirent leurs forces et attaquèrent de concert le capitaine qui dut reculer à son tour, parant avec ardeur les salves de coups qui fondaient sur lui. Il reçut un coup au côté, mais la lame ripa sur le tissu trempé de sueur de sa chemise, et il n’eut que le souffle coupé. Cependant, il n’arrivait pas à contenir les salves conjointes de ses assaillants, qui le faisaient reculer un peu plus à chaque attaque. Acculé contre un des murs du couloir, il ne voyait plus d’issue favorable à ce combat inégal, lorsqu’un des garde hurla de douleur, lâchant par la même occasion son arme qui tomba en sonnant sur le sol. Cebus lui avait sauté dessus et mordait violement dans le cou du soldat, qui tenta désespérément de décrocher l’animal. Profitant de cet instant d’errements le second soldat attaqua Surcouf à l’aine. Grave erreur, Surcouf para de justesse avec le fourreau de son sabre pour plonger ce dernier à travers la poitrine découverte du garde dont les yeux se révulsèrent alors qu’un filet de sang coulait de sa bouche ouverte, son visage figé en une expression de surprise.

A cet instant, le reste de la garde du comte investit l’étage, mettant Surcouf et le singe sous le joug des redoutables mousquets. C’est ce moment que choisit le comte de Brie pour ressortir de la chambre de la Baronne, finalement habillé, pointant son propre pistolet sur le corsaire, qui resta immobile face à eux. Le combat semblait perdu.

— Tu t’es bien battu, dit le comte en enjambant les cadavres de ses hommes. Mais je t’avais prévenu que notre prochaine rencontre causerait ta perte. C’est fini maintenant.

Il se retourna vers ses hommes, et d’un signe de tête, leur intima l’ordre d’abattre le corsaire.

A cet instant, un cri retentit dans la nuit et trois ombres noires firent irruption dans la pièce à travers la fenêtre laissée grande ouverte par le comte. Les silhouettes de Balaïkhan et des deux chouettes fondirent sur les soldats, lacérant leurs visages de leurs serres acérées, crevant leurs yeux de leurs becs pointus. Surcouf profita de l’effet de surprise pour assener un violent coup sur la main droite du comte qui lâcha son pistolet en criant, puis trancha la main du dernier soldat qui se tenait entre lui et l’escalier de service, Cebus sur ses talons. Il entendit un coup de feu et sentit une balle passer au-dessus de sa tête au moment où il atteignait le palier, dévala les marches en toute hâte et se retrouva dans la cour où Mircea, Oscar et Wardin l’attendaient sur leurs montures, les cages des oiseaux restées grandes ouvertes. Le corsaire enfourcha sa jument et ils partirent au galop vers le fleuve alors que derrière-eux, les trois ombres volantes sortaient par la fenêtre ouverte du Château, laissant derrière elles un spectacle chaotique d’où s’élevaient les cris des gardes agonisant. Arrivant à la cabane, ils réveillèrent le timonier en toute hâte et lancèrent l’embarcation sur les eaux piégeuses de la Loire, portés par le courant rapide du fleuve, et devant à la seule lueur de la lune, éviter les dangereux bancs de sables qui occupaient son lit à cet endroit.

