Chapitre 10 : Partie 1/4

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Eileen sursauta et se tourna vers les sacs d’où provenait la voix, mais son attention et celle de son amie se reportèrent presque aussitôt sur la course-poursuite. Les soldats cognaient les flancs des chevaux qui gagnaient en vitesse, si bien que la distance les séparant du chariot diminuait à chaque seconde.

- J’avais dit que ce n’était pas une bonne idée ! maugréa Aera.

Eileen ne pouvait pas détacher ses yeux des poursuivants.

Soudain, une roue arrière percuta une pierre saillante et au vacarme s’ajoutèrent leurs cris de surprise. Eileen tomba à la renverse et étouffa un gémissement quand sa poitrine frappa de plein fouet les planches de bois. Le souffle coupé, elle n’eut pas le temps de se remettre du choc, qu’un nouveau surenchérit. Son cœur frappa ses côtes et ses yeux s’agrandirent. Les doigts crispés sur le rebord branlant, elle fixait l’herbe rase qui défilait tout près de son visage. La poussière s’infiltra dans ses narines et se mit à irriter sa gorge. Elle se releva à la hâte, recula et s’acharna à frotter ses yeux secs et brûlants. La bâche s’enfonça dans son dos.

Coincée entre deux sacs de toile, Aera en attrapa un et le balança par-dessus la charrette. Une cacophonie de hennissements et de jurons s’éleva aussitôt. Elle s’apprêtait à réitérer son action quand un soubresaut, plus violent que le précédent, les secoua. Eileen s’appuya sur les marchandises, chancela une seconde avant de retrouver son équilibre. Elle tira le tissu d’un coup sec et darda son regard sur leurs assaillants.

Une idée surgit.

Son esprit se projeta dans le cours d’eau voisin et elle l’attira jusqu’à elle, sous la plaine.

Elle leva ses paumes. L’énergie du don tourbillonna, lui retournant l’estomac, et Eileen imagina le liquide remonter à la surface. La terre s’assombrit, puis devint un véritable terrain boueux sur un rayon de plusieurs mètres. Les montures s’enlisèrent et, déstabilisées, s’effondrèrent, entraînant leurs cavaliers dans leur chute. Mais déjà de nouvelles silhouettes se détachaient de l’horizon.

La voix d’Aera résonna. Incompréhensible. Tout autour, le son n’était plus que bourdonnement. Le paysage continuait de défiler, pourtant il semblait statique et devenait flou.

Eileen demeura figée, surprise par sa propre prouesse. De longues secondes s’égrenèrent, quand un vide soudain se forma dans tout son être et mit un terme à cette parenthèse temporelle. Elle vacilla, submergée par une vague de chaleur fulgurante, et se raccrocha au bras d’Aera d’une main fébrile. Le brouhaha cessa d’un coup et ses paroles redevinrent intelligibles.

- Comment as-tu fait ça ? répéta son amie avec entrain. Tu te rends compte de l’énergie que t’as utilisée ? T’aurais pu y rester !

De sa voix transparaissait un drôle de sentiment, un mélange d’émerveillement, de stupéfaction et de réprimande. Aera passa un bras autour de sa taille pour la retenir au cas où ses jambes, en coton, plieraient sous son poids.

- Je ne sais pas, lui confia Eileen en s’asseyant sur un sac. J’ai juste…

Une nouvelle plainte qui vint du fond de la charrette coupa court à leur discussion.

Un jeune homme se releva, le pas incertain, et s’arc-bouta sur les sacs de nourriture. Il était couvert de poussière, vêtu de tissus en lambeaux et son visage creux, ainsi que ses yeux gris vitreux, trahissaient une grande fatigue.

- Je peux savoir ce que vous faites là ? geignit-il d’un timbre éreinté. Monsieur Kaï va être furieux ! De quel droit…

Un bond les déstabilisa. Agile comme un chat, il se remit aussitôt sur pieds et, d’un geste précipité, tira un couteau de sa poche. Eileen se raidit.

- C’est un malentendu !

- Arrêtez le chariot, exigea-t-il, l’air menaçant.

- Impossible ! cria à son tour Aera en se redressant.

Sa voix peinait à couvrir le tumulte des roues. La route était de plus en plus irrégulière et la vitesse à laquelle ils progressaient n’arrangeait pas la brutalité des secousses. Elle reprit, tâchant de forcer sur ses cordes vocales :

- Des gardes sont à nos trousses !

- Qu’est-ce que ça peut me faire ?

- Je doute qu’ils te laissent filer, s’ils t’attrapent. On finira au cachot et toi avec nous !

Le garçon serra son arme, le poing frémissant. Il paraissait soucieux.

- Monsieur Kaï… vous lui avez volé son travail. Sa seule charrette et toute sa marchandise.

- Vraiment désolée, répondit Aera sans compassion. On n’avait pas le choix.

