Chapitre Premier : Quand les rats quittent le navire… (4/4)

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— Et comment es-tu arrivé sur l’île ? demanda Surcouf.

— Tu n’es pas mal habillé pour un orphelin et tu dis même avoir un précepteur. Honnêtement, je ne comprends toujours pas ce que tu faisais sur le Widow-maker.

— A vrai dire, moi non plus, je ne comprends pas. Il y a environ trois semaines, l’Amiral Calloway est arrivé à Port-au-Prince à bord du Victory, avec pour mission de recenser tous les enfants de mon âge. Lorsque que je suis rentré de l’école, ce soir-là, j’ai trouvé mon précepteur dans tous ses états. Il semblait affolé par l’arrivée de cet Anglais et était persuadé qu’il me cherchait. Il m’a fait promettre de ne jamais faire confiance à un Anglais, m’assurant qu’ils ne me voulaient aucun bien. C’est à ce moment que les hommes de ce Calloway ont toqué à notre porte. Mon précepteur m’a ordonné de ramasser mes affaires, m’a donné une bourse de Louis d’or, et m’a demandé de quitter la maison immédiatement, de me cacher dans le port et d’embarquer sur le premier navire français en direction de Brest ou du Havre. J’ai grimpé à l’étage, pris mon couteau, ma clarinette et la bourse, et j’ai attendu, caché en haut des escaliers, alors que mon précepteur ouvrait à Calloway. Je les ai entendus discuter longuement, puis le ton est monté et l’Anglais a frappé mon précepteur, avant d’ordonner à ses hommes de fouiller la maison. J’ai soulevé la fenêtre de ma chambre, glissé sur la pente du toit, et sauté à pieds joints dans la rue, Cebus derrière moi. J’ai fait comme avait dit mon précepteur, et je me suis caché dans une auberge du port. Le lendemain j’ai entendu les Anglais parler de vous, de toi, et que tu naviguais dans la région. Le soir même, le Victory quittait Port-au-Prince. Quelques jours plus tard, c’est le Widow-maker qui mouillait dans la baie, et j’ai entendu tes hommes parler français. Ils parlaient de nostalgie et de mal du pays. J’ai pris la décision d’embarquer à la faveur de la nuit et d’attendre la pleine mer pour me faire connaître au capitaine. Malheureusement, il y a eu la mutinerie qui a suivi, et me voilà ici.

— Ce que tu me racontes est plutôt intriguant, et je me demande bien ce que ce diable de Calloway pouvait bien te vouloir. Donc, tu veux retourner en France, c’est bien ça ? Je suis navré d’avoir ruiné tes plans mais je peux au moins te raccompagner jusqu’à Port au Prince et te rendre à ton précepteur. En route maintenant, éteins le feu et ramasse tes affaires, nous avons du chemin à parcourir.

Oscar s’exécuta et ils se mirent finalement en marche, empruntant la tranchée frayée par Surcouf lors de sa cueillette matinale. Ils parvinrent rapidement à une piste de terre parallèle à la route principale, qui coupait l’île de part en part. Ils prirent vers l’Est en direction de Port-au-Prince. Ils formaient un étrange équipage : Surcouf en tête, avec son tricorne en cuir de chèvre sur la tête, son uniforme bleu roi aux broderies dorées et son pantalon qui descendait jusque dans ses bottes de cuir. Il avait la main gauche posée sur le pommeau de son sabre qui pendait à sa ceinture et cliquetait à chacun de ses pas. A son côté, Oscar lui arrivait à peine au-dessus du nombril, et Cebus était confortablement installé sur l’épaule du garçon lorsqu’il ne bondissait pas d’arbre en arbre sur le bord du chemin.

— Alors, comme ça, tu as un précepteur, dit Surcouf, pour relancer la conversation. Mais comment es-tu arrivé sur l’île, et où sont tes parents ?

— Je suis arrivé quand j’étais tout petit. Je n’ai presque pas de souvenir de mon enfance, sinon celui d’une maison gigantesque au milieu des bois. Mon père, je ne l’ai jamais connu, et de ma mère, je n’ai pour mémoire que ses longs cheveux châtains et le souvenir de sa voix… sa voix si mélodieuse qui me chantait des chansons douces quand j’étais petit et qui arrivait à me calmer, quand venait l’orage.

