Chapitre 5 : En route vers Chalais

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Surcouf vérifia que la voie était libre, puis invita d’un geste de la main Oscar et Cebus sous le porche de l’entrée Sud de la Petite Écurie. Le garde était endormi, ce qui leur permit de passer sans encombres la porte cochère et ils attendirent tapis dans l’ombre de la cour, il était minuit moins cinq.

A minuit pile, le roi apparut, sortant par une porte dérobée du bâtiment. Il aperçut Surcouf et Oscar, et s’avança vers eux. Il n’était pas seul. Une forme féminine le suivait, indiscernable dans la pénombre, mais Surcouf devina les volants d’une robe blanche à motifs sombres. Le roi prit la parole.

— Voici Éléonore. Elle fera route avec vous, je pense que c’est plus sûr. Ici, à la cour, trop d’ennemis rôdent autour d’elle. Surcouf, je vous tiens responsable de sa sécurité jusqu’à Chalais. Allez, maintenant ! Et que Dieu vous garde.

D’un mouvement de la main, il héla le cocher de la diligence qui était stationnée dans la cour de la Petite écurie, et celui-ci vint se placer devant eux. Oscar, Cebus et Éléonore grimpèrent dans la cabine, tandis que Surcouf, encore sur le marchepied, saluait le roi Louis en soulevant son tricorne.

— Au revoir, Majesté, dit-il.

— Adieu, mon ami, répondit le roi, donnant une grande claque sur l’arrière-train du cheval de tête qui rua et s’élança au galop. D’un coup de fouet, le cocher invita les autres chevaux à faire de même, et les six magnifiques étalons royaux s’élancèrent au triple-galop sur l’avenue de Sceaux.

La lune à moitié pleine éclairait le ciel Versaillais, jetant sur la route des reflets d’argent. Le ciel dégagé était illuminé de milliers d’étoiles, et le cocher suivait la voie lactée, qui traçait dans la voûte céleste une ligne cotonneuse. Ils passèrent au galop devant le château de Sceaux, édifié par Colbert sous Louis XIV, et poursuivirent leur route vers l’Est. Ils avaient pour objectif de rejoindre à Melun la route Royale de Lyon, bâtie sur les vestiges de l’ancienne Via Agrippa. La route était parmi les mieux entretenues du royaume, ce qui permettrait à la diligence d’aller bon train, mais également la plus empruntée, et ainsi dangereuse, avec son lot de collisions et rencontres en tous genres. Les chevaux galopèrent toute la nuit avant d’être changés au petit matin pour un attelage frais. Ils gagnèrent Melun autour de neuf heures, ayant profité de la nuit pour économiser une journée de voyage. Après avoir échangé quelques politesses, Surcouf et Éléonore s’étaient endormis, tout comme Oscar, Cebus lové sur ses genoux. Lors de l’arrêt matinal pour le changement de chevaux, ils étaient descendus à l’auberge du relais de poste et avaient déjeuné hâtivement, le temps nécessaire à l’attelage des nouvelles bêtes. Ils étaient repartis en moins d’une heure, reprenant place dans la diligence, tandis que les cochers avaient échangé leur position. En effet, l’un d’entre eux était allongé dans la rotonde et avait dormi toute la nuit, pendant que le cocher de nuit dirigeait l’attelage. Ce dernier alla se reposer tandis que son compère prenait les rênes sur le cabriolet. Surcouf se demanda si c’était le fait d’être éveillé ou le talent du cocher lui-même, mais il apprécia beaucoup moins la conduite de ce dernier, la diligence faisant régulièrement de violentes embardées pour éviter des attelages fonçant vers Paris, en sens inverse. Il vit dans le regard d’Éléonore qu’elle n’était pas rassurée par la situation, et se dit que, dans les mêmes conditions, il n’aurait pas été plus tranquille : tirée de son lit à minuit, embarquée pour une destination inconnue en compagnie d’un vieux corsaire mal vêtu et d’un singe aux dents pointues et aux cris aigus. Seule la présence d’Oscar semblait la rassurer. L’enfant qui dormait sur la banquette arrière semblait plongé dans un doux rêve, sa tête se balançant au rythme irrégulier des cahots de la route, ses cheveux d’ange ondulant sur ses épaules, que le singe s’amusait à titiller en poussant des cris perçants. Surcouf roula sa redingote militaire en boule et la glissa sous la tête ballante de l’enfant, puis remit en place la mèche de cheveux du jeune garçon qui dormait à poings fermés, la glissant dernière son oreille. Éléonore, touchée par l’attention qu’il portait à l’enfant, entama la conversation.

— Quelque officier de la marine Royale que vous soyez, je n’ai jamais vu un homme être un aussi bon père pour son fils. Je vous ai observé, depuis notre dernière entrevue à la cour et la relation que vous entretenez avec cet enfant m’intrigue étrangement. Vous paraissez tous deux très proches, et pourtant, parfois, vous agissez comme de parfaits inconnus. Comment cela est-il possible ?

Surcouf, gêné, ne savait quoi répondre. Maintenant, à la pleine lumière du jour, il reconnaissait Éléonore. C’était la femme qui avait attiré son attention, la veille, lors de sa visite à la cour. Elle devait avoir une dizaine d’années de moins que Surcouf, soit environ trente-cinq ans. Cette fois, elle avait troqué sa belle robe blanche contre une autre tenue dans le même style, drapée d’une alternance de volants blancs et noirs qui venaient s’attacher sur un corset blanc dont les motifs baroques étaient brodés de fil noir : feuilles d’acanthes et volutes parsemaient la doublure de soie qui recouvrait le coutil. La poitrine, elle, était agrémentée d’une dentelle noire finement transparente. L’ensemble paraissait plus confortable que la magnifique robe qu’elle arborait à la cour, mais sans entacher en aucune façon la beauté de l’ensemble. Éléonore était une femme splendide, de la tête aux pieds, et lorsqu’il se rendit compte qu’il était en train de la contempler, ne serait-ce que par le biais d’une timide inspection, si brève fût-elle, le rouge monta aux joues de Surcouf, qui détourna les yeux, laissant son regard balayer la campagne alentour.

— Hélas, vous n’avez pas tort, répondit-il après un temps. Tout père que je sois, je ne connais pas Oscar depuis longtemps. Il a été élevé par sa mère tandis que je sillonnais les mers, rentrant à la maison tous les six mois, parfois plus d’une année plus tard. Mais la malheureuse est décédée il y a un mois environ, et j’ai pris Oscar avec moi depuis lors. Je n’ai jamais vraiment été un père pour lui, et je n’ai jamais appris à l’être, mais je me suis promis de faire de mon mieux.

Avec Oscar, ils avaient décidé de mettre au point cette histoire qu’ils raconteraient aux étrangers, afin de justifier leur relation tout en palliant le manque cruel de connaissance qu’ils avaient l’un de l’autre.

— Vous vous débrouillez parfaitement… Monsieur ? Demanda Éléonore sur un ton interrogatif.

