Chapitre 14 : Partie 4/4

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Pour ce soir encore, Illian instaura des tours de garde.

Eileen s’assit en tailleur contre un des rochers. Le vent malmenait les feuilles qui craquaient autour d’elle, mais la paroi rocailleuse la protégeait des bourrasques glacées. La jeune femme devait rester à son poste pendant quatre heures avant de se faire relever par Erik. Cela lui rappelait ses nuits blanches pour réviser ses cours quand elle était à l’école, à la différence près qu’elle se trouvait dans sa chambre et bien au chaud sous sa couette.

L’image des Rôdeurs surgit devant ses yeux et elle tressaillit. Puis ce fut la sensation d’enfoncer sa lance de glace dans la poitrine de l’homme qui lui revint en mémoire. La violence n’avait rien d’excitant, en réalité, elle n’avait rien à voir avec celle qu’on lui avait toujours présentée à l’écran. Elle regrettait son geste. Qui était-elle pour ôter la vie ?

Elle ramena ses genoux contre sa poitrine et s’apprêtait à enrouler ses bras, quand la douleur freina son geste. Eileen passa une main par-dessus son bandage, comme pour l’apaiser. Elle n’avait déjà presque plus mal. Les plantes devaient probablement être efficaces, mais il ne faisait aucun doute que sa capacité de régénération exceptionnelle n’y était pas pour rien.

Eileen s’efforça de penser à autre chose. Laissant son esprit vagabonder, elle passa en revue son parcours à Eïenvallar et se remémora l’absurdité de sa situation de départ. Elle qui ne croyait pas à la magie – au don, en l'occurrence – s'était vue apprendre à la maîtriser. Elle avait tout compte fait accepté l'inacceptable. Des images de ses entraînements s’imprimèrent sur ses rétines, tantôt entourée de ses mestres, tantôt accompagnée de Gaël. Elle avait tellement évolué en six mois, à force d’efforts, tant physiques que psychologiques. Manipuler l'eau était à la fois la chose la plus folle et la plus excitante de sa vie. Garderait-elle cette faculté une fois de retour dans son monde ?

Eileen se frictionna les jambes, grelotante. Le visage du jeune commandant s'afficha dans son esprit. Gaël.... Le reverrait-elle un jour ? Les images de leur étreinte avant son départ se dessinèrent naturellement. Dès qu'elle se remémora cet instant, des arcs électriques chatouillèrent son ventre et une chaleur s'engouffra dans son cœur. Les yeux grands ouverts, Eileen se surprit à étirer un sourire béat, bouleversée par le tourbillon d'émotions qu'elle s'était pourtant promis de refouler. Elle avait beau essayer de se convaincre du contraire, les sentiments qu'elle éprouvait étaient bien réels. Plus encore que le retrouver pour avancer dans sa quête, elle mourait d'envie de sentir de nouveau la chaleur de ses bras. Eileen chassa cette pensée aussi agréable que doucereuse et se reconcentra sur les alentours.

Les heures défilèrent et rien ne se produisit, hormis quelques ronflements sonores issus des couches. Eileen avait de plus en plus de mal à garder l’œil ouvert et enchaînait les bâillements à s’en décrocher la mâchoire. Elle ne devait pas s’endormir !

Elle pivota vers ses camarades. Son regard glissa sur Gwenähil, qui fermait ses mains par à-coups. Eileen la considéra et remarqua la tranche d’un livre rouge, au bord de sa sacoche dont le rabat s’était relevé. Intriguée, elle gagna sa couverture sur la pointe des pieds et s’empara de sa découverte. Elle se promit de le consulter juste quelques minutes pour satisfaire sa curiosité. Aussitôt entre ses mains, les battements de son cœur s’accélérèrent et ses doigts devinrent moites, comme si elle se savait braver l’interdit.

La couverture ne lui paraissait pas anodine. Elle l’avait déjà vue quelque part. Ce cuir rouge travaillé avec finesse lui rappelait… l’ouvrage d’Aera ? Eileen fronça les sourcils. Pourquoi la femme-panthère possédait-elle un livre pareil ? Elle laissa de côté cette question et revint à son objectif premier : jeter un coup d’œil à son contenu, puis le remettre à sa place, ni vu ni connu.

Eileen entama sa lecture. Malgré sa forte ressemblance, il ne s’agissait pas de l’ouvrage qu’Aera lui avait prêté à l’école. Celui-ci était entièrement rédigé à la main.

Les premiers paragraphes expliquaient ce qu’elle avait déjà appris avec le bloc de Mestre K., à la bibliothèque de Nergecye. Elle ne s’étonna donc pas de lire que les irnaths venaient en majorité des Terres de Lumières ni qu’ils vivaient en paix avec les autres peuples avant de se retrouver chassés, peu après la création de Nergecye. Ces écrits s’attardaient ensuite sur leur fuite au nord de la côte et la construction de l’enclave nommée Reinarth, ce qui signifiait « résistance » en irnathi. Une poignée de nergecyens, en désaccord avec les mesures prises par le royaume qui s’installait, avaient fait le choix de le quitter aussi. L’ancêtre de l’auteur en faisait partie.