Ils atteignirent Gien vers trois heures du matin, et Surcouf dirigea la cabane vers le quai nord du fleuve pour accoster. Une fois leur bateau amarré, chacun put reprendre son souffle et respirer un peu, conscient qu’ils avaient tous échappé de peu au funeste destin que leur réservait cette malheureuse rencontre. Le comte de Brie avait été invité en Orléanais par le Baron de Saint-Brisson pour partager avec lui le plaisir de la chasse de juillet, et ce dernier avait visiblement abusé de l’hospitalité du pauvre homme en se glissant dans le lit de sa jeune et charmante épouse. Dès lors, Surcouf savait qu’il ne pouvait pas emmener Oscar à Versailles. Si le comte de Brie avait réussi à mettre ainsi en péril leur compagnie, la reine était une toute autre menace au sujet du jeune garçon, et il ne pouvait risquer de l’emmener si près de la femme qui le cherchait depuis des années. Il discuta longuement avec Wardin, et conclut qu’il irait seul à Versailles rendre compte de sa mission auprès du roi, tandis que le fauconnier conduirait les garçons à Rochefort, d’où ils pourraient trouver un navire sur lequel embarquer pour poursuivre leur quête. En continuant sur la Loire jusqu’à Tours, ils pourraient éviter le détour par la capitale puis bifurquer sur la route de Saintes, bâtie sur les vestiges de l’ancienne voie romaine qui traversait la Gaule. Le corsaire, lui, irait à cheval, et les rattraperait ainsi plus vite. Mircea et Oscar n’apprécièrent guère la nouvelle de devoir se séparer de leur mentor, surtout après l’épisode traumatisant qu’ils venaient de vivre, mais le corsaire ne leur laissa guère le choix, et les serra l’un après l’autre dans ses bras avant de quitter le pont de la cabane. Il grimpa sur sa jument et regarda au loin s’éloigner Oscar, Cebus, Mircea et Wardin. Il avait l’impression de les abandonner et peur de ne plus jamais les revoir, mais il savait au fond de lui-même qu’il faisait le bon choix. Il était plus prudent d’éviter de risquer Oscar dans l’entourage de la reine, et de toute manière, il irait plus vite seul. Faisant tourner les talons à sa monture, Surcouf s’engagea sur la route qui longeait la rive Nord de la Loire, et qui devait le conduire au plus vite à la capitale.

En effet, poussant sa jument avec vigueur, il atteignit Versailles en à peine deux jours et se retrouva pour la seconde fois en moins d’un mois devant les hautes grilles du palais. Cette fois-ci, il ne fit pas l’erreur de ne pas s’annoncer auprès de Louis et de risquer d’attendre inutilement dans l’antichambre. Aussitôt prévenu par son chancelier, le roi demanda à ce que Surcouf lui soit présenté immédiatement, et le corsaire se retrouva face à la cour, sous le regard inquisiteur de la reine, qui semblait curieuse de savoir ce qu’un capitaine de marine de modeste lignée faisait à Versailles, loin de son navire et de son équipage. A ce moment débuta pour Surcouf un périlleux jeu de langage, un exercice d’équilibriste dialectique, afin de parvenir à dévoiler à Louis les informations qu’il tenait absolument à cacher à la reine.

— Majesté, commença-il en s’inclinant tour à tour devant son suzerain et sa reine.

— Relève-toi, Antioche mon ami, et dis-moi comment a été ton voyage.

— A merveille, Louis, à merveille. C’est avec succès que j’ai conduit ma promise en son lieu de villégiature, empruntant les routes royales qui, je dois vous l’avouer, sont bien plus sûres et carrossables qu’elles ne l’était du temps de feu notre jeunesse.

— Merci, répondit Louis. J’en informerai mes conseillers qui seront ravis d’apprendre que leur travail a porté ses fruits. Bien. Pas d’autres problèmes à signaler ?

— Aucun, majesté. Le reste du voyage s’est déroulé sans anicroche. A propos du jeu de cartes que tu m’as confié, j’ai essayé d’y jouer, mais sans succès jusqu’à présent. Peut-être pourrais-tu m’éclairer quant aux obscurs rouages qu’il renferme.

Surcouf espérait que Louis comprendrait l’allusion à la carte énigmatique qu’il avait donnée au corsaire, et l’expression qui passa dans le regard du roi apaisa ses craintes. La présence de sa femme à ses côtés lui interdisant également d’en parler librement, il préféra changer de sujet.

— Bien, nous verrons cela, mon ami, mais ce n’est ni le lieu ni le moment pour de telles sottises, et nous nous amuserons plus tard, en privé. Et votre fils ? Où est-il ? Je ne le vois pas.

— Il a pris la direction de Rochefort, où je suis censé le rejoindre. J’ai pensé plus judicieux de ne pas l’emmener à Paris, et à mon avis, Versailles n’est pas non plus un lieu pour un enfant de son âge. Je comptais, depuis Rochefort, embarquer pour le premier navire en direction des Caraïbes, et d’y constituer un nouvel équipage, après le revers connu par le précédent, afin d’accomplir la mission que vous m’avez assigné.

