Chapitre 10 : Partie 4/4

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Une clarté orangée les enveloppa et un mélange d’odeurs nuancées, un mixte de nourriture et de sudation, les submergea. Une musique joyeuse se détachait du brouhaha. Elle se composait d’un instrument à cordes qui ressemblait à un oud, d’une caisse, d’un drôle de violon plus rudimentaire que celui qu’Eileen connaissait et d’une belle voix féminine. Deux hommes et une demoiselle tournoyaient sur l’estrade, et frappaient du pied en rythme, couvrant les rires et vives discussions des tablées qui leur faisaient face. De grands plats colorés abondaient, passaient de mains en tables au milieu d’un désordre sans nom, et venaient trouver leur place au milieu de carafes, chopes et autres mets qui s’entassaient. Une folle ambiance chaleureuse réchauffait les cœurs et donnait envie de se joindre à la mêlée. Eileen porta son attention sur le comptoir en bois massif qui se profilait à travers la foule. Derrière le plan de travail vermoulu où s'activaient serveurs et filles de comptoir, trônaient trois énormes barils reliés au bar par un incroyable enchevêtrement de tuyaux et de robinets. Le métal de cet assemblage étonnant semblait être du cuivre ou une sorte de zinc. Ce qui happait le regard d'Eileen était l'incroyable dextérité d'un homme de petite taille, vêtu d'habits sombres et décolorés, qui s'activait au service à proximité de ces monstres en chêne. Il semblait littéralement voler d'une vanne à l'autre, tournant manivelles et alignant les chopes en-dessous avec une précision qui tenait de la magie, sans renverser une seule goutte sur le comptoir. Les clients se succédaient encore et encore dans cette quasi-épreuve d'adresse. Eileen fut dérangée dans son observation, soudain bousculée par un mouvement de la marée humaine. Elle s’écarta pour éviter une serveuse au pas hâtif, bouscula un danseur déjà bien imbibé d’alcool, manquant de recevoir une partie de son verre sur le crâne, et vint s’appuyer sur l’un des nombreux tonneaux d’une taille tout à fait déraisonnable qui longeaient les murs ébènes. Son regard remonta le long du pilier d’en face, puis se posa sur les poutres apparentes auxquelles pendaient des lustres branlants surmontés de cierges aux flammes inégales. Elle sursauta quand une tape sur l’épaule réquisitionna son attention.

- Avance, lui intima la voix d’Aera, faudrait pas qu’on s’éparpille dans la foule.

Eileen demeurait trop loin pour saisir les détails, mais elle vit une serveuse échanger quelques mots avec l’ancien commandant. D’un geste de la main, il les invita à rejoindre une table tout juste débarrassée, et les plats et pichets ne tardèrent pas à affluer devant eux.

Confortablement installé, le groupe se restaurait dans un silence qui contrastait avec le brouhaha ambiant. Aera fut la première à oser le briser :

- Dis-moi, Illian, comment comptes-tu traverser les deux montagnes ?

- C’est simple, répondit-il après une longue rasade de vin. Nous escaladerons la première, il existe plusieurs chemins praticables. Et concernant la seconde, nous emprunterons la Galerie Oubliée.

- Pourquoi ne pas passer par le royaume des nains ?

- Il est beaucoup plus au nord. Ça nous rallongerait le voyage au moins de trois jours. En passant par la Galerie Oubliée, nous tomberons directement sur l’entrée du royaume Lumeo.

- Si on s’en sort vivant.

- Les légendes s’accumulent à son propos, mais il n’en est rien. Je l’ai emprunté un nombre incalculable de fois lorsque j’étais jeune et je n’ai jamais fait de mauvaise rencontre.

- Quand tu étais jeune, oui. Les galeries évoluent en permanence.

- On en est encore loin ? demanda Eileen, comme déconnectée de la discussion.

- Nous l’atteindrons dans quatre jours, lui indiqua Illian. Les terres de Lumeo sont les plus proches des nôtres.

La jeune femme n’arrivait pas à se représenter la distance. Pour elle, voyager s’était toujours résumé à quelques heures de voiture ou de train. Marcher pendant des jours pour se rendre d’une ville à une autre était impensable, alors que l’ancien commandant en parlait comme d’une banalité. Il se tourna vers Erik.

- Concernant ton cas, demain nous trouverons un marchand qui se rend à Nergecye pour que tu puisses rentrer. Rivelet est un point de passage important.

Le concerné acquiesça.

