Chapitre 13 : Partie 1/4

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Le donjon circulaire jaillissait du vallon poussiéreux. Erhwa marqua un arrêt juste devant. L’enchevêtrement de pierres, claires à ses pieds et noircies par le feu en hauteur, semblait s’affaisser d’année en année. Peut-être étaient-ce les fenêtres, étroites et réparties sur toute la hauteur du bâtiment, qui créaient cette impression. D’importantes craquelures s’immisçaient dans les jointures. Rougies par le sable propre à Naleth, elles formaient un réseau complexe. Deux tours, plus fines, courtes et couvertes d’une toiture en pente, s’accolaient au bâtiment de part et d’autre. L’irnathesse jurait parfois voir le donjon s’animer, comme le ferait un cœur palpitant. Il ne pompait pas de sang, mais drainait plutôt la vie, comme en témoignaient les arbres morts à ses pieds. Une triste solitude se dégageait du tableau. Il contrastait avec la ville animée en contrebas, ainsi que le château richement coloré et son grand jardin sur la colline voisine.

Erhwa poussa le battant, puis franchit le seuil. Ses pupilles s’arrondirent pour percer l’obscurité, tandis que sa longue natte roulait sur ses épaules au rythme de ses pas. Elle longea le mur droit, comme d’habitude, et s’arrêta devant la cellule occupée.

Le détenu dormait, avachi contre le mur de pierre et les jambes ramenées contre lui. Ce n’était pas une position conseillée pour la guérison de ses blessures. Erhwa s’apprêtait à faire coulisser la porte sur ses gonds, quand un détail retint son attention. La chemise à moitié arrachée du nergecyen laissait distinctement voir son torse ensanglanté : son tatouage, écarlate, suintait. L’irnathesse fronça les sourcils et se pinça l’arête du nez.

- Shin… marmonna-t-elle entre ses dents serrées.

La boîte en bois contenant le repas de Gaël lui échappa des doigts et cogna le sol dans un soudain vacarme. Erhwa eut juste le temps d’apercevoir le nergecyen sursauter, avant de rebrousser chemin.

- Attends ! s’éleva sa voix enrouée.

Elle ne se retourna pas.

Seul Shin pouvait en être responsable. Ou plutôt, devrait-elle l’appeler ShinRäh, si elle lui portait une once de respect. Elle sourit à cette pensée. Bien qu’il fût Sa Majesté et elle sa conseillère, Erhwa ne lui accordait pas sa confiance et cet évènement venait renforcer sa défiance.

L’irnathesse dévala la butte de terre, les yeux vissés sur le château à quelques centaines de mètres de là. Elle se surprit à sentir ses doigts caresser les douilles accrochées à sa ceinture. C’était fou le bien que lui procurait le contact de ces armes à poudre. Ces petits bouts de métal prêts à exploser à sa seule volonté.

Elle gagna la colline du palace, puis remonta une première allée caillouteuse qui s’insinuait au milieu d’un jardin aux couleurs automnales. Ici, la végétation florissante dénotait avec les paysages secs et environnants. De l’herbe, rase et parfaitement taillée, fuyait vers des rangées d’arbres branchus et bas. Leurs feuilles, tantôt orangées, tantôt d’un vert passé, n’avaient pas le temps de se déloger de leur emplacement, portées par le vent ou affaiblies par le temps, qu’un des nombreux jardiniers accourait pour les piquer et les enfermer dans un grand sac en toile de jute. Bien que dispersés et affairés, ils prirent le temps de saluer l’irnathesse d’une courbette sur son passage. Elle circula entre les statuettes en métal à la gloire des dragons dispersées le long du chemin principal. Certaines les affichaient dans une posture élégante, ailes déployées et tête haute, quand d’autres les présentaient plus agressifs, la gueule ouverte dirigée vers le sol. Des dessins fleuris venaient cercler leurs socles. Erhwa emprunta ensuite un pont en bois clair, mince et rigide, pour traverser l’un des bras d’eau qui segmentaient la cour royale.

Une fois qu’elle eut dépassé la rangée de buissons hauts délimitant la première partie du jardin, une longue place dénuée de décoration s’ouvrit à elle. Seuls deux larges filets d’eau définissaient les contours du chemin à suivre. Plus aucun obstacle ne s’élevait entre elle et le château.

La façade pourpre qu’elle ne connaissait que trop bien l’écrasait par sa taille démesurée. Erhwa leva les yeux vers les nombreux blocs rectangulaires ou arrondis qui s’y juxtaposaient, dans des teintes parfois plus claires ou plus foncées, créant une sorte de patchwork visuellement étrange. L’irnathesse aimait les gargouilles aux airs effrayants juchées sur les rebords blancs et ondulés qui couraient le long des hauteurs, ce qui contrastait avec les grandes fenêtres et vitraux composés d’une palette de couleurs vives.

Deux gardes vêtus de leur tenue officielle étaient plantés devant la grande porte aux battants ouverts. Elle atteignit leur niveau avec sa démarche la plus distinguée, bien que son accoutrement extravagant et pauvre en tissu accaparât les regards. Erhwa remarquait la façon dont ils la fixaient et appréciait l'envie qui se lisait dans leurs yeux. Provoquer au nom de NathYr, la déesse de l’indépendance, de l’anarchie et du plaisir charnel. Un culte que le monarque désapprouvait, mais Erhwa aimait braver l’interdit.

À dire vrai, aucune croyance n’était de vigueur depuis le début du règne de Shin, ce qui allait tout à fait à l’encontre de l’Histoire de Naleth. Erhwa tenait à sa place de conseillère, aussi agissait-elle dans la retenue et s’efforçait de garder son roi, ancien amant et camarade, proche d’elle.