Une nouvelle secousse.

- Tout va bien derrière ? s’enquit Illian.

- D’autres soldats nous suivent, il va falloir les semer, l’informa Eileen.

D’un coup, la carriole chavira sur la gauche avant de se remettre droite in extremis. Des branches taillaient la bâche comme des couteaux dans du beurre, les obligeant à rester plaqués contre le plancher. Les bruits de la toile qui se déchirait, des sacs les plus hauts qui se déversaient, des roues qui frappaient les racines et autres obstacles, constituaient une terrible cacophonie assourdissante. Eileen gardait les yeux fermés, les mains sur le crâne pour se protéger. Le vacarme dura une éternité avant d’enfin se taire.

Le martèlement des sabots des chevaux contre le terrain lisse et les grincements des roues amochées s’apparentèrent d’un coup à un silence bienvenu. Eileen se releva et épousseta sa cape couverte de graines issues des enveloppes en tissu éventrées, de poussière et d’autres choses qu’elle n’identifiait pas. Une pomme jaune s’échappa d’un sac et roula à ses pieds. Elle s’en saisit d’une main et la serra entre ses doigts, avant de constater les dégâts : la bâche meurtrie pendait un peu partout, la toiture tenait tout juste encore, fébrilement maintenue par les structures en bois entaillées ici et là. Tout autour d’eux, de hauts arbres bordaient le large chemin de terre sèche duquel s’échappaient des touffes d’herbes folles.

Eileen demeura attentive au paysage défilant à l’arrière de la charrette, de peur que les soldats resurgissent. Mais rien ne vint et elle porta son attention sur ses camarades. Aera se massait les tempes, assise sur le plancher, visiblement étourdie par leur course mouvementée.

Le jeune homme, quant à lui, se trouvait assis sur un des sacs, la toile de jute serrée entre ses jointures blanchies, cherchant sans doute à reprendre ses esprits. Son regard, vissé sur le plancher, exprimait une grande colère. Il le planta dans celui d’Eileen.

- J’exige que vous arrêtiez cette charrette, ordonna-t-il de nouveau.

Cette fois, il ne tenait plus son couteau. Peut-être avait-il glissé sous un sac ou été envoyé en dehors de la carriole lors du chahut.

- Ce n’est pas possible, maintint-elle. Peut-être qu’on pourrait discuter un peu… comment tu t’appelles ?

- Je n’ai rien à dire à des voleurs comme vous.

Aera laissa filer un soupir d’agacement entre ses lèvres avant d’intervenir :

- Écoute, on trouvera un village où te laisser, d’accord ? C’est trop dangereux ici. Entre les soldats qui nous cherchent, les chevaucheurs des plaines et les prédateurs, ce serait inconscient.

Il grimaça, les lèvres pincées.

- Très bien. Je n’ai pas besoin de vous.

Aussitôt ses mots prononcés, le voyageur se mit sur pieds et sauta hors du chariot. Il tituba un peu, le temps de se stabiliser.

- T’es dingue ! s’affola Eileen. Illian, arrête-toi !

Le bruit des roues cessa si abruptement que les jeunes femmes en perdirent l'équilibre.

- Illian, tu dis ? répéta le garçon d’une voix plus aigüe.

Il s’était vivement retourné et fixait Eileen d’un air incrédule.

- Tu ne dois pas parler d’Illian Ell’Tin, j’imagine, reprit-il.

- Si, c’est lui.

- Il faut vraiment que vous m’expliquiez ce qu’il se passe ici, intima-t-il.

- Nos histoires ne te regardent pas, répliqua Aera. Tu allais partir, tiens-toi à cette idée, tu veux bien ?

Il pinçait sa lèvre inférieur, le regard braqué sur sa droite, faisant mine de réfléchir. La colère avait disparu, il semblait leur prêter un intérêt soudain.

- Tout compte fait, je veux bien faire un bout de chemin avec vous, déclara-t-il. La plaine est trop dangereuse, on verra quand on passera près d’une bourgade. Je ne suis pas si pressé.

Ce revirement de situation ne manqua pas de surprendre Eileen et sa coéquipière, à en juger ses sourcils froncés.

- Que se passe-t-il ? s’inquiéta Illian. J’aimerais mieux qu’on ne traîne pas ici.

- On t’expliquera, le rassura Aera. Roule, c’est bon.

Le garçon ne mit qu’un instant à retrouver sa place parmi les sacs et le grincement des roues reprit.

- Peut-on savoir comment tu t’appelles, alors ? insista Eileen.

- Erik.

Satisfaite, elle mordit à pleines dents dans sa pomme farineuse. Aera prit appui sur un des sacs et s’avança vers le garçon.

- Au fait, Erik, tu risquerais d’avoir besoin de ça, dit-elle en lui tendant son couteau.

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