Chapitre 23

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La porte avait coulissé sans un bruit. Ulreyh s’éloignait de la bulle à grandes enjambées.

Il avait toujours soutenu Erhwa, l’avait toujours couverte quand elle le lui avait demandé. Mais cette excursion interdite était celle de trop. Il l’appréciait, la connaissait depuis toujours… mais comme chaque irnath de Naleth, il avait prêté allégeance à son roi, et il n’aimait pas l’idée de le trahir de la sorte. Évidemment, il avait la chance que sa situation ne fût pas similaire à celle de l’irnathesse : il était né de deux parents de sang pur, qui avaient eux-mêmes suivi ce schéma-là. Ulreyh ne craignait pas les mouvements des OrihR ou des IrhPur, se sachant à l’abri de leur folie, bien qu’il ne fût pas en accord avec leurs idéaux.

À l’inverse d’Erhwa, il ne participait pas au mouvement rebelle des NeohLeth, se fichait de la déesse NathYr et du respect, ou de l’irrespect qu’on pouvait lui porter, et s’investissait corps et âme dans le clan draconique, dont la responsabilité l’amenait à toujours se surpasser.

Chaque pleine lune, il suivait scrupuleusement les procédures : d’abord il se rendait au siège de son clan pour raviver le rouge de sa marque et faire mettre à jour les registres. Ensuite, il décomptait vingt pour cent de ses ressources acquises qui allaient tout droit dans les caisses du clan. En moyenne, il réunissait une quinzaine de flacons de cent millilitres de sang de dragon et récupérait vingt grammes de dents et trente d’écailles, que les reptiles perdaient ou s’arrachaient lors d’altercations houleuses. Ces mêmes ressources et surtout le sang, parfois mélangé à de la poussière de dents pour mieux le fixer à la peau, permettaient à tout le peuple de garder une marque active et ainsi de rester à Naleth. C’était lui, en quelques sortes, le fournisseur. La boucle était bouclée.

Ulreyh gagna la grande place toujours noire de monde. Les penseurs poursuivaient leur discours devant la foule muette, pendue à leurs lèvres, tirant parfois une acclamation avant de replonger dans un silence sordide, comme prise d’un spasme avant de rendre son dernier souffle. Il ralentit la cadence, soucieux du résonnement de ses pas sur les pavés. Aucun irnath ne se retourna sur son passage. Les soldats situés à la grande porte, en revanche, ne manquèrent pas de l’arrêter.

- Personne ne quitte Reinarth sans l’accord du Leiot’Gher, aboya l’un d’entre eux.

- Il n’est pas disposé à parler, ne se démonta pas Ulreyh.

- Les règles sont les règles, et elles ne changeront pas pour toi, irnath de Naleth.

Sa réponse en dit long sur l’estime qu’il portait au royaume et ses habitants. Non seulement elle était insultante, il avait prononcé les derniers mots avec une voix pleine de rage, semblable à un grognement, mais en plus elle le contrariait. Et qui contrariait l’homme au reptile prenait le risque de goûter aux flammes de ce dernier…

- J’aimerais procéder à quelques vérifications sur mon dragon. Il a fait un long voyage…

- Cela peut attendre, cracha un autre.

Un rictus mauvais étira le coin des lèvres d’Ulreyh.

- Je peux aussi faire disparaitre ses liens d’une simple pensée.

- La menace n’est pas la solution.

Les trois gardes qui lui barraient la route se concertèrent du regard et l’un d’entre eux s’empressa de rejoindre le bâtiment où il avait assisté à la tablée un peu plus tôt, sans doute pour avertir le guide de ses agissements douteux. Ulreyh attendit qu’il fût assez éloigné pour donner le coup de grâce. D’un geste précis et rapide, il plaqua deux doigts sur le cou des deux autres et libéra une violente décharge. Ils s’effondrèrent, calcinés de l’intérieur. L’irnath ne perdit pas une seconde : d’un moment à l’autre, on lui tomberait dessus. Il tira les chaines qui encadraient la porte avec toute la force qu’il possédait et se glissa dessous lorsqu’elle fût assez levée. Ulreyh ne s’accorda pas de pause malgré ses bras douloureux et s’élança à toute vitesse vers Khreir. Le dragon se mit à piétiner le sol avec nervosité à son approche, ses narines s’agrandirent et son souffle souleva un nuage de poussière.

L’irnath s’arrêta à la base de son cou, s’agrippa à ses écailles pour une première prise, puis l’escalada en s’appuyant sur les encoches en cuir et se hissa sur son dos d’un mouvement souple. Une fois bien en place, il fit disparaitre les liens qui le tenaient prisonnier. Ils se retrouvèrent aussitôt dans le ciel d’un battement d’ailes. A sa grande surprise, aucun garde ne s’était lancé à sa poursuite.