Les gardes s’écartèrent sans un mot ; elle s’engouffra dans le hall sans leur adresser un regard.

Elle traversa le hall lumineux. La bande de velours écarlate posée sur les dalles en forme d’écailles de reptiles étouffait le bruit de ses pas. Une fois face au trône, elle posa un genou à terre. Erhwa jeta un regard aux deux soldats qui encadraient le majestueux fauteuil assorti au tapis, avant de fixer le sol. Shin se leva. Elle n’avait pas besoin de le voir pour deviner l’air méprisant avec lequel il la jugeait. Les pieds de l’irnath pénétrèrent son champ de vision. Elle se redressa.

- Je ne t’attendais pas de sitôt, Erhwa.

- La marque est activée. Ce n’est pas ce que nous avions convenu.

Un rictus déforma ses lèvres violacées. L’irnathesse se renfrogna.

- J’ai simplement accéléré le processus.

- C’est beaucoup trop tôt ! fustigea-t-elle en s’avançant d’un pas.

Meryo, le garde de droite, braqua sa lance contre la poitrine d’Erhwa ; stoppée net dans son élan, elle recula. Il la toisait, de son mètre quatre-vingt, les muscles de ses bras gonflés sous sa tunique. Dire que c’était elle qui l’avait conseillé auprès de Shin, comment osait-il la traiter de la sorte ? Il lui devait sa place. Le roi exécuta un geste rapide de la main, aussitôt Meryo éloigna l’arme et reprit sa position initiale.

- Ses souvenirs doivent d’abord lui revenir, renchérit-elle d’un ton plus posé.

Erhwa tentait tant bien que mal de garder un faciès impassible, mais une grimace incontrôlable crispait ses traits. Avait-il trouvé cette idée ingénieuse ? Elle était insensée, mais surtout, mettait le plan d’Erhwa en péril. Le nergecyen devait retrouver ses capacités. Brusquer les choses n’était pas la solution. Elle ravala un soupir. Lorsque Shin avait lui-même été le conseiller de l’ancien monarque, seule sa parole comptait, considérée plus légitime que toute autre. Ce n’était certainement pas aujourd’hui, en tant que roi de Naleth, que sa perception allait évoluer.

- Ma chère ErhwaMëh, je n’ai pas de temps à perdre.

Son air dédaigneux et sa politesse soudaine vexa profondément l’irnathesse. Il jouait avec ses nerfs.

- Depuis quand m’appelles-tu ainsi ?

- Il est vrai que le respect ne fait pas partie de tes habitudes. Pourtant, ça ne te ferait pas de mal, de temps à autre.

Elle le foudroya du regard, mais ne répondit pas. Elle bouillonnait en son for intérieur.

- Si tu y tiens tant, occupe-toi de lui. Loge-le, nourris-le et surveille-le.

- C’est impossible, je n’ai pas le temps pour...

- Je n'ai pas de temps à perdre avec lui moi non plus, la coupa-t-il.

Erhwa se mordit les lèvres, irritée. Elle ne pouvait pas gaspiller son temps à le surveiller, surtout pas en ce moment ! Trainer un boulet était bien la dernière de ses volontés.

- Dans ce cas, il travaillera pour Ulreyh le jour, exigea-t-il. Et je me réserve le droit de faire appel à lui à tout moment. Je souhaite que tu me fasses un rapport journalier de son évolution.

Plus que tendue, l’irnathesse effectua sa révérence. Sans un mot et la tête haute, elle tourna les talons et regagna le donjon.


La serrure se déverrouilla avec une suite de cliquetis sourds. Le nergecyen était assis contre le mur rocailleux. Sa tête dodelinait et ses paupières vacillaient.

- Encore cette pâtée infâme ? articula-t-il à peine.

Elle fouilla son trousseau de clés et, d’un pas ondulant, vint s’accroupir face au prisonnier. Son faciès irrité par la fatigue ne paraissait pas une once troublé par son rapprochement. Erhwa le considéra du regard. Un sourire fendit son visage. C’était bien lui.

- Non, mieux. Tu sors de ton trou.

- Que…

Il plissa le front et garda la bouche ouverte, incrédule. Il se massa la figure d’une main et gratta sa barbe sale. Un rictus déforma ses lèvres craquelées et desséchées, puis il éclata d’un rire nerveux.

- Ou peut-être que tu préfères rester ici ? suggéra-t-elle sèchement.

- Ce mur rugueux est si confortable et cette odeur âpre du soufre me ravit, ironisa-t-il.

Le bracelet de fer tomba. Le regard braqué sur le captif, elle s’efforça de ne pas relever sa provocation cynique. Il refusa son aide pour se mettre sur pieds.

- Qu’est-ce qu’il m’a fait ? Pourquoi…

- Je t’expliquerai plus tard, l’interrompit-elle.

Gaël faillit perdre l’équilibre et s’appuya sur les barreaux. Il n'avait plus grand chose du fier guerrier qu’il était le jour de sa capture : sa carrure avait fondu, il tenait à peine sur ses jambes. Il n'avait pas fière allure. Erhwa passa un bras autour de son torse. Il fit un geste pour la repousser, mais la force lui manqua. Il avait besoin d'elle pour avancer. Ils atteignirent la porte à pas comptés et s’immobilisèrent quand la lumière submergea le nergecyen. Il se couvrit le visage. Chaque foulée semblait lui demander d’incroyables efforts. L’irnathesse s’écarta, le laissant progresser seul, et se contenta de l'observer. Malgré le piteux état de son prisonnier, elle crut voir un sourire adoucir ses traits.

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