- Et à propos de ma demande ?

Illian mit quelques secondes à se la remémorer.

- Je ne peux pas faire grand-chose pour t’aider à entrer dans la garde, tu sais. Je n’en fais plus partie et la garde elle-même doit me rechercher à l’heure actuelle.

- Mais vous avez accepté de m’aider, contesta-t-il.

- As-tu déjà pratiqué l’épée ?

- Je me suis souvent entraîné dans les bois autour de la capitale.

- Ce ne sera pas suffisant. On sélectionne des candidats qui ont déjà multiplié les expériences au combat…

- Personne ne veut officiellement entraîner un gamin des rues. Personne ne veut entraîner qui que ce soit qui n’ait pas un sous, plutôt.

- Une lettre, proposa l’ancien commandant. J’écrirai une lettre demain matin, que tu pourras remettre en main propre au Mestre en chef de l’école. Cependant, je ne te garantis pas que cette missive t’ouvre les portes de la formation. Je doute même que ça fonctionne.

Erik s'accorda quelques secondes pour réfléchir.

- Très bien, finit-il par déclarer. Ça me convient.

- Une fois que nous serons chez les élémentalistes, reprit Illian à l’attention des filles, nous y resterons quelques jours. On doit renforcer notre alliance. Je crains que nos deux royaumes ne soient plus aussi soudés qu’avant…

- Horace Ell’Mar n’est certes pas un exemple pour entretenir une relation de ce genre, commenta Aera, mais je doute que Lumeo nous ferme ses portes pour autant. Notre histoire veut que cet accord soit intarissable.

- J’ai déjà eu l’occasion de m’entretenir avec le roi de Lumeo. Il pourrait s’offusquer qu’on ne l’ait pas prévenu de notre arrivée.

- Évidemment, vu qu’on est des fugitifs…

Happée par la musique toujours plus entêtante, Eileen détourna son attention de la conversation et la riva sur la scène. Les danseurs exécutaient des pas à une vitesse folle, riaient et manquaient de perdre l’équilibre sur un air trop rapide du violon primitif. Autour, les tablées ne désemplissaient pas et les serveuses ne cessaient de poursuivre leur course infernale au milieu de ce parcours du combattant pour satisfaire les clients.

Son regard s’arrêta sur l’angle du comptoir tout près d’eux, un coin préservé de la cohue et plongé dans une pénombre presque inquiétante. Un frisson lui parcourut l’échine quand elle perçut deux lueurs s’en détacher. Un voyageur à la peau sombre et camouflé par une large capuche la scrutait de deux grands yeux jaunes. Eileen secoua la tête pour chasser cette image et se reconcentra sur son assiette.


Quand ils furent rassasiés, Illian partit régler une chambre pour la nuit. Ils furent conviés à accéder à l’étage, traversèrent un long couloir floqué d’un tapis vert, et passèrent devant de nombreuses portes d’un bois clair parsemé de nœuds sombres et complexes avant d’atteindre la numéro douze. L’ancien commandant fit pivoter la clé dans la serrure et le battant s’ouvrit sans un bruit.

La pièce n’était pas très grande, mais elle répondait parfaitement aux attentes. Quatre lits simples se succédaient, bordés de draps blancs et lisses, ainsi que de coussins et couvertures, au premier abord doux et confortables. La lumière tamisée des cierges révélait une palette de couleurs pastelles, dans des tons bleus. D’épais rideaux, orangés quant à eux, tombaient de part et d’autre de l’unique fenêtre, à travers laquelle on pouvait voir les torches briller sur la palissade. Quelques étagères et divers meubles de rangement longeaient les murs lisses. Bien que la fête battît toujours son plein au rez-de-chaussée, la chambre bénéficiait d’un calme quasi absolu.

Illian déposa ses armes avant de défaire ses pièces d’armures dans un soupir de soulagement. Aera se débarrassa de ses effets à son tour, tandis que les deux plus jeunes du groupe testaient leurs matelas respectifs.

À peine se fut-elle couchée, Eileen sentit un voile brumeux – sans doute dû aux émanations d’alcool et à la fatigue – envahir son esprit. Ses paupières devinrent lourdes et son corps tout entier s’enfonça dans le lit à l’image d’une enclume. Les bras de Morphée ne tardèrent pas à chasser le rideau nébuleux qui l’enveloppait avant de la plonger dans un profond sommeil.