Il marqua une pause, son regard s’embua de larmes à l’évocation de ce souvenir.

— Un soir d’orage, justement, un homme est venu frapper à la porte de la maison, et les domestiques de ma mère ont ouvert. Il a discuté de longues minutes avec ma mère. Je l’ai entendue crier et pleurer, puis au bout d’un moment, elle est venue me chercher dans ma chambre. Je me souviens encore des larmes sur son visage. Elle m’a serré dans ses bras et m’a demandé de suivre l’homme encapuchonné. J’ai beaucoup pleuré, ne comprenant pas pourquoi il venait ainsi m’arracher à ma mère, et mes cris se sont mêlés à la pluie et l’orage. Un dernier éclair a illuminé le visage de ma mère, avant que les ténèbres ne l’engloutissent. Je n’ai pas mangé pendant quatre jours, alors que l’homme m’emmenait de calèche en coche, et de coche en calèche passant par plusieurs villes avant de rejoindre notre destination finale, un immense port bruyant où les voiliers, plus grand les uns que les autres, s’alignaient à l’infini sur des kilomètres de quais. Là, mes souvenirs sont troubles, et je crois que nous avons dormi dans une auberge du port. Le lendemain, l’homme me faisait embarquer sur un navire marchand en direction des îles, me donnant pour seuls souvenirs ce petit poignard et ce pendentif.

Oscar essuya la larme qui perlait au coin de son œil. Il amena ses cheveux sous lui et plongea ses prunelles océan dans le regard compatissant du corsaire. Cet échange silencieux dura quelques secondes. Un lien invisible s’était formé entre eux. Reprenant ses esprits, l’enfant sortit de sous sa chemise un pendentif en forme de gouvernail en bois qu’il portait autour du cou grâce à une corde en lin finement tressée.

— Trois semaines plus tard, j’étais à Port-au-Prince, et mon précepteur m’attendait sur le quai. J’ai vécu avec lui depuis, et il a toujours agi comme un père avec moi.

Surcouf resta de longues minutes pensif avant de reprendre la conversation.

— Je ne comprends pas… pourquoi cet homme est-il venu t’arracher aux bras de ta mère ? Comment un quasi-orphelin comme toi peut-il avoir un précepteur, alors que même les fils de bourgeois n’en ont pas, et surtout, qu’est-ce que Calloway pouvait-il bien te vouloir ?

— C’est autant de questions que je me pose depuis mon arrivée ici, mais mon précepteur n’a jamais voulu y répondre. J’ai cherché dans ses livres, j’ai lu ses courriers, mais je n’ai rien trouvé sur mes origines. Rien d’autre que la vague image du visage de ma mère un soir de tempête.

La route de Port au Prince par le Sud n’était pas la mieux entretenue de l’île, et les lourdes charrettes pleines à craquer de marchandises en tout genre qui convergeaient vers la capitale avaient creusé de profondes ornières. Ces dernières, aggravées par l’humidité permanente et les pluies diluviennes qui s’abattaient régulièrement sur Saint-Domingue, étaient profondes de près de trente centimètres.

Depuis la construction de la route principale, plus au centre de l’île, cette route n’était plus beaucoup empruntée. Les trois compagnons ne croisèrent pendant la matinée qu’un fermier qui allait en sens inverse, sa charrette vide tirée par deux vieux bœufs fatigués. Oscar s’amusait à sauter d’une rive à l’autre de la tranchée, manquant parfois de peu de perdre une cheville dans une ornière, et Surcouf le regardait faire, amusé.

Durant l’après-midi, ils continuèrent de marcher sur le chemin, le ventre vide, alors que le soleil cognait sur leurs têtes. Oscar se fabriqua une ombrelle avec une feuille de bananier, ce qui le protégeait des rayons ardents du soleil Haïtien.

— Dis-moi, petit, demanda Surcouf. C’est quoi ce drôle d’instrument que tu trimballes partout ? On dirait une sorte de flûte ou de hautbois.

