Chapitre 15 : Partie 2/4

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Une fine poussière rouge virevoltait au-dessus des pavés à chacun de leurs pas. Les grandes avenues qu’ils traversaient étaient bordées de maisons carrées et basses, peintes d’un crépi beige. Des étals couverts de toiles blanc écru étaient dressés devant les façades, de façon à ne pas obstruer les portes anguleuses en bois clair des habitations. Des tissus de diverses matières et richement colorés débordaient des tables, tandis que des céréales brunes et blondes abondaient ici et là. Des paniers ronds tressés, tantôt jaunes, rouges ou verts, étaient disposés au sol pour exposer de nombreuses marchandises, certaines plus clinquantes que d'autres. Le regard de Gaël glissait sur les tables sans prendre le temps de les étudier avec attention. L’irnathi résonnait de toutes parts, mais aucun bruit de pièces s’entrechoquant ne parvenait à ses oreilles. Des ressources en tout genre s’échangeaient : étoffes, métaux, denrées… Aucune monnaie ne passait de main en main.

Les rues animées laissèrent progressivement place à des allées peu fréquentées et des bâtiments d’une pierre lisse et plus sombres remplacèrent les maisons bourrues. Ils s’arrêtèrent devant une large porte en métal, surmontée d’une enseigne indéchiffrable.

- C’est ici ? demanda-t-il.

- C’est un passage obligatoire.

Sans s’expliquer plus que d’habitude, elle poussa le battant d’un geste brusque. Gaël s’étonna de la vitesse à laquelle ses yeux se firent à la pénombre. Plongée dans un noir quasi-total, la pièce ne bénéficiait que d’une faible lumière qui traversait d’épais rideaux. Il pouvait toutefois la considérer sans mal : de grandes bibliothèques remplies de parchemins roulés longeaient les murs, du sol au plafond, et encerclaient un comptoir.

Erhwa s’y accouda et fit tinter une sonnette métallique triangulaire posée sur le bois usé. Un irnath déboula de l’arrière salle. Son crâne était rasé et recouvert de symboles noirs sur toute une moitié. Ses traits tirés ainsi que ses pupilles presque blanches ne le rendaient pas le moins du monde rassurant.

- Gaël, je te présente le lurnath du clan draconique, annonça l’irnathesse. Ton chef.

- Le lurnath ? répéta-t-il.

- C’est le représentant du clan. Tends ton poignet.

Il demeura immobile, méfiant.

- Obéis.

Devant sa passivité, Erhwa l’attrapa et le plaqua contre le bois. Le lurnath bloqua sur-le-champ son bras d’une poigne forte et de l’autre, commença à y graver une arabesque à l’aide d’une plume noire aiguisée.

Une horrible douleur traversa Gaël. Ses yeux étaient exorbités et sa bouche entrouverte, mais aucun son n’en sortait. Comme si une barrière bloquait ses cordes vocales.

La pointe troua sa peau et la parcourut avec une lenteur terrible. Gaël serra le poing. Ses dents grincèrent. Son sang coulait sur le comptoir. Impassible, l’irnath extirpa une pipette d’un tiroir et en vida le contenu carmin dans les tranchées fraîchement creusées. Gaël suivit ses gestes du regard, horrifié. Pendant un instant, il crut qu’on lui sciait le poignet. Une brûlure vive remonta ses veines et engourdit son épaule. Sa respiration s’accéléra, le goût de sang imprégna sa bouche. Et malgré la douleur, pas un cri.

- Qu’est-ce… articula-t-il à peine.

Le lurnath ne levait pas les yeux de sa torture. Un rictus étirait la commissure de ses lèvres. Gaël crevait d’envie de récupérer son aiguille et la planter dans son cou. Soudain, l’obstacle qui l’empêchait d’hurler vola en éclats.

- C’est quoi ça, bordel !

- La marque de ton clan.

L’irnathesse lui avait répondu d’une voix douce. Trop douce. Un sourire en coin dévoilait ses canines effilées.

- Et ça…

Elle désigna d’un doigt la pipette presque vide.

- … c’est du sang de dragon.

Le représentant du clan lui libéra le poignet, Gaël le ramena aussitôt contre son torse. La douleur s’estompait déjà, mais la nausée et des vertiges le gagnaient. Il n’eut pas le temps de s’en remettre qu’un nouveau visage débarqua dans la pièce. Ce dernier le toisa avant de s’adresser à Erhwa.

