Prologue: l'émissaire de la Reine

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Londres 1785. Une voiture s’arrêta devant l’auberge du Ponytail, dans le quartier de Chelsea. Les chevaux s’immobilisèrent dans un hennissement de mécontentement, leurs sabots s’enfonçant dans les ornières de boue qu’entretenait le crachin quotidien londonien. Le cocher, richement vêtu, descendit de la voiture et ouvrit la portière de gauche, d’où sortit un parapluie noir suivi d’une robe du même ton, discrète, mais sans pour autant cacher la valeur de l’étoffe dans laquelle elle était taillée.

La femme devait avoir une trentaine d’années. Elle mesurait environ un mètre soixante, son visage était blanc comme le lait, parsemé de quelques taches de rousseur. Sa tête était affublée d’un chapeau à l’anglaise de la même teinte que sa robe, laissant dépasser une mèche de cheveux.

Elle avança d’un pas hésitant dans la boue qui vint salir ses souliers de cuir, et franchit les trois mètres qui la séparaient de l’entrée de l’auberge. Elle entra.

Le Ponytail était une auberge simple, arrangée autour d’une seule salle au rez-de-chaussée dans laquelle de grandes tables de bois brut étaient placées en rang, bordées de part et d’autre de simples bancs. Des pichets de bière brune étaient disposés sur la table à intervalles réguliers, et une dizaine d’hommes attablés, trempaient leurs tranches de pain dans la soupe collective faite par le cuisinier. Il faisait bon dîner ici. Certes la nourriture n’était pas d’une grande diversité, mais le cuisinier savait manier l’assaisonnement à la perfection, et vous vous remplissiez la panse pour seulement quelques pences.

A l’étage, l’aubergiste disposait de chambres qu’il louait pour trois fois rien à des marchands de passage, mais le quartier n’était pas réputé pour les voyageurs, et les chambres étaient bien souvent vides. La femme en noir se dirigea vers l’homme au comptoir. Ils échangèrent quelques mots à voix basse, puis il lui indiqua l’escalier qui menait aux chambres. Elle grimpa les marches au son du claquement de ses chaussures sur le bois verni et s’éclipsa. Les hommes attablés, qui s’étaient tus un instant à la vue de cette curieuse invitée, reprirent leurs conversations. De nouveau, les rires se mêlèrent de nouveau au bruit des choppes qui s’entrechoquaient, au raclement des cuillères au fond des assiettes et aux bruits de succion des lèvres, tandis que le liquide brûlant coulait dans les gosiers.

Quelques minutes plus tard, un homme portant l’uniforme de la marine anglaise fit irruption dans l’auberge. A sa suite, deux gardes royaux en tenue militaire, soutenaient par les bras un personnage en loques, dans un piteux état. De la même façon, l’aubergiste lui indiqua le chemin des escaliers. Parvenu à l’étage, Il toqua à la porte de la troisième chambre sur sa gauche. Une voix féminine lui intima l’ordre d’entrer. Ses hommes restèrent en arrière. D’une main ferme, il pénétra dans la pièce.

La chambre n’était pas grande, mais suffisamment pour y faire entrer un lit d’environ un mètre de large et deux grands fauteuils de cuir, disposés de part et d’autre de la cheminée. Installée sur celui qui faisait face à l’entrée, la femme en noir avait retiré son chapeau. Sa longue chevelure auburn cascadait allègrement sur ses épaules à peine dénudées par les manches légèrement tombantes de sa robe. Le militaire contourna le dossier du fauteuil qui lui faisait face et s’agenouilla pour baiser la main qu’elle lui tendait.

— Majesté, dit-il en s’inclinant devant elle en guise de respect et de soumission.

— Calloway, répondit la femme qui s’avérait être reine à en croire les paroles du militaire. Asseyez-vous, je vous prie. Vous prendrez bien une tasse de thé ?

L’homme accepta l’invitation et vint poser son séant dans le fauteuil qui faisait face à la Reine et tournait le dos à la porte d’entrée. Il se servit une tasse, ajoutant un nuage de lait, à la manière qu’ont les anglais de boire ce divin breuvage, source de la sécession récente des treize colonies américaines.

— Vos hommes l’ont donc retrouvé, poursuivit la reine. Faites-le entrer.

Calloway appela ses hommes à travers la porte close, et ceux-ci entrèrent, soutenant toujours le moribond qui paraissait évanoui.

— Oxford, mon cher, vous ne paraissez pas dans votre assiette. Cela doit être le mal du pays, vous qui semblez avoir répudié ce bon air londonien pour l’atmosphère putride de Versailles, que j’abhorre, si je puis vous faire cette confidence. Cela fait neuf ans que Calloway vous cherche. Et vous pensiez qu’en France, vous m’échapperiez ? C’est bien mal me connaître, mon ami.