— Quelle mission ? demanda la reine, sautant sur l’occasion de mettre son nez dans les affaires de son mari.

— J’ai chargé Surcouf de réaliser une guerre de course contre les galions revenant des possessions espagnoles en Amérique Centrale, improvisa Louis. Mais, ma chère, nous parlerons de stratégie militaire plus tard, la cour n’est pas le lieu de tels secrets. Viens, Antioche allons discuter plus librement des modalités de ce plan.

Le roi se leva et conduisit Surcouf dans le bureau où il lui avait confié la carte et la mission de retrouver le trésor des Bénédictines. Le corsaire remarqua que le roi s’appuyait fortement sur sa canne pour se déplacer, trainant lourdement sa jambe droite derrière lui qui paraissait comme paralysée. Inquiet, il demanda à son ami ce qui avait causé ce brusque changement dans son état de santé.

— Ah, malheureux ! Le bon dieu a décidé de me punir de mes mœurs légères et de mes folles incartades nocturnes ! A en croire les dires des médecins, c’est la syphilis qui ronge mon être. Le mal s’est étendu à ma moelle et mon corps se paralyse un peu plus chaque jour. Hier matin, j’ai perdue l’ouïe d’une oreille. Mais assez parlé de cela, dis-moi ce qu’il en est de Chalais et d’Éléonore.

— Éléonore est en sécurité et semble apprécier le calme de sa retraite Chalaisienne. Pour ce qui est des sœurs, je dois te dire que j’ai rempli ma mission, du moins, l’abbesse m’a confié la pièce de Chalais, qui est l’une des sept pièces menant au trésor des Bénédictines.

Il sortit la boussole de la poche de sa redingote et la tendit au roi.

— Elle a précisé que c’était la clef du message de la carte, ajouta-il.

Le roi inspecta la boussole, la manipulant dans tous le sens, tentant comme Surcouf l’avait fait avant lui de découvrir un message caché, une inscription sur l’une des arrêtes d’argent. Circonspect, il demanda :

— Mais… elle ne fonctionne pas ?

— Elle est brisée, et tel sera le sort de la France si je ne découvre pas le trésor qu’elle renferme, répondit Surcouf. C’est à peu de choses près ce que m’a dit l’abbesse en me la donnant.

— Elle a raison. Je sens que le plan d’Elizabeth et de son père arrive à exécution, et la syphilis pourrait accélérer leurs desseins. Depuis notre mariage, j’ai l’impression qu’elle complote dans mon dos pour rattacher la couronne de France au royaume de son père, et je la soupçonne même d’être pour quelque chose dans l’infécondité de notre union. Sans héritier à ma succession, mes parents légitimes remonteraient bien loin dans l’arbre généalogique des Bourbons, et par le moyen d’un habile mariage, il lui serait facile de rattacher la France à la Perfide Albion. Il faut faire vite, Surcouf, si l’on veut déjouer les projets de la reine. Tu dois rejoindre ton fils à Rochefort, n’est-ce pas ? Parfait ! Il te faudrait constituer un équipage là-bas et faire voile vers… non, attends, l’Hermione est à Rochefort, en réparation. J’avais prévu de lui assigner une autre mission mais la nôtre est capitale, primordiale, même. Aussi vais-je te nommer sur-le-champ capitaine et mettre son équipage sous tes ordres.

— J’avais pensé à cela, répondit Surcouf. Et j’en était venu à la conclusion qu’il me faudrait un navire plus petit, plus rapide et plus discret qu’une frégate comme l’Hermione pour mener à bien ma mission. Vois-tu, je pense qu’un cotre ou un brick serait plus adapté, à la fois capable de tenir de longues distances en mer et facilement dissimulable dans une crique ou maquillable aisément en bateau de pêche côtière pour passer inaperçu. De plus, j’ai peur qu’en réquisitionnant un équipage entier, la reine ne soit au fait de cela et ne puisse introduire à bord des espions à sa solde. Je te rappelle qu’elle sait que je fais route vers Rochefort, et si le plan que tu la soupçonnes de fomenter venait à se réaliser, il lui serait aisé d’alerter ses hommes sur place.