— Surcouf, ma Dame, commença-il. Le Roi m’a beaucoup parlé de vous, Éléonore. Il vous tient en très grande estime.

— Enchantée, répondit Éléonore. Il est vrai que le Roi a toujours été bon avec moi, très attentionné. Je le dis, je n’ai jamais manqué de rien, et cela grâce à lui.

Elle marqua une pause et reprit, sur un ton interrogateur, plongeant ses yeux verts dans les pupilles minuscules du corsaire.

— Mais dites, moi, Surcouf, quel mauvais vent a t’il pu conduire un corsaire tel que vous aussi loin de la mer ?

— Ah, répondit Surcouf en souriant, c’est bien simple. Le Roi m’a demandé de vous conduire saine et sauve au couvent de Chalais, alors je m’exécute. Me trouvant sans navire et eu égard à notre amitié ancienne, il aura pensé que j’étais le plus apte à mener cette tâche. Il craignait pour votre sécurité, à la cour, depuis les récents évènements orchestrés par la Reine. Pour ma part, je pense que le couvent sera un endroit sûr, et les sœurs des personnes fiables et pleines de bonté à qui confier Oscar le temps de ma mission.

— Votre mission ? Quelle mission ? Demanda la courtisane, intriguée.

Se rendant compte de son erreur, Surcouf bafouilla et manqua de s’étouffer en avalant sa salive de travers. Amusée, Éléonore reprit.

— Ainsi donc, un corsaire en mission secrète joue le rôle de protecteur d’une demoiselle en détresse et d’un enfant orphelin de sa mère. Quelle chevalerie, dit-elle en rigolant. On pourrait en écrire un roman, un jour.

Changeant de nouveau de sujet, elle reprit :

— Mais, pourquoi le Roi vous a choisi, vous ? Il a à la cour, sans vous offenser des valets plus dévoués et de plus fins bretteurs pour assurer ma sécurité. Alors, quel est ce lien si spécial que vous entretenez avec sa majesté Louis ?

— A dire vrai, j’ai connu Louis avant qu’il ne soit roi. A l’école militaire. A l’époque, il était le cadet de la famille Royale, et son frère Philippe était amené à régner. Louis, lui, adorait la mer. Il voulait être amiral de son frère, commander sa flotte et conquérir pour lui les océans. Il en aurait été capable, il avait le talent suffisant, la stratégie militaire dans les veines, et les moyens nécessaires pour défaire la Navy. En 1759, alors que nous avions seulement 19 ans, nous sommes sorti de l’école militaire et avons pris nos postes dans la marine. Nous étions de véritables frères, à l’académie navale, naviguant bord contre bord dans les plus féroces tempêtes, manœuvrant plus habilement que n’importe quel amiral chevronné, que n’importe quel pirate célèbre. Puis, il y a eu cette guerre, contre l’Angleterre. En août 1769, la sécheresse avait violemment frappé le centre de la Grande-Bretagne, et les greniers Anglais étaient vides en prévision de l’hiver. Dans les Caraïbes, la guerre de course toujours soutenue par le Roi de France et orchestrée par Louis coutait cher aux troupes de Georges III, tant en navires qu’en hommes et en provisions, si bien qu’en octobre de la même année, le royaume d’Angleterre déclara la guerre à la France, mais je me doute que vous connaissiez déjà tout cela, n’est-ce pas ?

— Continuez, je vous prie, répondit Éléonore, absorbée par le récit de Surcouf.

— Bien, d’accord. En décembre, en pleine tempête de neige, les troupes de la perfide Albion ont débarqué à Boulogne, et Philippe, le frère ainé de Louis, a mené la défense de la ville. Le siège de Boulogne a duré plusieurs mois, et les Anglais avaient réussi à encercler la cité pour couper tout approvisionnement aux troupes françaises. De leur côté, ils pillèrent tout le nord de la France pour s’abroger les réserves nécessaires à leur survie hivernale. Pendant ce temps, Louis avait été envoyé par son père en Autriche, si mes souvenirs sont exacts, pour essayer de négocier une alliance avec l’archiduchesse Marie-Thérèse d’Autriche, et venir soutenir son frère en repoussant les Anglais outre-manche, mais sans succès. En mars 1770, après près de quatre mois d’un siège éprouvant, Philippe tenta une sortie avec ses troupes, afin de forcer le blocus des troupes Britanniques, qui se solda par une terrible défaite. Il fut mortellement blessé dans la bataille. Le Roi de France, dévasté de la perte de son fils et héritier, fit revenir Louis à Paris De toute urgence. La paix fut signée avec le traité d’Amiens en mai, et l’alliance entre la France et l’Angleterre fut matérialisée par le mariage de Louis avec Elizabeth, fille du Roi d’Angleterre, mettant fin aux conflits qui opposaient les deux pays depuis des décennies. Louis est resté à la cour depuis cette date et n’a plus jamais remis les pieds sur un navire. A la mort de son père, deux ans plus tard, en avril 1772, il a été couronné Roi de France. Pour ma part, j’avais perdu, avec la perte de mon ami, le goût des grandeurs. J’ai refusé d’être amiral, pour être simplement capitaine sur la Recouvrance, mon navire jusque récemment. Oh, j’ai bien eu des moments de gloire, il est vrai, mais, sans la vision de Louis, son esprit conquérant et sa science de la bataille navale, la marine Royale n’a jamais pu tenir tête à la Navy, qui prenait petit à petit le dessus sur nos positions au Canada et aux Caraïbes, pour en arriver à dominer les mers, de nos jours. Malgré la distance et les années, Louis a toujours conservé cette confiance qu’il plaçait en moi, à l’époque, et c’est pour cela je suppose, qu’il m’a chargé de cette mission secrète.

— Quelle histoire passionnante et tragique à la fois, répondit Éléonore après un court silence. J’aime la façon dont vous racontez les choses, et je compte bien profiter de ces cinq jours de voyage pour connaître un peu mieux le célèbre Surcouf et ses exploits légendaires.

Bien que le ton fût quelque peu exagéré, Surcouf comprit qu’il n’y avait point de moquerie dans les propos d’Éléonore, et il fut flatté de la remarque. De son côté, il désirait en savoir plus, lui aussi, sur la mystérieuse voyageuse qui partageait sa route, aussi répondit-il :

— Merci, nous aurons l’occasion d’en parler, et je vous raconterai en détails mes plus grands faits d’armes comme les plus déplorables, mais je suis tout autant intrigué par le lien que vous entretenez avec le Roi Louis. Comment une simple courtisane, pardon, Dame de la Cour, peut-elle avoir une telle place dans les faveurs du Roi ?