La dizaine de pages suivante contait le voyage et l’arrivée dans le nouveau « royaume ». Le chroniqueur décrivait toutes les découvertes que son arrière-arrière-grand-père y avait faites et tout ce qu’ils avaient entrepris pour créer Reinarth. Ils avaient instauré un nouveau système, une autre façon de penser. Le guide, désigné par ses congénères, ne jouissait pas d’un plein pouvoir, à l’image d’un roi. Il était un homme du peuple et prenait ses décisions en le consultant. Eileen lut la suite en diagonale et tourna plusieurs pages à la volée. Elle s’arrêta, un peu au hasard, et reprit sa lecture lorsque ses yeux tombèrent sur le terme « Lumeo ». Au fur et à mesure qu’elle lisait, son index caressait la feuille, dévoilant la ligne suivante. Des élémentalistes avaient retrouvé ces irnaths plusieurs cycles après leur déménagement forcé. Amis de longue date, et jugeant injuste leur chasse, ils leur avaient offert leurs services pour quelque temps. Ils avaient participé, entre autres, à la construction de l’enceinte en utilisant le don. À la fin de leur séjour, les irnaths de l’enclave leur fit cadeau d’une pierre aux propriétés étonnantes : quiconque la touchait se voyait acquérir une immense connaissance et puissance des dons de la nature que fussent l’eau, l’air, le feu et la terre. Traversée par le don oublié, un mystérieux pouvoir que ni les Terres de Lumière ni les Terres Rouges ne maitrisaient, elle était unique en son genre et malheureusement connue pour avoir causé bien des dégâts. Plusieurs sombres événements, des suites de son utilisation à tort, étaient évoqués : l’usage qu’en fit Grimbed, aussi surnommé le roi fou, pour exercer son pouvoir sur la parcelle du royaume Irnath sur les Terres de Lumière de 586 à 612 cal. eïen. ; le génocide d’une dizaine de tribus des Nephelïn lors de la conquête des chaînes rouges, ces montagnes qui longeaient la côte Est du continent, datant de 1683 ; ou encore la tentative d’extinction des fées du royaume Nymeïa à l’ouest de l’île en l’an 2106. Autant d’usages parmi d’autres dénués de raison qui avaient engendré des guerres et des tensions inutiles jusqu’à l’aube du troisième millénaire. Eileen parcourut le reste de la liste d’un œil distrait, puis s’attarda sur le paragraphe suivant. Celui-ci expliquait que les irnaths de Reinarth craignaient que l’artefact se retrouvât entre les mains des nergecyens. Ce fut la raison pour laquelle ils le confièrent aux élémentalistes. Ils vouaient une véritable confiance au peuple de Lumeo, le plus pacifiste parmi tous les peuples d’Eïenvallar. La pierre était gardée au fin fond d’un temple au cœur du royaume caché, afin que plus aucune mauvaise âme ne fût tentée de s’en emparer. C’était ce qu’ils pensaient, du moins.

La pierre avait alimenté nombre de légendes à son sujet. Certaines se passaient entre voyageurs, au détour d’une montagne, quand d’autres étaient cultivées entre autres par les Rôdeurs, toujours plus appâtés par la promesse d’argent et de pouvoir. Mais personne n’avait jamais réussi à la trouver. Même lors de l’attaque de Nergecye contre l’enclave de Reinarth, en 3776 cal. eïen. (478 cal. ner.), l’auteur suspectait que le royaume ne fût pas au courant de son existence. Il s’embarquait ensuite dans la description de l’attaque, à laquelle il avait participé.

Eileen leva le nez de ces lignes, la bouche entre-ouverte, l’esprit préoccupé. Elle peinait à assimiler toutes ces informations. Les élémentalistes, qu’on lui avait présentés comme étant les grands alliés des nergecyens, se révélaient finalement plus proches des irnaths ! Elle se rendit à la dernière page de l’ouvrage. Ses yeux s’agrandirent. Un plan de Lumeo esquissé à l’encre noire dévoilait l’emplacement de l’artefact qu’ils recherchaient.

- Tu peux aller te coucher, je prends la relève.

Eileen sursauta et étouffa un cri de surprise. Erik attendait à côté d’elle, les yeux entrouverts, des cernes jusqu’aux joues. Elle bafouilla des excuses, dissimula le livre sous sa chemise et gagna sa couche. Le temps était passé si vite ! Tenter de ranger le livre semblait plutôt risqué sous la surveillance du garçon. Elle glissa sa trouvaille dans son sac et posa sa tête dessus. Pourquoi l’auteur avait-il pris le risque de donner toutes ces informations en détail ? Peut-être voyait-il en cet ouvrage une sorte de journal intime dont il ne pensait pas se séparer un jour ? Comment s’était-il retrouvé ici, tout proche de Nergecye, ce royaume que l’enclave de Reinarth craignait tant ?

Cet assaut de questions sans réponses tenaillait son ventre. En empruntant ce livre à la provenance douteuse, Eileen avait le sentiment d’avoir fait une erreur. C’était en général ce qu’il se produisait quand elle choisissait de satisfaire son insatiable curiosité.

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