— C’est une clarinette. Un cadeau de mon précepteur. Il m’a toujours dit que la musique était la chose la plus importante au monde, et que je devais choisir un instrument. Un jour, nous avons entendu un groupe de troubadours qui jouaient sur la grande place, et j’ai adoré le son de cet instrument. Depuis, elle ne me quitte plus.

— Il faut dire que ce n’est pas fréquent, comme instrument. Moi-même, je suis mélomane, et pourtant je n’en avais encore jamais vu.

— Mélomane ? Vraiment ? Et de quel instrument joues-tu, demanda Oscar, intéressé.

— Mes parents étaient de riches bourgeois de Saint-Malo qui adoraient la musique. A ton âge, je jouais du clavecin, et j’en avais même fait installer un dans ma cabine, sur la Recouvrance. Malheureusement, la goélette qui avait réalisée avec moi tous mes exploits et m’avait accompagné sur toutes les mers du globes gît désormais au large de Cuba et mon clavecin avec. Encore un cadeau de ce cher Calloway.

Un éclair de tristesse passa dans le regard du corsaire.

— Dis-moi, gamin. Tu m’en jouerais un morceau ? Histoire de passer le temps. La route est encore longue jusqu’à Port-au-Prince, et puis, je doute que quelqu’un nous entende en dehors des oiseaux.

Oscar coinça la feuille de bananier dans la ceinture de son pantalon pour avoir les mains libres, et porta l’instrument à sa bouche. Un son de bois mouillé sorti de l’instrument, et l’anche inutilisable resta collée sur la langue du garçon.

— Nooooon ! se lamenta le jeune homme. Impossible, ma clarinette est foutue.

— Attend un peu, lui dit Surcouf. Montre-moi ça.

L’enfant fit passer la lanière au-dessus de sa tête et tendit l’instrument à Surcouf qui l’examina attentivement. L’anche était véritablement inutilisable. Elle laissait une place vide au sein du bec en ivoire de l’instrument, mais le reste semblait encore en état de fonctionner, et avait déjà séché au soleil.

Surcouf rendit à Oscar son instrument, et lui demanda de l’attendre à l’ombre d’un avocatier, tandis qu’il s’enfonçait dans la jungle sans ajouter un mot. Le garçon en profita pour grimper gauchement dans les larges branches basses de l’arbre fruitier, suivi par Cebus beaucoup plus habile à la manœuvre. Oscar alla en bout de branche, cueillir un fruit bien mûr. Le garçon lui demanda d’en choisir d’autres avant de redescendre sur la terre ferme, voyant les branches de l’arbre ployer dangereusement sous son poids. Le capucin récupéra une demi-douzaine d’avocats qu’Oscar s’apprêtait à couper en deux lorsque Surcouf revint de son étrange et mystérieuse quête. Il tenait dans ses bras de grands joncs de canne à sucre.

— Ah, des avocats, dit-il, voyant le garçon affairé à couper les fruits. Très bonne idée, je meurs de faim. Et j’ai une bonne nouvelle, j’ai réussi à trouver de l’eau.

Il tendit sa gourde à l’enfant qui but avec prudence avant de faire couler une lampée dans la gorge de son singe.

— Tu peux boire tout ton saoul, la source est à quelques mètres de la route, nous nous ravitaillerons avant de nous remettre en marche.

— Mmm, dis… glourp… qu’est-ce que tu…slurp… comptes faire avec ça ? demanda Oscar, désignant la branche de canne à sucre, en avalant goulument son avocat.

— Tu verras bien. Tiens, donne-moi ton couteau.

Surcouf attrapa la branche de canne à sucre et commença à tailler un petit rectangle de bois à l’intérieur. Il se saisit de la clarinette de l’enfant, et compara sa pièce à l’ouverture faite pour l’anche. Trop grand ! il recommença avec un deuxième. Trop large ! Le troisième, lui, était trop petit, mais le quatrième morceau de canne à sucre était à la bonne taille, et vint se ficher parfaitement dans son encoche en ivoire, que Surcouf serra avec la fine lanière de cuir qui servait de ligature aux clarinettes de l’époque.