— Pour être honnête, mon histoire se recoupe en partie avec la vôtre, répondit la jeune femme, alors que son regard se perdait dans le plafond de la diligence, semblant se remémorer des souvenirs anciens. Avant de se rendre en Autriche, Louis avait été envoyé en Italie avec sa suite et son armée, pour sceller la récente alliance de son père avec les transalpins. Et c’est là, à Venise, que nous nous sommes rencontrés, lors du bal masqué tenu au palais des Doges en l’honneur de la venue du Prince de France. Louis m’a séduite alors qu’aucun de nous ne connaissait la véritable identité de l’autre, et c’est ce qui a rendu notre relation si spéciale, au début. Quelques jours plus tard, nous avons fui Venise pour vivre un amour secret pendant plusieurs mois dans le Sud de la France, puis je l’ai accompagné en Autriche, partageant sa suite le jour, et me glissant la nuit, en cachette, dans sa chambre princière. Lorsqu’il a appris la mort de son frère, Louis était dévasté, inconsolable. Il est rentré à Paris et a juré à son père de venger la mort de Philippe et de lever une armée pour envahir massivement la perfide Albion. Mais son père était épuisé par les années de guerre et anéanti par la perte de son fils et héritier légitime. Il avait pris la décision de signer un traité de paix avec l’Empire même qu’il avait combattu toute sa vie. Étant devenu héritier du trône, Louis devait être marié à Elizabeth, fille du roi d’Angleterre afin de sceller la paix entre les deux pays, et il a eu beau annoncer à son père l’amour qu’il me portait, ce dernier a balayé cette révélation du revers de la main. Amoureux et entêté qu’il était, Louis m’a tout de même fait venir à la cour, et nous avons poursuivi notre idylle secrète, au vu et au su de la Reine elle-même. Puis, je suis tombée enceinte, et j’ai dû disparaître. Ironiquement, c’est à Chalais que j’ai accouché du fils du Roi. Je suis revenue à la cour quand il avait presque deux ans, et je l’ai élevé, le faisant passer pour le fils d’un riche banquier que je fréquentais à l’époque. Et non, n’ayez pas peur de dire le mot, c’est bien une véritable courtisane, que je suis devenue, en restant à Paris, côtoyant les plus nobles sires du pays, et les Dames les plus haut placées de la Cour. Ma relation avec Louis s’est délitée avec le temps et l’amour qui nous animait a disparu progressivement, non pas que nous ne ressentions plus rien l’un pour l’autre, mais nous avions changé et nous étions peu à peu résolus à l’impasse dans laquelle se trouvait notre histoire. Malgré cela, il a toujours été bon envers moi et je n’ai jamais manqué de rien.

— Et votre enfant, qu’est-il devenu ? Interrogea Surcouf.

A cet instant, la diligence s’arrêta brusquement dans un hennissement de chevaux. Oscar se réveilla en sursaut, sortant par réflexe son petit couteau au manche sculpté de l’abeille. Surcouf sortit son pistolet et descendit de la diligence pour voir ce qui avait bien pu causer cet arrêt si brutal. Il allait interpeller le cocher quand il découvrit la raison de ce brusque freinage. La Route Royale était coupée par un Orme, probablement déraciné par une rafale de vent pendant la nuit. Ils étaient les premiers à le rencontrer dans ce sens de la circulation, mais, de l’autre côté de l’arbre et voyageant vers Paris, il y avait déjà un coche et une charrette à bœufs immobilisés, leurs conducteurs respectifs s’adonnant déjà à débiter l’énorme tronc en petits rondins. La route était creusée de part et d’autre de larges fossés qui empêchaient les attelages de contourner l’obstacle, à l’instar d’un cavalier solitaire, comme les traces de sabots dans les tranchées boueuses des bas-côtés pouvaient le confirmer. Le cocher de la diligence descendit et alla réveiller son compagnon qui dormait encore. Il attrapa deux haches, en tendit une à Surcouf et se mit à aider leurs compagnons d’infortune, de l’autre côté de l’arbre. Pendant ce temps, le second cocher détacha deux chevaux et, les attelant aux rondins déjà débités, se mit à déblayer progressivement la route. Il leur fallut près d’une heure avant de pouvoir reprendre leur marche en avant, et, si la pause leur avait permis de reposer quelque peu les chevaux, ils avaient perdu trop de temps pour s’arrêter déjeuner à Montereau, où l’Yonne rejoignait la Seine. C’est donc au galop qu’ils passèrent devant le relai de poste et continuèrent leur route, gardant sur leur gauche les boucles de l’Yonne tandis qu’ils arrivaient en Bourgogne.

Oscar étant réveillé, Surcouf et Éléonore mirent de côté leur conversation matinale et discutèrent de choses et d’autres avec l’enfant qui leur montra des tours avec Cebus. Le singe sortait par une fenêtre de la diligence, et réapparaissait de l’autre côté, ayant volé ici la montre de Surcouf, là le poudrier d’Éléonore, ou encore le haut-de-forme du cocher. Éléonore riait aux éclats, et Surcouf se délectait d’observer le visage de cette femme, si belle et pourtant si simple, avec qui il adorait converser. Le sujet de conversation s’orienta sur la musique, et ils passèrent encore une bonne heure à écouter Oscar les ravir du son de sa clarinette, comme il l’avait fait la veille pour toute la cour.

— Lully lui-même en mourrait de jalousie, s’il était encore parmi nous, s’amusa la jeune femme. Quel talent tu as, Oscar, tu me fais penser à ce jeune Mozart, qui compose pour la cour de Vienne. J’ai eu la chance de le voir jouer du clavecin quand il devait avoir à peine plus que ton âge.

— Et le petit compose, ajouta Surcouf. Lors de notre voyage vers Versailles, il a fait pleurer le postillon qui nous conduisait en lui jouant un air du pays. Mon fils regorge de talent, et je gage qu’il ne devienne célèbre, un jour.

En disant cela, il frotta les cheveux d’Oscar dont les joues rosirent du compliment. Ce dernier reprit sa mélodie où il s’était arrêté. Ils poursuivirent ainsi une bonne partie de l’après-midi et atteignirent Sens à la tombée du jour. Il devait être vingt heures, et les derniers rayons du soleil teintaient le ciel de lueurs orangées. Le relais de poste de cette petite ville de Bourgogne était gigantesque. Depuis la démocratisation relative des diligences, et la remise à neuf de la route royale entre Lyon et Paris, le nombre d’étapes avait diminué considérablement, et Sens était devenue une des ville-étapes incontournable. Ainsi, le nombre d’hôtels et d’auberges avait-il considérablement augmenté durant les dernières années, la concurrence faisant baisser les prix, et ils avaient trouvé une auberge pour seulement vingt livres chacun, diner compris. Certes, la soupe servie ce soir-là ne rassasia pas les voyageurs, mais ils étaient si harassés qu’ils ne remarquèrent pas la dureté des matelas qui accueillirent leurs corps endoloris. Éléonore avait réussi à obtenir une chambre seule, tandis qu’Oscar, Cebus et Surcouf en avaient partagé une autre. Les cochers, eux, restèrent près des bêtes, car, dans ce genre de ville où le passage était important, les vols de chevaux étaient fréquents, à la nuit tombée.

