Chapitre 19 : Partie 1/2

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Dressé sur ses deux pattes arrières, haut de plusieurs mètres et à seulement quelques pas de lui, le dragon noir rugissait de tout son être. La terreur de l’Entre-Deux l’affrontait, alors que le commandant, dépossédé de ses armes, se trouvait impuissant. La gueule grande ouverte, une flamme naquît au fond de la gorge du reptile. Une flamme qui irait droit sur Gaël s’il ne trouvait pas vite une solution. Comment lui échapper ? Il vivait l’un de ses pires cauchemars. Ulreyh hurlait, mais ses mots étaient imperceptibles. Le commandant reculait, tandis que ses mains moites se fermaient avec frénésie sur cette épée qu’il s’imaginait toujours avoir.

Une soudaine prise de conscience le frappa de plein fouet. Il allait mourir. Ici, et maintenant. Personne ne se souviendrait de lui.

Le commandant eut pour seul réflexe de se couvrir le visage de ses bras. Paralysé, il n’attendait plus que la mort elle-même vînt le trouver.

Les secondes s’écoulaient, pourtant le feu ne parvenait pas à lui. L’odeur de brûlé accaparait ses narines, mais aucune flamme ne venait lécher sa peau. La chaleur qu’il ressentait n'était autre que celle de sa propre peur. Le vent ne soufflait plus dans ses cheveux, les oiseaux ne chantaient plus. Sans un bruit, c’était comme si le reptile s’était changé en statue. Le silence était total. Pesant. Effroyable.

D’un geste lent, Gaël dégagea ses yeux, qu’il hésita à rouvrir. Chaque mouvement lui demandait un effort considérable, comme s’il savait que regarder à nouveau le dragon allait précipiter sa mort, miraculeusement mise en attente. Balayant en premier le sol, il aperçut les griffes du monstre plantées dans la terre, puis remonta ses écailles une à une. Il redoutait le moment où il croiserait son regard. Sa respiration saccadée s’accéléra encore alors qu’il relevait la tête… Le feu naissant du dragon brillait toujours au fond de sa gueule grande ouverte. Ses pupilles reptiliennes chargées de fureur transperçaient le commandant, tandis que les ondulations de ses flammes étaient figées. Le monstre demeurait parfaitement immobile. Privé de tout éclat de vie, il s’apparentait à une statue qu’on aurait peinte.

Ses jambes cédèrent sous son poids et Gaël bascula sur le dos avant même de le réaliser. Il se rattrapa sur les coudes, incapable de se détourner de la bête. Le temps s’était arrêté.

Pourquoi ?

Comment était-ce possible ? Était-il en pleine hallucination ou bien était-ce un laps de temps accordé avant de périr ? Personne ne pouvait suspendre le temps. C’était impossible. Pourtant il retenait son souffle.

Le commandant se mit à dodeliner de la tête. Combien de secondes s'étaient écoulées ? Une éternité lui semblait s'être profilée.

Peu à peu, la tension retombait, les palpitations de son cœur diminuaient, son esprit s’éclaircissait. Gaël se redressa avec maladresse et marqua plusieurs nouvelles hésitations dans ses gestes en apercevant Ulreyh. Il avait la bouche grande ouverte, la détresse se lisait sur ses traits pétrifiés. Malgré son expression, c’était comme si la vie l’avait quitté. Le voir ainsi fit froid dans le dos du commandant et l’arrêt du temps parût soudain très lugubre. Regardant une dernière fois la bête, il se précipita vers l’irnath.

Le feu jaillit, les cris éclatèrent.

Le bout de terre où se tenait Gaël un peu plus tôt était maintenant calciné. L’incompréhension imprégnait le visage d’Ulreyh. Le dragon fit un pas en avant en grondant. L’irnath claqua des doigts et généra un éclair pour paralyser la bête, la faisant hurler de plus belle. Des centaines de petites étincelles entravaient son puissant corps.

- Dépêche-toi ! cria-t-il.

Ils coururent vers la porte et s’y engouffrèrent de justesse. Les pas du reptile firent trembler le sol de l’autre côté du mur.

- Khreir est le moins docile de tous nos dragons, reprit l’irnath. Apparemment tu lui plais bien.

- Ce n’est pas l’impression que j’ai eue, protesta Gaël.

- En tout cas ton incroyable réflexe t’a sauvé la vie, le félicita-t-il. Je ne t’ai même pas vu bouger !

Le commandant n’eut le temps de s’en remettre qu’Erhwa bondit devant eux, essoufflée et l’air tracassé. Ses mots en irnathi, adressés à son compère, résonnèrent sèchement. Ulreyh lui répondit du tac-au-tac. Pour Gaël, ne pas comprendre son entourage devenait de plus en plus pesant.

- J’ai besoin de toi, déclara Erhwa en lui faisant face.

Surtout quand il faisait partie de l’objet de la conversation.

Aussitôt, Ulreyh réagit dans sa langue natale et un flot d’irnathi coula à nouveau. Gaël soupira.

- Je ne ferai rien tant que vous ne m’expliquerez pas ce qu’il se passe.

- Tu feras ce qu’on te dira, le remit-elle à sa place.

