Chapitre 8 : Partie 1/3

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L’automne arrivait à grand pas et Eileen s’emmitouflait dans sa cape bordeaux. Affamée, elle mordit à pleines dents dans son pain chaud. Une pâte rougeâtre, aussi douce que la crème de marron et acide comme la framboise, s’en échappa et déborda sur ses lèvres. Elle l’essuya du bout des doigts.

Elle ramena une mèche derrière son oreille et s’apprêta à prendre une nouvelle bouchée, quand une silhouette attira son attention. Aera était juste là, avachie à une table de la taverne d’en face. Eileen engloutit sa pâtisserie, la rejoignit et tira une chaise. Son ancienne colocataire leva les yeux et esquissa un semblant de sourire.

- Je ne pensais pas te revoir de sitôt ! Tu n’es pas à ta formation ?

Son amie se redressa sur son dossier. Elle était affreusement pâle.

- Un de mes rares jours de repos. Je ne vais pas tarder à y retourner, pour préparer mon équipement de demain.

Sa mine était basse, son ton peu enjoué. Eileen ne l’avait jamais vue dans cet état.

- Aera, ça va ?

- Oui… enfin non, excuse-moi. C’est juste que… j’ai appris une mauvaise nouvelle. L’escouade envoyée en mission a des ennuis. Elle aurait dû rentrer ce matin et un signal a été intercepté.

- Que… quoi ?

Eileen assimila avec peine l’information.

- Je n’en sais pas plus.

- Mais que s’est-il passé ?

- Je n’en sais rien, je te dis !

- Et le signal, qu’est-ce qu’il dit ?

- Que le navire est devenu une épave des suites d’une tempête et qu’ils ont subi une attaque. Quelques survivants demandent des renforts.

Cette annonce jeta un froid. Son cœur s’emballa tandis qu’une vague de panique la secouait. Eileen s’imaginait déjà le pire.

- On attend encore la réponse du roi. Mais des hommes devraient être envoyés d’ici ce soir.

Aera finit son verre cul sec.

- Tu m’excuseras, je dois y aller. À une prochaine fois.

Eileen regagna aussitôt le château, un nœud au creux de son estomac. Elle tentait de se raisonner, de se dire qu'il était inutile de se faire du sang d'encre pour le moment. Tant que les renforts ne revenaient pas pour faire leur rapport, elle n’apprendrait rien de plus.

Elle chercha des yeux Mestre Keön devant l’entrée de l’aile ouest.

- Tu es en retard, surgit une voix derrière elle.

Eileen sursauta et pivota. Elle remarqua à ses pieds un large bagage de cuir et à sa ceinture, deux longues épées.

- Je t’ai prévu un cours un peu particulier. Prépare-toi un sac avec de quoi t’habiller pour plusieurs jours.

Elle ne bougea pas, surprise. Où comptait-il l’amener, sans rien lui expliquer ? Face à son hésitation, il croisa les bras sur son torse bombé.

- Dépêche-toi.

Elle fila dans sa chambre, attrapa son sac, y glissa à la hâte des vêtements et sa couverture, puis attacha à sa ceinture sa dague et sa bourse. Elle balaya la pièce du regard pour s’assurer de ne rien oublier et rejoignit son mestre.

- Tu es prête ? s’impatienta-t-il.

- Oui, c’est bon.

- C’est à une demi-journée de marche.

Rongée par l’envie de découvrir le monde extérieur, une partie de son esprit se plût à lui rappeler l’incident qui s’était produit lors de sa sortie avec Gaël. Eileen resserra les poings. Si un trausöl venait à sa rencontre, elle saurait se défendre, cette fois.

Ils traversèrent la ville sans prêter attention aux étals. Malgré le vent, les marchands tenaient leurs stands et la foule emplissait les rues. Une large ouverture se dessinait dans les remparts, non loin du port. Mestre Keön tira un papier de sa poche et le déroula devant les quatre gardes. Ils acquiescèrent et les laissèrent passer.

Au loin, de hautes montagnes s’esquissaient à l’horizon et l’herbe rase s’atténuait au détriment d’une terre mêlée au sable fin. Un peu plus loin, à sa droite, le bleu de l’océan se fondait avec celui du ciel. Eileen inspira un grand bol d’air et s’étira. La brise du vent caressait ses cheveux, qu’elle pouvait à présent nouer avec un lacet de cuir.

Anxieuse à l’idée de faire une mauvaise rencontre, elle gardait une main en appui sur sa ceinture, prête à dégainer sa dague à tout moment. Son mestre, lui, ne faisait montre d’aucune inquiétude et progressait d’un pas rapide. Il ne bougea pas d’un cil lorsqu’un troupeau d’animaux, semblables à des chevaux, mais avec le gabarit d’une frêle gazelle et de longues cornes torsadées sur le crâne, leur coupa le chemin. Il se contenta de mettre sa main en arrière, signe d’arrêt immédiat. Eileen put alors enfin attribuer une image à ces fameuses bêtes appelées « hëtrel ».