Le lendemain matin, Surcouf se réveilla le premier, et massa pendant de longues minutes son dos endolori par la dureté du sommier. Il passa son pantalon, enfila ses bottes, et mit sa chemise, puis réveilla Oscar, le secouant vivement de sa manière peu délicate et bourrue de lui porter de l’affection.

— Debout, petit, prépare ton baluchon, nous reprenons la route.

Il sortit de la chambre et toqua discrètement à la porte d’Éléonore.

— Oui, répondit la voix bien réveillée de la courtisane.

— C’est moi, reprit Surcouf. Je venais m’assurer que vous étiez bien réveillée.

— Je le suis. Entrez, répondit-elle à travers la cloison.

Gêné, Surcouf entrouvrit la porte de la chambre. La disposition des meubles était similaire à celle de sa propre chambre, sinon que les deux lits simples qu’ils avaient étaient remplacés par un unique lit à peine plus large. Les draps étaient défaits et froissés, et trois énormes valises étaient ouvertes sur le sol, dévoilant à la vue de Surcouf robes, corsets, bas, chaussures, manteaux et autres accessoires de femme de la haute bourgeoisie. Éléonore était assise au petit cabinet de toilette situé face à la minuscule fenêtre de la pièce, ajustant dans le miroir les dernières touches de poudre blanche qu’elle ajoutait à son maquillage. Elle portait la même robe que la veille, mais le corset était délassé dans le dos.

— Venez, Surcouf, dit-elle en regardant le corsaire dans le miroir, pouvez-vous lacer mon corset ?

Elle ramassa ses cheveux en un chignon, dévoilant sa nuque blanche ornée d’une fine chaîne d’or à laquelle pendait une croix. Surcouf, gêné, ne put empêcher le sang de venir rougir ses joues alors qu’il laçait avec application le corset de la jeune femme. Mais Éléonore avait l’air tout aussi gênée que lui, sinon plus de devoir se dévoiler ainsi à un homme qu’elle connaissait à peine, c’est pourquoi elle s’excusa de sa demande.

— Je suis vraiment navrée, monsieur, de devoir vous demander une telle chose, et vous pourriez penser de moi que je suis de mœurs légères, mais la demande du roi, hier, était si précipitée que je suis partie en toute hâte, mettant mes affaires en tas dans mes valises, et ne pouvant emmener mes gens avec moi. Ces robes ne sont pas les plus appropriées pour voyager, ni les plus pratiques à revêtir, et j’eus été beaucoup plus à mon aise s’il m’avait été possible de lacer moi-même ce corset.

— Je comprends totalement votre embarras, répondit Surcouf, et il n’est point lieu d’en avoir avec moi. Je respecte profondément les femmes et n’oserait faire d’outrage à votre pudeur en ayant un regard déplacé qui desservirait votre beauté. Je serai votre dévoué serviteur, pendant toute la durée de ce voyage, soyez-en certaine.

Surcouf noua habilement le corset de la jeune femme et se retira, alors qu’elle terminait de se préparer. Éléonore ferma les trois énormes valises qu’elle charriait depuis Versailles, et descendit l’escalier pour se rendre dans la cour, tandis que l’aubergiste à sa suite peinait à descendre les pesantes malles.

La cour du relais de poste était en ébullition. Un garçon de cocher dépossédé de ses chevaux était en train de se plaindre auprès de l’employé de poste de la raison qui avait motivé cette spoliation soudaine de son bien, mais le blason royal flanqué sur la portière de la diligence au pied de laquelle Surcouf attendait Éléonore suffit à lui faire comprendre l’explication d’une telle réquisition. A la vue de la jeune femme, le postillon redoubla de reproches.

— C’est inconcevable, pestait-il. Nous autres, simples gens, trimons et besognons sans relâche pour gagner notre pain, mais sous prétexte qu’une putain du Roi désire aller se prélasser à Aix ou à Nice, je dois attendre deux journées entières pour récupérer mes chevaux. J’ai ici une femme de bonne famille, qui ne demande qu’une chose, c’est d’aller à Saulieu pour son propre mariage. Son père a déboursé une fortune en dot, et a payé l’impôt Royal, l’Église et le diner de noces, mais il doit déplacer la date du mariage de sa fille parce que je n’ai pas de chevaux pour la conduire à son mari. C’est inadmissible.

Surcouf réagit aussitôt en entendant ces propos outranciers, tant à l’égard d’Éléonore que du Roi, dégaina son sabre et en plaça la lame sous la gorge de l’ombrageux postillon.

— Retire ces propos immédiatement. Je pourrais te faire tuer pour moins que cela.

— Bien que ses propos ne soient pas dignes d’être tenus et loin du respect attendu d’un sujet de sa majesté, le fond n’en est pas moins juste, le coupa Éléonore. J’ai bien l’impression que nous allons dans la même direction qu’eux, alors, pourquoi ne pas les accueillir dans notre diligence.

Elle s’adressa alors à la jeune femme qui devait se marier, à en croire le postillon.

— Mademoiselle, nous devrions arriver à Saulieu à la nuit tombée. Venez donc partagez notre voyage, un peu de compagnie nous fera du bien, n’est-ce pas, Surcouf ?

Décontenancé, le corsaire rangea son sabre dans son fourreau, et alla récupérer les valises de la future mariée et de son père, déjà chargées sur un coucou, une voiture montée sur deux roues, rapide et élégante, mais fort chère au demeurant. Le postillon attela deux chevaux supplémentaires à la diligence et monta sur la jument de tête. Il paraissait aussi surpris que Surcouf de la proposition d’Éléonore, et se sentait bien malheureux de l’avoir traitée ainsi.

— Je vous prie de m’excuser, ma Dame, pour mes propos grossiers et impulsifs.

— Allons, père, dépêchons, dit la mariée qui paraissait ravie de la tournure que prenaient les évènements. Grâce à la bonté de cette dame, nous arriverons à Saulieu un jour plus tôt que prévu. Montons !

Ils grimpèrent donc tous les cinq dans la voiture, Oscar entre les deux femmes, dans le sens de la marche, Surcouf et le père de la mariée tournant le dos à la route, tandis que Cebus, toujours aussi facétieux, grimpait prendre place à la droite du cocher. Ils sortirent de la ville à sept heures dix, et, étant donné qu’il y avait plus de trente lieues entre les deux villes, ils avaient devant eux une nouvelle longue journée de voyage.

— Ainsi donc, vous voyagez dans un carrosse Royal, demanda la mariée enthousiaste. On dirait une histoire de princesse. « Deux amants maudits fuyant la capitale avec leur fils et un malicieux primate qui leur tenait compagnie », ajouta-elle sur un ton théâtral. Où donc allez-vous, si ce n’est pas indiscret.