- Ercnae khtit ?

De l’irnathi, encore.

- Heï, répondit-elle.

Gaël le considéra à son tour : sa large carrure et ses cheveux blonds noués lui rappelaient Illian Ell’Tin. À sa différence, la peau de l’irnath teintée d’un gris foncé faisait ressortir ses iris jaunes. Son physique imposait de lui-même une autorité indéniable et une allure monstrueuse.

- Voilà Ulreyh, lui présenta l’irnathesse. C’est avec lui que tu travailleras. Bien… nous nous reverrons ce soir.

Sans rien ajouter de plus, elle fit un signe de tête au lurnath et tourna les talons. Ils quittèrent le bâtiment à leur tour.

- Gaël est bien ton nom ?

Il avait parlé d’une voix grave et dure, avec l’accent irnathi, appuyant avec excès chaque consonne. En d’autres circonstances, le commandant Kilenswar aurait repris son interlocuteur pour qu’il le désignât par son titre. Appeler un soldat par son prénom était dénigrant.

- Oui.

- Erhwa a déjà pris le temps de t’expliquer ?

- Pas vraiment, non.

Elle ne lui avait rien dévoilé à propos du tatouage, de cette torture, ni de ce « travail »… de ce clan qu’il venait d’intégrer de force. Depuis qu'il était ici, elle ne lui avait pratiquement rien dit.

- À chaque pleine lune, tu devras retourner voir le lurnath pour recevoir une dose de sang. C’est la preuve que tu contribues au royaume. Que tu mérites ta place à Naherleth. Si ta marque s’efface et que ton nom ne figure pas sur le registre lunaire, tu deviens un hors la loi.

Gaël appréciait que quelqu’un lui apportât enfin des informations sans qu’il n’eût à les réclamer maintes fois. Cela dit, pourquoi lui, n’étant qu’un prisonnier, devait-il se plier à ces règles ? Comme s’il avait déchiffré ses pensées, Ulreyh lui apporta une réponse :

- Quiconque occupe ces terres doit s’y rendre utile. Manifestement, Shinräh ne te permet pas d’échapper à la règle.

Ils avaient déjà modifié son physique et à présent il devait porter cette marque de l'ennemi ? Il jeta un coup d’œil à son poignet, écœuré. Trois cercles de différentes tailles s’enchevêtraient dans un ordre croissant, tandis qu’un segment qui filait vers la paume de sa main traversait leurs centres respectifs. Deux points d’encre le délimitaient aux extrémités. Sur sa peau grisâtre, son sang mêlé à celui de la bête suintait encore, goutait le long de son bras et tâchait ses vêtements.

Dans un silence quasi-total, ils remontèrent des allées, traversèrent des places et rasèrent les murs des ruelles étroites. Gaël étudiait avec attention la configuration des rues et les trajets suivis par les patrouilles. Ils s’éloignaient de plus en plus de la ville, jusqu’à quitter son enceinte. Les habitations disparaissaient au détriment d’étendues terreuses, qui débouchaient à leur tour sur d’immenses champs de céréales séchés. Comme si des plantations pouvaient vraiment pousser dans ce sable rouge…

Par-delà cette étendue terne, une immense bâtisse grise et austère s’élevait. Elle se prolongeait sur des dizaines de mètres, fermant l’horizon.

Gaël balayait des yeux le tableau monotone, quand une tige d’un jaune vif attira son attention. Il l’effleura du bout des doigts en passant. Le regard soudain vague, un triste sourire étira ses lèvres. Pouvait-il l’interpréter comme un signe d’espoir ? Comme un signe de son retour à Nergecye ? Serait-il en mesure de serrer Eileen dans ses bras de nouveau ? Après tout, il lui avait promis son retour. Mais, comme à son habitude, il était incapable de tenir ses promesses. Il fronça les sourcils et secoua la tête. Il divaguait… Ce n’était pas le moment d’avoir ce genre de pensées. Ce n’était certainement pas le moment de se morfondre.

Un bruit sourd le tira brusquement de sa rêverie et le fit sursauter. Une sorte de… rugissement. Un frisson glacial remonta le long de son échine.

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