Ils marchèrent plusieurs heures avant d’arriver aux pieds d’une montagne, d’une roche lisse et sombre. Eileen suivait le rythme sans rien dire, mais les plantes de ses pieds la tiraillaient et la sueur collait sa chemise à son dos. Elle n’arrêtait pas de ressasser les informations que lui avait apportées Aera un peu plus tôt, le sort de Gaël la préoccupait. La voix de son mestre mit fin à ses pensées tourmentées :

- La seule galerie praticable de la montagne Rosedor est en hauteur. Suis-moi et ne relâche pas ton attention.

Elle ne comprit sa remarque que lorsqu’il entreprît d’escalader la façade, haute d’une dizaine de mètres au moins. Elle s’attela à la tâche, la boule au ventre. Le buste collé contre la roche, elle s’assura de ne jamais regarder en bas, malgré l’immense tentation. Focalisée sur ses doigts et son avancée, Eileen s’agrippa au bord plus vite que ce qu’elle n’aurait pensé.

Mestre Keön proposa sa main pour l’aider à se hisser au sommet, main qu’elle attrapa sans hésiter. Ils s’enfoncèrent ensuite dans la montagne et s’engagèrent dans un chemin étroit qui déboucha sur une galerie souterraine. Eileen cligna des yeux plusieurs fois pour s’habituer à l’obscurité. Son mestre ne ralentissait pas, comme s’il connaissait le chemin par cœur.

Soudain, Eileen buta contre un obstacle et la douleur remonta son tibia avant de se loger dans son genou. La mâchoire serrée, elle se retint à la paroi pour ne pas tomber et sursauta à son contact. Une fine couverture d’eau la recouvrait et circulait au gré de sa courbe sinueuse.

Peu à peu, une faible lumière pénétra le tunnel tandis que l’ouverture, au bout, se précisait.

Eileen cacha son visage de ses bras, éblouie. Puis, graduellement, l’intensité des rayons du soleil lui parut plus faible et elle se découvrit. Les yeux écarquillés, sa bouche s’ouvrit en grand sans qu’aucun son n’en sortît. Figée, elle balaya de son regard le cadre majestueux qui flamboyait de mille lumières. Le nom Rosedor, prenait tout son sens. Des éclats d'or scintillaient à en faire perdre la vue. Son mestre vint se placer à son niveau, le sourire aux lèvres.

La galerie débouchait sur un recoin magique, isolé du reste du monde. La montagne, si haute qu’on ne pouvait en apercevoir le sommet, encerclait le site en contre-bas. Au centre du cratère, un lac d’un bleu pur, dans lequel se déversait une cascade étincelante, se découpait en plusieurs petites rivières qui s’enfonçaient sous la roche. Tout autour, des jets partaient de la pierre fissurée pour retomber dans des bassins étroits, avant de s’écouler dans la grande étendue d’eau. C’était comme si tous ces cours d’eau alimentaient le cœur de la montagne Rosedor, tels des centaines de vaisseaux sanguins. Eileen pouvait presque ressentir ses pulsations. C’était comme si ce lieu ne faisait qu’un avec elle.

Les feuilles des arbres, teintées de mille nuances de verts et d’oranges, contrastaient avec le lac. Le bruissement de l’eau sonnait comme un chant. Eileen rayonnait. Tout était parfaitement à sa place.

Elle aurait adoré pouvoir travailler son don avec Gaël dans un tel cadre. À son retour, elle insisterait à nouveau pour quitter la capitale et le mènerait ici.

La jeune femme dévala la pente rocailleuse qui la séparait de cette merveille. Les mots restèrent coincés dans sa gorge. La cascade se finissait juste là, à moins d’une centaine de mètres d’elle, et les éclaboussures s’apparentaient à des millions d’étoiles.

- Ce coin sera idéal pour ton don, lui glissa son mestre, dans son dos.

Elle sursauta au son de sa voix. Elle avait fini par l’oublier, trop occupée à contempler le tableau.

Mestre Keön sortit de son bagage deux pans de tissu et des armatures de bois repliées sur elles-mêmes. Eileen détacha ses yeux du paysage et l’aida à monter les tentes contre une partie sèche de la paroi montagneuse. Quand ils eurent fini, le soleil montrait déjà des signes de fatigue. Son mestre lui proposa de s’asseoir à ses côtés et ils partagèrent leur repas. La jeune femme engloutit le pain et les deux morceaux de viande séchée qu’il lui avait tendus, puis s’attaqua à une pomme bien juteuse. À peine eut-elle fini que son ventre gargouilla.

- Désolé, si je t’en donne plus, il n’en restera plus pour les prochains jours, avoua-t-il. Il faudra t’habituer à ce régime à base de hëtrel et de pain. Sinon, ici, tu devrais trouver quelques baies comestibles. Mais pour l’instant, je te suggère de te reposer. Demain, la journée sera longue !

Eileen ne fit pas sa difficile et le remercia avant de gagner son abri. Elle déposa sa couverture sur l’herbe, s’enroula dedans et appuya sa tête sur son sac en guise d’oreiller. Ses pensées se dirigèrent aussitôt vers Gaël et le stress malmena sa poitrine. Elle priait pour qu’il rentrât avec l’escouade de secours et espérait le voir à son retour.

Cette nuit-là, le tableau éclatant de son nouveau lieu d’entraînement resta imprimé sur ses rétines et ses rêves se teintèrent de mille couleurs.

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