Éléonore répondit avec un sourire en direction de Surcouf :

— Je suis navrée de devoir infirmer votre fantasme, mais nous ne sommes malheureusement ni amants, ni en fuite. Surcouf, ici présent, a eu l’obligeance de m’accompagner dans ma nouvelle retraite. Je vais m’isoler au couvent, car après des années passées dans le faste et le luxe de la capitale, j’avais besoin de m’éloigner de toutes ces obligations, de ces festins et de ces réceptions à la cour. Et voici Oscar, son fils, qui l’accompagne depuis la mort de sa mère, ajouta-elle pour conclure les présentations.

Surcouf avait eu un moment de gêne et d’ hésitation lorsque la jeune femme avait semblé trouver malheureux qu’il ne soient pas amants, mais ses pensées divagantes furent vite balayées lorsque la future mariée reprit d’un ton amusé :

— Ah ça, j’aurais juré qu’Oscar était votre fils, dit-elle à Éléonore. Il a les mêmes yeux que vous. D’une autre couleur, certes, mais la même forme en amande et le même regard empreint de bonté. Et, à la façon dont il vous regarde, j’aurais certifié que cet homme était votre amant. Je ne connais pas encore mon époux, mais j’espère un jour percevoir dans ses yeux le même regard que celui qu’il vous porte.

Éléonore s’amusa de voir le visage de Surcouf virer au pivoine alors qu’il détournait le regard. Elle caressa d’une main la chevelure d’Oscar, qui, effectivement, avait les mêmes yeux qu’elle. Elle senti la tristesse de son fils disparu l’envahir de nouveau, mais se ressaisit, et reporta son attention sur leurs invités. La future mariée était une jeune fille d’environ dix-sept ans aux formes généreuses. Elle avait retiré sa charlotte et ses cheveux blonds descendaient sur ses épaules en ondulant légèrement, à l’exception de deux mèches de cheveux qu’elle avait entortillées sur elles-mêmes et avait attachées en un nœud à la base de son cou. Cette coiffure simple et pratique pour le voyage embellissait son visage rond et joyeux. Elle avait des yeux marrons plutôt ordinaires, des joues roses à fossettes et un petit nez en trompette. Elle portait une jupe brune descendant jusqu’à ses chevilles, et une chemise en lin à manches bouffantes par-dessus laquelle elle avait un gilet sans manches vert foncé lacé sur le devant. Aux pieds, elle portait de simples sabots. Son père, assit à côté de Surcouf, arborait sa tenue du dimanche, avec un haut de forme noir, une veste et un gilet dans les mêmes tons par-dessus une chemise blanche de coton. Il portait une culotte blanche et des souliers noirs à boucle de cuivre. Éléonore sembla se prendre d’affection pour la future mariée, et commença à lui prodiguer des conseils qui mirent tant son père que Surcouf dans l’embarras.

— Votre futur mari reste donc la plus grande inconnue de ce mariage, si je comprends bien. Hélas, de nos jours, la majorité des femmes sont dans votre situation, mais sachez que tout homme a les mêmes besoins et les mêmes désirs, et que satisfaire ces désirs vous fera maîtresse du couple. Un mari comblé est un mari aimant, il saura vous satisfaire et vous traitera honorablement. Dès lors, vous aurez les clefs du couple en mains et il sera votre obligé. Vous avez des qualités et des atouts non négligeables, ajouta t’elle en balayant du regard les formes généreuses de la jeune fille. Usez-en ! Mais avant cela, dites m’en un peu plus sur votre mari.

— Il est fils d’apothicaire. Fils ainé, d’une fratrie de sept garçons, il est destiné à suivre le même parcours que son père et récupèrera la boutique familiale. C’est un très bon parti pour une femme comme moi, mon père étant pour sa part épicier à Sens. Si nous en avions eu le temps, je vous aurais montré notre échoppe. Ma mère est malade et alitée, alors mon père ne pouvait pas me garder à la maison, vous comprenez, avec le nombre de bouches à nourrir, et puis, c’est une sacrée aventure pour moi. Mon père m’a dit de lui qu’il était jeune, à peine plus vieux que moi, grand et maigre, avec un regard doux et un cerveau vif. Oh, je compte bien le remplumer un peu, avant qu’il n’ait la peau sur les os, ajouta-elle en s’esclaffant. Depuis que maman est tombée malade, je m’occupe de la cuisine et personne ne s’en est encore plaint, conclut-elle avec un regard malicieux vers son père qui lui sourit tendrement.

Ils traversèrent Auxerre une heure avant midi, et décidèrent de poursuivre un peu leur route avant de déjeuner. Après sa conversation avec la future mariée, Éléonore avait plongé son regard dans la campagne environnante à travers la vitre relevée de la diligence. Surcouf ne pouvait s’empêcher de contempler la femme qui lui faisait face, se demandant si ses regards avaient réellement trahi l’attachement qu’il commençait à ressentir pour elle. Oscar jouait avec Cebus et Rose, la future mariée, tandis que son père jugeait d’un mauvais œil les malices du capucin. L’Yonne s’écoulait inlassablement le long de la route, alors que la diligence avançait dans un paysage variant de bocage en forêt et de forêt en bocage, le tout rythmé par les montées et descentes régulières des collines bourguignonnes. En approchant de Vincelles où ils s’arrêtèrent pour déjeuner, ils aperçurent sur leur gauche les coteaux d’Irancy, d’où les vignes descendaient presque jusqu’au bord de l’eau. Ils déjeunèrent dans une auberge au cadre bucolique, où les longues tables de bois étaient dressées à l’ombre des saules pleureurs qui bordaient la rivière. Rose et son père goutèrent pour la première fois de leur vie au faisan que le corsaire leur offrit, puisant dans la bourse richement garnie fournie par le roi lui-même. Après le déjeuner, Oscar et Cebus allèrent se baigner dans la rivière, tandis que les jeunes femmes se rendaient sur la place du village. Là, un colporteur vendait toutes sortes d’objets sortis de sa balle, et Éléonore offrit à Rose de menus objets pour son cabinet de toilette, en guise de cadeau de mariage : un éventail de bois, une brosse à cheveux, trois savons et un petit miroir d’argent, le tout pour 7 livres, dix sous. Rose remercia chaleureusement la courtisane pour sa générosité, et rangea précieusement les objets dans son bagage de cuir usé.

Ils reprirent la route aux environs de treize heures, alors qu’il leur restait encore un peu plus de seize lieues à parcourir jusqu’à Saulieu et leur étape nocturne. Leurs chevaux frais partirent au galop, franchissant la porte Sud du village, tandis que les cochers avaient une nouvelle fois échangé leur position, et que le postillon vindicatif s’en était reparti avec ses chevaux vers Sens, remplacé par un autre, bien moins haut en couleurs. A Avallon, ils entrèrent dans le Morvan et pénétrèrent ses forêts touffues, appréciant la fraicheur des arbres qui atténuait la chaleur pesante de l’après-midi. De temps à autres, une trouée dans la canopée révélait un clocher et les quelques maisons qui l’entouraient, alors que des champs de blé, de tournesol ou de luzerne parsemaient çà et là le paysage boisé.