Un mouvement vif brusqua ses épaules, puis des voix lointaines et indescriptibles se frayèrent un chemin jusqu’à son cerveau embrumé. Eileen ouvrit les yeux et sentit son corps engourdi tiré vers l’avant, puis sorti du lit. La main de l’ancien commandant lui broyait encore l’avant-bras tandis que le timbre d’Aera gagnait en clarté.

- Dépêche-toi ! lui ordonna-t-elle.

Avant même qu’Eileen ne pût comprendre la situation, la porte de la chambre s’ouvrit en grand et un rai de lumière en chassa l’obscurité. Trois hommes aux carrures imposantes, vêtements simples et sombres, armes tranchantes aux poings, surgirent de l’encadrement. La joie peinte sur leur visage vira en une seconde à une expression de surprise, probablement celle de ne pas trouver les voyageurs endormis dans leurs lits.

Prise de court, Eileen ne réussit pas à soulever son propre poids, les plantes de ses pieds ne faisaient qu’un avec le sol. Elle pivota sur elle-même, forçant son regard à se détacher des brigands pour venir se poser sur Erik qui enjambait déjà le rebord de la fenêtre. Illian le pressait d’une suite de gestes rapides de la main.

- Bouge ! la somma Aera.

Eileen sursauta et comme si sa voix avait créé un déclic, ses jambes s’activèrent en toute hâte. Elle réunit ses affaires en quatrième vitesse – son sac, sa cape, ainsi que ses bottes – et se précipita vers l’ouverture. Le froid aiguisé par le vent lui mordit les joues et au contact du bois gelé, ses doigts, encore choyés par la chaleur que lui avait prodiguée la couverture un peu plus tôt, se raidirent instantanément.

Elle regarda vers le sol, où Erik se remettait déjà sur pieds, et fut soudain prise d’une terrible sensation de vertige. Elle chancela en arrière, telle une quille de bowling. L’étage bas de plafond, comme elle l’avait jugé en observant la façade un peu plus tôt, lui semblait tout à coup bien trop haut.

Une lame vint soudain se ficher dans l’encadrement de la fenêtre, trois centimètres au-dessus de son crâne. Ses yeux s’agrandirent de peur et un faible hoquet de surprise outrepassa ses lèvres. Une vague d’adrénaline la submergea. Eileen prit appui sur le bord, tout son barda maintenu par sa main de libre contre sa poitrine, et sauta sans réfléchir davantage. Elle atterrit sur ses deux pieds nus, les genoux fléchis et les dents serrées pour amortir la douleur, puis fonça en direction des écuries vers lesquelles courait Erik. Au fur et à mesure de sa course, ses affaires en désordre glissaient le long de sa tunique laiteuse. Elle rattrapa de justesse le haut de ses bottes du bout des doigts et, malgré la précipitation et sa démarche boitillante, les chaussa tant bien que mal. Aera et Illian la dépassèrent et aussitôt qu’ils atteignissent l’établi, ils s’empressèrent de libérer quatre chevaux dont l’équipement ne leur avait pas été retiré.

Des cris à moitié étouffés s’élevèrent depuis l’auberge. Eileen jeta un coup d’œil en arrière : deux des trois hommes se trouvaient penchés à la fenêtre de leur chambre, tandis que d’autres brigands empruntaient la porte principale. Aera fit demi-tour et, main sur la poignée de sa fidèle arme, s’apprêtait à dégainer, quand l’ordre de l’ancien commandant fusa et l’interrompit dans sa lancée :

- Ne perds pas ton temps avec eux, occupe-toi d’Erik.

- Pourquoi ?

- Ce village est un repère de voleurs. Il faut partir !

La jeune femme eut une seconde d’hésitation, les poings secoués de spasmes, comme si réfréner son envie de combattre lui demandait un effort considérable, puis aida le garçon à se hisser sur sa monture. Illian en fit de même pour Eileen, qui se vit attribuée un cheval à la robe claire, bien qu’elle ne pût en distinguer la nuance exacte dans l’obscurité. Son aîné frappa le flanc de l’équidé qui partit à toute allure dans l’allée principale, Eileen s’accrocha fermement aux rênes.

Ils remontèrent les allées dans le vacarme des sabots contre les pavés et gagnèrent une autre porte qui venait s’encastrer dans la palissade. Illian n’eut besoin de dire un mot que les gardes, qui ne cachèrent pas leur surprise de les voir débouler par diverses exclamations, firent coulisser le battant sur leur passage.

Aucun brigand ne chercha à les pourchasser.

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