- Parle-moi, insista-t-il avec fermeté.

L’irnathesse se mordit les lèvres. Ses yeux roulaient dans leurs orbites à une vitesse folle, comme cherchant à se raccrocher à quelque chose.

- Je vais faire court. Les NeohLeths prévoient de faire un massacre ce soir et ils m’ont dans leur viseur. Ce n’est pas tout, on doit mener une opération sur les Terres de Lumière… À Nergecye, c’est pourquoi j’ai besoin de toi.

Gaël en resta sans voix. Pourquoi se rendre à Nergecye, et surtout, pourquoi l’y emmener lui ? N’avait-elle pas songé qu’il pourrait tout faire pour y retourner, et auquel cas, y rester ? L’occasion ne pouvait être plus rêvée, il devait à tout prix saisir cette opportunité. Peut-être Eileen l’attendait-elle toujours ?

La voix forte et sèche d’Ulreyh le tira de ses pensées :

- C’est toi qu’ils veulent Erhwa. Je ne veux pas perdre ma place. C’est trop risqué.

- Ils ne te feront jamais perdre ta place, contesta-t-elle. Tu es leur meilleur maître dragonnier. Tu n’auras qu’à faire passer notre escapade pour une mission sur l’Entre-Deux. Il me semble que tu en as une de prévue pour demain, tu n’auras qu’à prétexter une avance. Ulreyh, la mission dépend avant tout de ta coopération.

Il soupira, puis grommela en irnathi. Gaël crut voir un léger spasme étirer ses lèvres, et les traits de l’irnathesse se dérider.

- Tu es avec moi ? s’obstina-t-elle, les yeux plongés dans ceux de son compère.

Il passa une main sur son front et prit un moment avant de lui répondre :

- Il nous faut un plan.

Elle sourit à pleines dents et s’empressa de rebondir :

- Pas le temps pour ça.

- Qu’est-ce que tu comptes faire ? se méfia-t-il.

- Je sais ce que j’ai à faire. Équipe Khreir et embarque Gaël avec toi. On se rejoint ici dans une heure.

À peine eut-elle le temps de finir sa phrase qu’elle tourna les talons, faisant tournoyer sa natte écarlate. Ulreyh la retint in extremis par le poignet et la coupa tout aussi promptement dans son élan.

- J’espère que tu n’as pas l’intention de les tuer.

- Assure-toi de ne pas te faire voir. Si ça arrive, tu sais quoi faire.

Elle se dégagea d’un coup sec et poursuivit sa route. L’air soucieux, l’irnath se mit en marche à son tour et incita le commandant à le suivre d’un geste de la main, dans la direction opposée à la ville.

- Tu vois la clôture là-bas…

Il montra du doigt un long grillage circulaire reflétant les rayons du soleil affaiblis par l’avancement de la journée qui entourait une tourelle peu entretenue. Cet endroit, à quelques centaines de mètres en hauteur, isolé et à l’allure hostile, dégageait une atmosphère sinistre. La palette de couleurs était terne, composée de teintes grises et rougeâtres.

- C’est là qu’on garde l’équipement. Monter un dragon sans équipement, c’est du suicide.

Si Gaël avait tout compte fait accepté d’approcher autant ces reptiles, l’idée de les chevaucher était purement inenvisageable. Elle lui paraissait si absurde ! Même s'il pouvait manipuler le vent, jamais il n'avait voyagé dans les airs. S'imaginer haut dans le ciel sur le dos d'un de ces monstres suffit à le déstabiliser. Ignorant au mieux ces vertiges, il poursuivit d’un pas incertain.

Au fur et à mesure de leur progression, un son qui lui était bien familier se faufila jusqu’à ses oreilles. Vint au tour de l’air iodé de chatouiller ses narines et de s’engouffrer dans sa chevelure agitée.

La mer !

Il ne leur fallut qu’une poignée de minutes pour atteindre le sommet du vallon. Gaël s’arrêta, un sourire béat collé sur les lèvres. L’étendue salée s’étendait derrière la clôture de fer jusqu’à perte de vue. Proche de l'eau et au contact du vent, Gaël se sentait à nouveau dans son élément. Il en oubliait presque le monstre de pierre qui se dressait devant lui. Encadrée d’un grillage rectangulaire marqué par la rouille, la tour d’un gris anthracite coiffée d’un manteau de sable rouge s’élevait dans le ciel. Plusieurs fenêtres rondes s’y implantaient à intervalles irréguliers. Un long grincement tira le commandant de son observation.

- Suis-moi, somma Ulreyh.

Une bourrasque poussa Gaël à s’engouffrer dans le passage, puis un énorme bruit résonna. La lourde porte rouillée venait de claquer derrière lui. La grille se mit à trembler et à grésiller avec violence, répondant à ses échos durant d’interminables secondes. Les nuages vinrent couvrir le soleil affaibli, rendant la tourelle plus inquiétante encore. Un sursaut bouscula le commandant lorsqu’une ombre grandissante noircit soudain son passage. Ou plutôt, qu’il avait cru voir se noircir soudain. Peut-être n’était-ce que de la paranoïa, due au cadre et à la fatigue. Il avait hâte de quitter cet endroit.

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