Ils atteignirent Saulieu à l’heure des vêpres, et le clocher de la ville morvandelle appelait ses habitants à la prière, signant également la fin d’une nouvelle journée de travail harassante. Le long de la route, les voyageurs aperçurent les bergers qui ramenaient leurs troupeaux dans la bergerie, les paysans qui conduisaient leurs charrues à la grange et leurs vaches à l’étable pour la traite du soir, tandis que les bucherons sortaient des sous-bois, guidant leurs percherons qui charriaient d’énormes troncs d’arbres derrière eux. A la manière d’un balai parfaitement chorégraphié, ils convergeaient vers la scierie de la ville qui alimentait toute la région, et où, dès le lendemain matin, charpentiers, menuisiers et ébénistes viendraient alimenter leurs établis. L’odeur de sciure et de résine parvenait jusqu’à la route, faisant éternuer Oscar qui ne se lassait pas de voyager et s’émerveillait jour après jour de découvrir la campagne française. Comme à leur habitude, ils descendirent dans l’auberge du relais de Poste. Ils firent leurs adieux à Rose et son père qui étaient attendus chez la famille du marié et poussèrent la porte de l’auberge. Cette dernière était bien plus rustique que la précédente, et moins fréquentée, la plupart des voyageurs préférant faire étape plus tôt à Avallon ou pousser jusqu’à Beaune, évitant de passer la nuit dans le Morvan, territoire encore bien trop rural et inhospitalier. Ils louèrent deux chambres, comme la veille, et eurent la chance de déguster un délicieux repas de gibier chassé du jour agrémenté de girolles et de purée. Le vin était cependant une véritable piquette coupée à l’eau, et Éléonore regretta qu’un Bordeaux de la cave du roi ne pût accompagner ce délicieux diner pour en faire un festin. Elle les quitta rapidement, comme la veille, car ils avaient une longue route prévue le lendemain. Certes, s’ils avaient réussi à gagner une journée de voyage en allongeant les deux premières étapes, il restait encore deux bonnes journées de diligence avant Lyon, et, de là, encore une journée et demi jusqu’à Voreppe, d’où grimpait le chemin jusqu’au monastère.

Surcouf resta dans la salle commune une heure de plus après qu’Oscar eut été se coucher. Dans la pièce, y avait un vieux piano-forte, dont la surface était blanchie de poussière. Étant donné la rareté de cet instrument à l’époque, Surcouf demanda à l’aubergiste comment il s’était procuré un tel objet.

— Un hasard, répondit celui-ci. Un jour, un étranger richement vêtu est venu ici avec toute sa troupe. Il avait un accent autrichien et transportait cet objet dans une charrette. Il a fait décharger l’instrument dans l’auberge et a joué toute la nuit, pour le délice de nos oreilles. Le lendemain, il pleuvait à verse, et il n’a pas voulu risquer de le sortir sous la pluie. Il a rejoué pour nous la nuit suivante. Le troisième jour, des voleurs avaient dérobé sa charrette de transport. Comme il devait se rendre à Lyon pour un concert, et étant pressé par le temps, il m’a confié l’instrument en le laissant là, me disant qu’il viendrait le récupérer un jour. Je ne l’ai toujours pas revu, mais le piano est resté, de même que les partitions qu’il a laissées. Voulez-vous regarder ?

L’aubergiste tendit à Surcouf des feuilles de papier jaunies. Parcourant les pages, Surcouf reconnut la signature d’Ignace Pleyel. Il posa la partition sur le chevalet et demanda à l’aubergiste.

— Vous permettez ?

— Je vous en prie, allez-y.

Surcouf s’installa au piano et entonna une méthode écrite par le compositeur Français.

— Oh, oui !, c’est cela, c’est exactement ce qu’il jouait s’enthousiasma l’aubergiste. Comment avez-vous fait ?

— Il suffit de lire la musique, s’amusa Surcouf.

— Lire la musique ? Comment cela ? J’ai appris que l’on pouvait lire le papier, lire le journal, mais la musique ? Ça alors ! pourriez-vous m’apprendre ?

— En une nuit, j’ai bien peur que non, répondit le corsaire. Mais regardez, ça c’est une croche, ça c’est une ronde, dit-il en désignant les notes sur la partition.

L’aubergiste poussa un soupir de stupéfaction.

— Ça alors, une croche, je sais lire une croche !

Il héla sa femme de l’autre côté du comptoir.

— Mimine ! Je sais lire une croche !

— Tais-toi et reviens travailler, abruti ! Une croche, t’en foutrais moi des croches. Laisse plutôt le client nous détendre avec sa musique et arrête de l’importuner.

Surcouf joua encore quelques morceaux, puis, sentant la fatigue arriver, il décida de monter dans sa chambre. Avant de monter, il demanda à l’aubergiste s’il pouvait garder les partitions.

— Bien sûr, prenez-les ! Je ne saurais qu’en faire !

En remontant dans sa chambre, Surcouf crut entrevoir pendant une fraction de seconde un mouvement de tissu blanc en haut de l’escalier. Il grimpa les marches grinçantes et traversa le couloir. La lumière d’une bougie filtrait à travers la porte de la chambre d’Éléonore, mais, bien que désireux de rejoindre la jeune femme, il ne trouva pas de raison justifiable pour toquer à sa porte. Il rangea les partitions dans la doublure de son manteau, se déshabilla et s’allongea sur son lit. Oscar dormait déjà, et Cebus ouvrit un œil, avant de le refermer aussitôt en comprenant que ce n’était que le corsaire.

Le lendemain matin, comme la veille, il réveilla Oscar puis alla toquer à la porte d’Éléonore. Comme la veille, la jeune femme était assise à son cabinet de toilette, mais, cette fois, elle portait la robe blanche qu’elle avait à la cour.

— Bonjour, dit alors Surcouf, je vois que vous êtes réveillée.

— Bonjour, Surcouf.

Éléonore le regarda dans le miroir.

— Je vous ai entendu jouer, hier. C’était très beau.

Surcouf comprit alors que la robe qu’il avait vu s’évaporer en haut de l’escalier était la chemise de nuit qui traînait encore sur le lit de la jeune femme.

— Merci, répondit-il gêné. Avez-vous besoin d’aide ?

— Oui, s’il vous plaît, pouvez-vous serrer mon corset ?

Le corsaire s’exécuta, tentant de concentrer son regard sur le laçage du vêtement plutôt que sur les épaules délicates qui s’offraient à sa vue. Il sentait le regard pensant d’Éléonore à travers le miroir.

— Vous jouez magnifiquement bien. Où donc avez-vous appris à jouer du piano comme cela ?

— Lorsque j’étais jeune, mon père, qui était un grand mélomane, nous a incités à jouer d’un instrument de musique, dès notre plus jeune âge, à ma sœur et à moi. J’ai adoré le clavecin, au début puis, quand le piano s’est développé, j’ai opté pour cet instrument, préférant sa sonorité et son étendue plus grande, dans les octaves. J’en avais un à bord de mon navire, la Recouvrance. Mais il aura surement coulé avec le vaisseau, malheureusement. Vous aimez la musique ?