— Voilà ! dit Surcouf en tendant à Oscar son instrument. Ce n’est peut-être pas aussi bien que si elle avait été faite en canne de Provence par un professionnel, mais je pense qu’avec, tu devrais arriver à me donner le change jusqu’à Port-au-Prince.

Oscar saisit l’instrument et souffla dedans. Un si bémol en sortit aussitôt, légèrement éraillé mais tout à fait juste.

— Ah ah ah, s’esclaffa le garçon. C’est marrant, elle a un goût sucré. Merci. D’ailleurs, c’est quoi ton nom, déjà ?

— Je m’appelle Antioche, mais je préfère Surcouf.

— D’accord. Merci Surcouf.

Ils finirent leurs avocats, et se désaltérèrent, avant que Surcouf n’aille remplir leur gourde. Finalement, ils reprirent la route, et Oscar entama un air de musique Occitane qui donna à Surcouf le mal du pays.

Ils étaient à près de trois lieues de la route principale quand le soleil se coucha. La lumière rouge qui filtrait encore à travers le feuillage s’estompa rapidement et ils décidèrent de se mettre en quête d’un lieu pour dormir. Au détour d’une courbe du chemin, ils trouvèrent une ferme abandonnée. La masure principale située au fond du terrain avait été incendiée. A en juger par l’odeur de bois brulé qui envahissait l’air et les volutes de fumée qui s’échappaient encore du toit calciné, le feu était récent. La grange, en revanche, semblait intacte.

La ferme était organisée à peu de choses près de la même manière que les fermes cauchoises normandes. Le terrain formait une trouée carrée dans la forêt vierge. On y accédait par un chemin de terre qui aboutissait au coin sud-ouest de la propriété. On arrivait ensuite sur un puits et sur la cour en terre battue, d’où l’on apercevait les différents bâtiments qui formaient l’ensemble. Grange et grenier se trouvaient à l’ouest, dans le prolongement du chemin, afin de permettre le transit des machines et marchandises plus aisément. Les vestiges du poulailler et le four se trouvaient à l’est de la cour. Entre les deux, une grande longère orientée d’est en ouest, venait fermer la cour Sud. La moitié Nord de la propriété avait abrité le potager et le verger, sur un hectare environ, mais il n’en subsistait que des cendres fumantes. Derrière eux se dessinaient les hautes cimes des arbres de la forêt.

Ils décidèrent donc d’investir la grange, espérant pouvoir se coucher modestement sur la paille, après avoir partagé les restes de la cueillette matinale de Surcouf. A leur grande surprise, en poussant les lourdes portes en bois, ils se rendirent compte que la grange était déjà occupée. En effet, il y avait là une belle mule enfermée dans son box et probablement abandonnée par ses propriétaires. Elle tremblait des quatre jambes, sans doute terrifiée par l’incendie et coincée ici sans pouvoir s’échapper.

Une aubaine pour les deux compagnons qui, en l’attelant à une carriole légère à deux roues, pourraient rejoindre Port au Prince avant midi, le lendemain.

Ils donnèrent de l’eau et du foin à la pauvre bête, puis Oscar prit une brosse et commença à la masser vigoureusement pendant que Surcouf allait chercher de l’eau au puits. L’animal sembla rassuré par les tendres caresses du jeune garçon et ses membres arrêtèrent de trembler alors que l’enfant lui flattait l’encolure. Il attrapa la bête par le licol et lui fit faire quelques pas dans la grange, pour s’assurer qu’elle ne souffrait d’aucune boiterie ou blessure causée par l’incendie. Heureusement, la mule paraissait en parfaite forme physique. La remettant dans son box, Oscar rejoignit Surcouf pour partager le diner. Les fruits et le reste d’avocat n’étaient plus aussi frais que le matin, mais ils nourrirent malgré tout les deux hommes et Cebus. Harassés par leur marche et leur nuit agitée sur la plage, ils ne dirent pas un mot du repas et s’allongèrent côte à côte dans la paille, sombrant tous trois presque instantanément dans un sommeil profond.

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