Hormis une poignée de fantaisies du reptile qu’Ulreyh ne manqua pas de rappeler à l’ordre, le voyage se déroula sans encombre. Le ciel noir se teinta bien vite de lueurs violettes, rouges et roses. La matinée était déjà avancée quand ils survolèrent l’Entre-Deux et l’après-midi tout juste entamé lorsque les côtes de Naleth s’esquissèrent à l’horizon.


Khreir se posa dans l’enceinte d’élevage des dragons et s’écroula de fatigue. Ulreyh n’eut même pas besoin de l’entraver pour lui retirer son équipement, ce qui lui prit deux bonnes heures. Il s’exécutait au ralenti, ses yeux menaçaient de se fermer à intervalle régulier. Il se sentait exténué et n’avait qu’une hâte : rentrer chez lui pour se reposer. L’irnath ramena tant bien que mal le matériel jusque dans l’enclos prévu à cet effet. Il s’afférait aux derniers rangements quand une voix le fit sursauter :

- Combien de temps encore comptes-tu me laisser travailler à ta place ?

Guild Reynen, son compère et maitre dragonnier aussi depuis peu, venait d’apparaitre dans son dos.

- Je me suis rendu sur l’Entre-Deux pour la dernière session de vérification de l’opération N, se défendit Ulreyh. Il me semblait t’en avoir informé.

- Tu es parti un jour trop tôt.

Il retint une plainte et prit sur lui pour ne pas céder à la colère. La fatigue impactait déjà bien ses nerfs. Guild l’avait surpris lorsqu’il était venu chercher l’équipement avec Gaël, et il avait dû se douter de quelque chose. Ulreyh le savait capable du pire coup bas pour le faire sombrer. Guild deviendrait ainsi le maitre dragonnier, par conséquent responsable du clan draconique et en proie à un plus grand respect. Aussi espérait-il que l’irnath n’eût rien manigancé contre lui durant son absence.

- Si tu reviens de l’Entre-Deux, alors tu devrais faire ton rapport, insista Guild.

- C’est exact.

Ulreyh ferma la dernière caisse, puis rejoignit le château en réfléchissant à la façon dont il présenterait les nouvelles. Bien qu’il fût sûr de son coup, au fur et à mesure que la bâtisse se dressait devant lui, son estomac se nouait. Il masqua son anxiété derrière un visage impassible.

Les gardes le saluèrent d’un bref signe de tête, puis il pénétra dans le hall dépourvu de toute vie. Shin ne se trouvant pas sur son trône, Ulreyh en déduisit qu’il s’occupait dans la salle du conseil. Ceci se révéla exact : son roi se tenait en bout de la longue table, entouré de ses conseillers. Ils s’arrêtèrent de parler à son approche.

- Je viens au rapport, votre majesté Shinräh, annonça le maître dragonnier en pliant un genou.

- Relève-toi et viens prendre place avec nous.

L’irnath arqua un sourcil, surpris par sa réponse. Ce n’était pas la procédure habituelle. Il s’assit nénamoins autour de la table. Son attention se porta soudain sur ce qu’ils examinaient : un bris de miroir gisait devant eux, un pendentif encastré dans le bord en fer blanc. Le verre était étonnamment sombre.

- Eh bien, raconte, le pressa Shin.

- J’ai survolé l’Entre-Deux comme nous en avions convenu. Rien à signaler. Pas même une vie animale. L’île est dévastée, il n’y reste plus que de la poussière.

- Ne t’en a-t-on pas informé, Ulreyh ?

Sa question lui jeta un froid dans le dos. Le ton de Shin était étonnement jovial et sa voix trop claire. Rien ne sonnait sincère.

- L’opération N est annulée depuis plusieurs jours déjà. Guild m’a bien assuré te l’avoir dit, pourtant.

Ulreyh fouilla ses souvenirs précipitamment, en vain. Lorsqu’il avait croisé son compère, ce dernier n’avait fait que demander la raison de son départ.

- Je vous assure que je ne le savais pas. Cette vérification était toujours d’actualité, quand je suis parti. Guild ne m’en a pas informé, Votre Majesté.

Malgré l’assurance qu’il s’efforçait de garder, il sentait la sueur humidifier son front et sa bouche s’assécher. Shin dévoilait ses dents dans un sourire malsain. Ulreyh avait peur de comprendre.

- Et je lui ai bien fait part de cette information, s’éleva une voix dans son dos.

L’irnath se retourna, ses yeux s’agrandirent. Guild se tenait derrière lui. Il plaça une main sur son épaule et rapprocha son visage pour lui murmurer quelques mots à l’oreille :

- Dommage qu’Erhwa ne soit plus là pour prendre ta défense.

Ulreyh tressaillit au contact de son souffle chaud dans sa nuque. Il s’était fait avoir et il ne s’en rendit compte que trop tard.

Une lame transperça sa poitrine.

Ulreyh s’effondra dans un râle.

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