— J’adore. Il y a une époque où je parcourais des kilomètres pour aller à des concerts. A Vienne, j’ai eu la chance de rencontrer le jeune Mozart. Un véritable prodige !

Une fois sa robe blanche lacée dans le dos, Surcouf laissa Éléonore à sa toilette et descendit deux de ses trois valises dans la cour, profitant de l’occasion pour estimer où en était la préparation de l’équipage. La diligence était déjà sortie et le cocher était occupé à harnacher les chevaux. Oscar l’aidait tandis que Cebus, comme à son habitude, jouait au cavalier sur le cheval de tête. Encore une fois, le postillon les accompagnait jusqu’au prochain changement d’attelage. Une grosse journée les attendait jusqu’à leur étape nocturne, mais il était encore tôt et ils auraient le temps de pousser jusqu’à Mâcon, si le temps était favorable. Ils se mirent en route et allèrent bon train toute la matinée.

Ils avaient passé Châlons-sur-Saône vers seize heures trente, et il restait encore douze lieues, soit environ quatre heures de route avant Mâcon. La diligence avait pris du retard au relais à Autun, à cause d’un harnais récalcitrant et ils étaient désormais dans la fourchette critique de temps. S’ils allaient jusqu’à Mâcon, ils gagneraient une demi-journée de voyage et dépasseraient Lyon le lendemain, mais, ils risquaient de devoir affronter la nuit au moindre retard, et avec elle les dangers d’une telle route dans l’obscurité. Surcouf préconisa la prudence, mais l’insistance d’Éléonore les conduisit à poursuivre avec des chevaux frais. En effet, les chevaux étaient rapides, et rattrapant leur retard, ils ne doutaient plus d’arriver à l’heure, mais c’était sans compter sur le mauvais état de la chaussée. A dix-huit heures, peu avant d’atteindre Tournus, au détour d’un virage à l’aveugle, la diligence croisa un troupeau de vaches qui traversait la route pour se rendre à l’étable. Le cocher fit une violente embardée pour éviter la collision avec les bovins, ce qui propulsa la diligence sur un énorme rocher qui bordait la route. Crac ! La roue arrière gauche s’envola dans un bruit de bois brisé, et la voiture se coucha sur le côté. Les chevaux s’arrêtèrent en hennissant et tous les passagers, heureusement sains et saufs, descendirent pour apprécier les dégâts. La roue arrachée tournait sur elle-même au centre de la route, et l’essieu qu’elle avait quitté était bien abimé d’avoir frotté sur le sol.

— Il va falloir des heures pour réparer, s’exclama le postillon. On a bien une roue de rechange, mais j’ai peur que l’essieu n’ai rendu l’âme. Nous allons devoir dormir ici, j’en ai peur.

Tandis que le cocher l’aidait à nettoyer, Surcouf accompagna Éléonore et Oscar au bord de la Saône, que la route longeait en cet endroit. Il y avait justement une trouée dans les coteaux qui menait en pente douce jusqu’à une plage de sable grisâtre. Éléonore et Surcouf s’assirent dans l’herbe pour profiter des rayons du soleil de fin d’après-midi tandis qu’Oscar se déshabillait et courait à l’eau avec son singe.

— Cet enfant a l’air vraiment heureux avec vous, Surcouf, lui dit la jeune femme. Il me rappelle mon fils avec ses boucles blondes, ajouta-elle, pensive.

C’était la première fois qu’elle mentionnait son fils depuis que leur conversation avait été interrompue par l’arbre en travers de la route, deux jours plus tôt. Surcouf voyait les yeux d’Éléonore s’embuer de larmes, et ne sut pas s’il devait relancer le sujet ou au contraire montrer de la réserve devant cette émotion soudaine. Il n’eut pas à résoudre ce dilemme par lui-même puisqu’elle reprit, séchant ses larmes d’un revers de manche.

— La dernière fois que j’ai vu mon fils, il m’était arraché des bras par un inconnu. Il avait à peine plus de trois ans.

Surcouf resta sans voix, choqué par la nouvelle. Après plusieurs secondes de silence, il demanda :

— Un enlèvement ? Et le roi aurait laissé faire cela ? Je veux dire, il était votre amant, vous auriez pu…

— Justement, c’est à cause du roi que mon fils m’a été enlevé, répondit Éléonore. Un homme est venu jusque chez moi un jour de tempête. Il parlait anglais. Il m’a dit qu’il venait pour mon fils, que la reine le recherchait, et qu’il était en danger. Je savais que la reine posait des questions au sujet des courtisanes, et Louis avait toujours tenu à garder notre relation secrète, alors, quand cet homme est venu et m’a dit qu’il voulait mettre mon fils en sécurité, j’ai préféré le protéger et le lui ai confié.

Surcouf était troublé par ce récit qui ressemblait trait pour trait aux vagues souvenirs relatés par Oscar. Il demanda :

— Cet homme, dont vous parlez, l’avez-vous revu ? Vous a t’il dit où il emmenait votre fils ?

— Oh oui, je l’ai revu, il a habité pendant des années au château, il était devenu garde-chasse. Nous déjeunions souvent ensemble, je veux dire après qu’il ait mis mon enfant en sécurité. Cependant, il ne m’a jamais précisé le lieu où il l’avait envoyé, pour m’éviter de risquer de le démasquer. Il a disparu il y a quelques mois, alors que la reine redoublait de questions et de suspicion sur les courtisanes. C’est d’ailleurs pour cette raison, je pense, que Louis a préféré m’éloigner de la cour.

C’était trop de coïncidences, et Surcouf se devait d’en avoir le cœur net. Il faisait confiance à Éléonore, alors, il attrapa les deux mains de la jeune femme entre ses paumes calleuses, plongea son regard dans le sien, et prit une intonation grave et solennelle.

— Éléonore, Il faut que je vous avoue un secret, les éléments ne peuvent être trompeurs, il y a trop de coïncidences. Il prit une grande inspiration. Je dois vous avouer qu’Oscar n’est pas…

— Ya hou !

Oscar surgit de l’eau en culottes, Cebus sur ses épaules, courant vers eux, son pendentif en forme de gouvernail se balançant à son cou. Lorsqu’Éléonore aperçut l’objet, elle se figea, pâlit, et bégaya à l’adresse du garçon.

— Ce…ce…ce pendentif. Où l’as-tu tr..trou..trou..trouvé ?

— Ah, ça ? demanda Oscar en désignant l’objet. C’est un cadeau de ma mère. Elle me l’a offert avant que je ne parte pour Saint-Domingue.

La jeune femme resta sans voix. Cette scène était surréaliste. Alors, elle explosa en sanglots. Surcouf, qui tenait toujours bêtement les mains de la courtisane, dit à Oscar de retourner à l’eau d’un signe de la tête, puis il reprit d’une voix plus calme, plus posée, qui voulait se montrer rassurante.