A ces mots, le prisonnier se tourna vers la reine. Son visage, buriné par les années, était désormais marqué par les coups qu’il devait avoir reçus par les hommes de Calloway. L’un de ses yeux était gonflé et ecchymotique, ses pommettes enflées et rougies, il saignait d’une oreille, et son sourire édenté montrait deux morceaux de dents qui, à en juger par leur aspect sanguinolent, venaient d’être cassées. Il ne tint pas compte des propos ouvertement provocateurs de la reine, et leva simplement vers elle ses yeux bleus éclatants, qui témoignaient d’une grande douceur, contrastant avec la violence de ce qu’il avait dû subir dans les dernières heures. Elle continua :

— Qu’en est-il de la mission que je vous ai donnée ? Avez-vous accompli votre devoir avant de fuir lâchement et de vous cacher comme un lapin chassé ? Aviez-vous à ce point peur de moi que vous refusâtes de venir me rendre compte de l’accomplissement de votre mission ? L’enfant, l’avez-vous retrouvé ?

— Oui, répondit Oxford, baissant la tête, ses épaules trahissant le désespoir qui l’avait envahi. J’ai retrouvé l’enfant et sa mère.

— Et ensuite ?

— Ensuite, j’ai fait comme vous m’avez demandé.

— L’enfant est mort ? reprit la reine. Regardez-moi, Oxford, regardez-moi ! dit-elle, presque en criant.

Sa voix vibrait d’une colère nouvelle, et ses yeux perçants allumés d’une lueur fantasque à glacer le sang.

— L’avez-vous tué ?

Un des hommes de main de Calloway attrapa une poignée de cheveux d’Oxford, et tira violement sa tête en arrière, exposant le malheureux au regard de la Reine.

— Oui, répondit Oxford sans sourciller, une lueur de défiance dans les yeux.

— Menteur ! hurla-elle.

Elle se leva de son fauteuil. Son visage était animé d’une colère froide. Elle leva une main tremblante. Sa main s’abattit et gratifia l’homme agenouillé d’une violente claque. La joue d’Oxford se para de la marque de ses bagues et de son sceau royal.

— Menteur ! Vous avez été vu avec lui, l’enfant, à Saint-Malo, avant de disparaître. Parlez, vous dis-je, où est l’enfant ?

La rage qui animait désormais la Reine était stupéfiante. Son visage froid semblait insensible à la douleur que ressentait le prisonnier. Ses pupilles minuscules étaient fixées sur le condamné tandis que ses mains tremblaient légèrement. Les gardes de Calloway se jetaient des regards obliques, tandis que leur chef semblait attiré par la puissance dégagée par cette femme. Bien calé dans son fauteuil au large dossier, il suivait du regard les mouvements incessants de la Reine. Elle arpentait la pièce de long en large, comme un lion en cage. S’arrêtait. Revenait sans cesse vers l’homme agenouillé à ses pieds. Il aurait aimé être cet homme, complètement acquis à la folie destructrice de cette femme. Il semblait trouver quelque chose d’attirant dans la violence et la peur qu’elle inspirait.

— L’enfant est mort, répondit Oxford. Je l’ai tué de mes mains.

Il s’effondra en sanglots aux pieds de la Reine, qui ne s’avoua pas vaincue par les aveux de son prisonnier. Elle reprit l’interrogatoire, à force de coups et de cris, mettant à contribution les deux soldats qui n’y allèrent pas de main morte.

Finalement, après une bonne demi-heure d’interrogatoire, Oxford céda.

— Arrêtez, stop, je vais parler.

Recroquevillé sur lui-même, une main tenant son ventre blessé, l’autre protégeant son visage tuméfié, il avoua :

— J’ai menti. Je n’ai pas tué l’enfant. Il était innocent, si jeune, si beau, je n’ai pas pu. Je l’ai arraché à sa mère, puis je suis allé jusqu’à la Seine pour le noyer. Il m’a regardé avec ses grands yeux verts, et je n’ai pas pu. Mais il ne vous dérangera pas. Il ne sait ni d’où il vient, ni qui il est, et il était trop jeune quand je l’ai pris pour se souvenir du visage de sa mère.

— Peu m’importe que l’enfant sache qui était son père, ou si sa mère était une putain. Où est-il ? Parlez, Oxford, ou nous reprendrons l’interrogatoire.

— Je l’ai accompagné jusqu’à Saint-Malo, puis je l’ai fait embarquer pour Port-au-Prince avec un précepteur à qui j’ai donné cent mille livres pour l’éducation du petit. Le reste m’est inconnu.

— Dans les caraïbes ?

Elle se retourna vers l’amiral, toujours assis dans son fauteuil.

— Calloway, dit-elle, je vais écrire à mon père. Rendez-vous immédiatement à Portsmouth. Il m’a fait savoir que le Victory vient de sortir des cales où il était en réparation depuis les dégâts qu’il a subi lors de la récente guerre d’indépendance américaine. Je veux que vous embarquiez à son bord comme amiral. Et retrouvez-moi cet enfant, il en va de l’avenir de la couronne. Usez de tous les moyens disponibles. Quant à lui, dit-elle en désignant Oxford, faites-le enfermer dans nos cachots, et prévenez-moi s’il daigne nous confier de nouvelles informations.

Sur ces paroles, elle remit son chapeau et sa cape d’épaule en dentelle noire de Calais et sortit de la pièce, sans un regard pour Oxford, ni pour les deux gardes de Calloway.

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