— Tu as raison, et ce d’autant plus que si je venais à trépasser, les hommes lui devraient automatiquement loyauté. Mais comment comptes-tu composer ton équipage, dans ce cas ?

— Eh bien, je pensais me rendre à l’île de la Tortue pour y recruter parmi les pirates des hommes qualifiés, efficaces, déterminés, et sans aucunes attaches politiques. Je pense que la perspective d’un trésor tel que celui des Bénédictines devrait suffire à en appâter quelques-uns. Qu’en penses-tu ?

— Cette idée me semble judicieuse. Je pense que l’Hermione reste cependant le moyen le plus sûr et le plus rapide pour te conduire à Tortuga. Aussi vais-je écrire de ce pas au Marquis de La Touche. Ton fils t’accompagnera ?

— Oui, j’ai décidé d’embarquer Oscar avec moi, ainsi qu’un autre garçon, un orphelin du monastère que les sœurs m’ont confié. Avec nous, il y a également un fauconnier Danois, un voyageur passionné par les oiseaux et qui me sert de messager, à l’occasion. D’ailleurs, si je prenais avec moi un des pigeons de Versailles, nous pourrions échanger ensemble.

— Hors de question, répondit le Roi. Les pigeons sont un moyen bien trop peu fiable et ta mission bien trop précieuse pour tout risquer sur un message tombé entre de mauvaises mains. Je t’interdis de communiquer à ce propos avec qui que ce soit. C’est bien clair ?

— En effet, tu as raison, c’est plus prudent, répondit Surcouf. Et sinon, cette boussole, la carte, cela n’allume aucune lumière dans ton esprit ? Tu n’aurais pas une idée concernant la piste à suivre ?

— Non, aucune, je suis désolé.

Le corsaire était navré que les informations de l’abbesse n’aient point parlé au roi plus qu’à lui-même et se demanda comment il allait bien pouvoir réussir la mission que lui avait assignée Louis. Certes, il avait rapidement mis la main sur l’une des sept pièces du trésor des bénédictines, il n’avait pour autant aucune idée de la façon dont il allait réunir les pièces restantes.

— Bon, dans ce cas, une fois mon équipage formé, je ferai voile vers Djibouti, reprit-il. C’est là que la boussole pourra être réparée, selon l’abbesse. J’espère que j’y trouverai les réponses à mes questions.

Surcouf regarda au dehors le ciel qui s’assombrissait.

— Je devrais y aller si je ne veux pas me faire rattraper par l’orage qui s’annonce, déclara-il.

— L’après-midi est déjà bien avancée. Tu pourrais te reposer ici et ne repartir que demain à la première heure, proposa le roi.

— Non, merci. Comme j’ai laissé les garçons avec Wardin, le Danois, je m’inquiète pour eux et je souhaiterais les retrouver au plus vite. Je vais essayer d’avancer un peu avant la nuit.

— Laisse-moi au moins te donner une monture fraîche.

— J’ai déjà ma jument, et c’est une belle bête, je comptais la garder si ça ne te dérange pas.

— Rien n’empêche de garder ta jument, au contraire. Si tu prends un des étalons de mes écuries, cela permettra à ta jument de se reposer quelques heures en galopant derrière sans avoir à te porter, et tu iras plus vite avec deux chevaux qu’avec un seul.

— Bon dans ce cas, j’accepte, concéda le corsaire.

Le roi fit le tour de son bureau, ouvrit un des tiroirs à la poignée d’argent, et en sortit une bourse encore plus grande que celle qu’il avait donnée à Surcouf pour aller à Chalais.

— Prends-la, dit-il. Tu devrais avoir assez pour acheter ton navire et des provisions pour plusieurs mois. Et puis, tu es un corsaire, donc je ne doute pas que tu sauras faire de juteuses affaires en prenant d’assaut les navires les plus richement garnis. Va, mon ami, et que les mers soient clémentes avec toi.

— Repose-toi bien, Louis, et soigne cette saloperie qui ronge ton corps. Je veux te voir courir à mon retour, répondit Surcouf.

Les deux amis s’embrassèrent durant une longue étreinte, chacun craignant pour la vie de l’autre, lucides quant au fait qu’ils risquaient fort de ne plus jamais se revoir…

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