— Justement, c’est ce que j’allais vous dire. Oscar n’est pas mon fils. Il allait être capturé par Calloway, un amiral anglais à la solde de la reine, quand nos routes se sont croisées. Je l’ai emmené avec moi car son précepteur lui avait dit de retrouver le garde-chasse du Château de Versailles, ce fameux garde-chasse dont vous me parliez à l’instant. Mais visiblement, toutes les personnes qui tournent autour d’Oscar semblent disparaître subitement car, lorsque nous sommes retournés dans sa maison de Port-au-Prince, nous avons trouvé la place vide. Je suppose que le précepteur aura dû se faire emporter par les Anglais, lui-aussi. Mais vos deux histoires coïncident et se recoupent en tous points, alors j’en suis certain, Oscar est votre fils.

— Il ne doit pas savoir, murmura Éléonore. Il ne peut pas savoir.

— Comment ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Au contraire, j’avais prévu de laisser Oscar au monastère de Chalais, pour sa sécurité, alors, d’autant plus s’il est avec vous.

— NON. Sa voix était éraillée de sanglots. Impossible. La reine n’aura point de repos tant qu’elle ne nous aura pas retrouvés, et ses ressources sont inépuisables. Oscar ne peut pas rester avec moi, c’est trop dangereux. Et s’il ne sait pas qui il est, s’il ne sait pas qui est son père, c’est mieux pour lui.

Surcouf se doutait de la paternité de l’enfant, mais il demanda quand même pour confirmation.

— Alors son père, c’est…

— Oui.

Le regard d’Éléonore ne laissait pas de place au doute. La jeune femme se releva, épousseta sa robe blanche, et retourna vers la diligence, Surcouf dans son sillage. Il aida les deux autres hommes à fixer la roue sur l’essieu, et la voiture était prête à repartir. Cependant, comme la nuit était imminente, ils préférèrent dresser le camp pour la nuit.

Depuis la révélation de la fin d’après-midi, Surcouf et Éléonore s’étaient rapprochés, comme si le fait de partager la paternité d’Oscar avaient tissé entre eux des liens plus forts que les simples compagnons de voyage qu’ils étaient jusqu’alors. Tout le long du repas, la courtisane ne quitta pas Surcouf des yeux, étudiant avec bienveillance la manière dont il s’occupait de l’enfant. Sous ses airs bourrus et sa mine sévère, elle décelait une profonde tendresse et une affection sincère pour l’enfant. Oscar, lui, semblait apprécier Surcouf tout particulièrement. Finalement, ils s’installèrent autour du feu et le corsaire tira de sa manche une paire de partitions qu’il tendit à Oscar. Parmi les morceaux donnés par l’aubergiste il y avait quelques sonates et autres menuets pour clarinette. L’enfant opta pour un morceau écrit pour un trio de clarinette, violon et violoncelle. Malgré l’absence des deux cordes, la mélodie qui s’échappait de l’instrument de l’enfant envahit le cœur de son auditoire, et se diffusait dans la nuit au-dessus des arbres des bocages environnants. Le bruissement continu de la vie nocturne semblait s’être arrêté, et les campagnols, mulots, chauve-souris, renards et chouettes qui les chassaient étaient à l’écoute de l’enfant. Les volutes de fumée qui s’échappaient du feu se dispersaient dans l’air au gré de la brise du soir et c’était comme si la musique d’Oscar était emportée par cette fumée puis dispersée à travers la campagne. Ses doigts agiles se déplaçaient à une vitesse folle le long de l’instrument, tandis que ses joues musclées soufflaient continuellement sur l’hanche de canne à sucre. Cebus dansait autour du feu, poussant des petits cris de joie. Alors que le cocher et le postillon étaient absorbés et fascinés par l’enfant, Éléonore posa sa tête sur l’épaule de Surcouf. C’était un geste qu’elle avait fait de manière naturelle, spontanée, motivé tant par le climat de calme et de douceur créé par la douce brise du soir et la musique d’Oscar que par les émotions fortes qu’ils venaient de vivre et le lourd secret qu’ils partageaient désormais. Leurs mains se touchèrent subrepticement et leurs doigts se croisèrent, déversant des décharges électriques le long du bras du corsaire. Le contraste était étonnant entre les doigts fins et délicats d’Éléonore, sa main pâle et menue, et les énormes mains calleuses de Surcouf, sillonnées de profondes crevasses forgées par des années de sel et d’eau. Les cordes qui glissaient dans ses doigts à chaque voile hissée ou abattue, les échardes de bois qui parsemaient la coque du navire et le gouvernail avaient transformé ses paumes en de véritables cuirasses de corne, si bien qu’il sentait à peine la caresse de la main d’Éléonore dans la sienne.

Après qu’Oscar eut terminé son morceau, ils retournèrent tous à la diligence, laissant galamment à Éléonore l’intimité et le confort somme toute modeste de la berline. Le cocher et le postillon se partagèrent la rotonde à l’arrière et Oscar s’allongea dans l’impériale, qui surplombait la voiture, se glissant entre les valises d’Éléonore. Surcouf, lui, prit le premier tour de ronde. Il vérifia que les chevaux étaient tous bien attachés à leurs longes, puis arracha quelques joncs du bord de la Saône, et revint se placer sur la banquette, s’attachant à tresser les tiges de jonc en une petite chaise. Il aimait occuper ses mains pour faire passer le temps, laissant aller ses pensées à Éléonore et à Oscar. Quelle coïncidence ! Trouver un orphelin à l’autre bout du monde et le rendre à sa mère sans même le vouloir. Ajouter à cela que l’enfant est un bâtard du roi recherché par la reine, qui plus est. « Pour que la Lumière soit faite sur Éléonore », « que votre descendance règne après votre mort », ces mots du message transmis par le Roi ne cessaient de résonner dans la tête du corsaire. Oscar était un bâtard, et par là même perdait toute légitimité sur le trône de France, quand bien même la reine Elizabeth ne fournissait pas à Louis de descendance, alors, pourquoi ces mots ? Le Roi aurait-il un héritier caché ? Ce mystérieux homme qui était venu protéger Oscar aurait-il caché aussi un enfant d’Elizabeth, ? Mais pourquoi ? Dans Quel but ? Et quel rapport avec le trésor des bénédictines ? Autant de questions auxquelles Surcouf ne trouva pas de réponse. Comme chaque soir, il sortit de son rouleau la carte muette donnée par le Roi. Les lettres écrites dans une langue inconnue semblaient scintiller sous les rayons de la Lune, mais l’astre encore incomplet ne diffusait pas une lumière suffisante pour arriver à les lire distinctement. Aussi rangea-il précieusement la carte dans son étui et la remit en bandoulière autour de son buste. La noirceur de la nuit enveloppa le corsaire, qui sombra alors dans une sorte d’état de demi-sommeil, avant que ses yeux ne se ferment complètement et ne l’emportent au pays des rêves.

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