Chapitre 7 : Partie 3/3

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Il n’avait pas pu détourner les yeux, défiguré par le dégoût et la peur. Tout s’était passé en une fraction de seconde. C’était un elgrogh. Un être qu’on trouvait dans les livres d'illustrations destinés à effrayer les enfants. Si ce nom était souvent cité dans les histoires, jamais personne n’avait témoigné en avoir vu.

Pourtant, la description qu’on en faisait dépeignait tout à fait la réalité. La taille du monstre avoisinait celle de trois hommes, sa largeur de deux. Sa peau nue, recouverte de poils et aussi dure que l'acier, pouvait parer n'importe quel coup. Sa tête ridiculement petite faisait paraître ses yeux démesurément grands. Deux longues canines menaçantes dépassaient de sa lèvre supérieure, mais ce n'était pas ce que redoutait Gaël qui gardait les mains du géant à l’œil. Enormes et poilues, elles étaient pourvues de longues griffes aiguisées, et l’une des deux tenait une grosse massue dentée avec laquelle l'elgrogh frappait le sol.

Les yeux braqués sur la bête, le commandant trébucha sur un corps inerte. Il grimaça et évita derechef l'énorme masse qui s’ancra dans la terre. Il contourna le monstre et essaya vainement d’entailler ses jambes robustes, ce qui le déstabilisa à peine.

Gaël préférait opter pour un comportement défensif. Chaque coup pouvait lui être mortel, il n'avait pas le droit à l'erreur. Il observa le géant sous tous les angles et profita de l'arme toujours ancrée dans le sol pour l’escalader. Il glissa une première fois, se rattrapa du mieux qu'il put aux longs poils rêches de l’elgrogh, puis se hissa jusqu’à ses épaules, où il perdit encore l'équilibre. Quand il regarda le sol, la masse ne s'y trouvait plus. À peine eut-il le temps de s'en rendre compte que son extrémité s’abattit sur sa jambe.

Il hurla.

La rage et la peur le poussèrent à continuer. Ignorant la douleur, il se traîna jusqu'à la base de la nuque où le monstre, peu souple et muni de bras trop courts, ne pouvait l'atteindre aisément.

À un endroit, la carapace naturelle s'arrêtait et laissait place à une peau graisseuse, voire visqueuse. Gaël glissa et tressaillit au contact de cette texture. C’était comme s’il plongeait sa main dans un pot de gélatine grouillante d’asticots. Sans réfléchir, il se tint aux longs poils de sa main gauche, brandit son épée de la droite et l'enfonça dans cette zone flasque. L'elgrogh grogna avec tant de ardeur que le commandant, les tympans ébranlés, le lâcha et y abandonna son arme. Il serra les dents quand ses pieds frappèrent la terre sèche, puis il s'écroula sur le dos et pria pour que le monstre ne l'écrasât pas.

Il s'effondra à quelques mètres de lui. Gaël soupira de soulagement, mais très vite, le tourment accabla sa jambe. Il s’assit et observa les alentours, à moitié sonné. La plupart de ses hommes gisaient au sol tandis que d’autres fuyaient avant d’être rattrapés par le dragon qui les engloutissait. Les actions s'enchaînaient si vite que ses yeux n'arrivaient plus à suivre. La mâchoire crispée, il retroussa avec difficulté le bas de son pantalon, désireux de vérifier l'étendue des dégâts. Des morceaux de sa chair en lambeaux se soulevèrent avec le tissu. La douleur le submergea de plus belle et le cloua au sol, paralysé.

Tout tournait autour de lui, un bruit strident accaparait ses oreilles. Il n’entendait plus le cri de ses camarades ni même le grondement régulier du reptile. Juste ce sifflement. Sa jambe était broyée... Par tous les dons, sa jambe était broyée ! Dans les prochaines heures, elle s’infecterait. Un haut-le-cœur souleva sa poitrine et son estomac s'enflamma.

Les minutes s‘égrenèrent et le supplice perdura. Quand cela prendrait-il fin ? Il n’avait même plus la force de contracter les poings. Gaël ferma les yeux, aveuglé par la poussière qui voletait autour de lui. Il n'y avait plus de bruit.

Plus un souffle. Plus d'espoir.


Un violent coup frappa ses côtes. Il rouvrit les yeux, sonné. L’image était trouble. Il crut voir une ombre debout à ses côtés. Elle pivota et parla dans un dialecte étrange. Gaël entendait sans rien distinguer.

La créature à la peau grisâtre le souleva d'une main et vissa la seconde autour de son cou pour le maintenir debout. Le commandant comprit que cette fois, il ne s’agissait pas d’une ombre. C’était un irnath.

Sa vue se précisa. Des démons s’avancèrent vers lui et entourèrent l’irnathesse qui lui comprimait la gorge. Gaël sentit un doigt griffu lui caresser la joue. Il se laissa faire, impuissant. Bien qu’il fût à moitié dans les vapes, il reconnut le dialecte des irnaths, constitué essentiellement de consonnes et de cliquetis : l’irnathi. Il n’en comprenait pas un traitre mot, mais la voix enjouée et hautaine tout proche de son oreille lui donna des sueurs froides. De longues secondes s’écoulèrent avant qu’elle se remît à parler.

- Quel est ton nom ?

Le commandant écarquilla les yeux en reconnaissant sa langue. Ses poils se hérissèrent et, nonobstant son état, il puisa dans ses forces pour lui répondre.

- Vous n’obtiendrez rien de moi.

Chaque mot prononcé lui tira une douleur insoutenable. Il toussa et cracha du sang qui dégoulina le long de son menton. Il n'arrivait toujours pas à identifier l'irnathesse, entravé de sa vue. Des larmes perlant en coin des yeux, causées tantôt par l'épuisement, tantôt par la poussière, brouillaient davantage l'image floue qu'il avait de son environnement. Cependant, il pouvait sentir son regard sur lui et imaginait sans difficulté le rictus qui devait dévoiler ses dents aiguisées.

- Ce n’est pas mon intention, l’informa-t-elle avec une lenteur insupportable.

Elle resserra l’emprise sous son cou. Gaël hoqueta. Ses poumons ne se remplissaient plus d’air, sa tête allait imploser à tout moment. La voix d’un autre irnath, qui semblait être leur chef, résonna dans un désordre de cliquetis et aussitôt, le corps de Gaël s’effondra. Il inhala une goulée d’air qui lui procura plus de mal que de bien. Les démons échangèrent à nouveau et il comprit que celui qui donnait les ordres se nommait Shin. Ce nom lui disait quelque chose… Il l’avait déjà entendu, mais dans cet état, il n’arrivait pas à réfléchir.

- Qu’est-ce que vous voulez... réussit-il à articuler.

Le dénommé Shin releva le corps de Gaël et l'appuya contre une souche d'arbre à moitié détruite. Son dos presque nu se creusa davantage contre l’écorce irrégulière. Il ouvrit la bouche pour gémir, mais aucun son ne passa ses lèvres. Un souffle souleva la poussière et l'obligea à fermer les yeux. Ne voyant plus ses ravisseurs, il se fiait à leurs voix.

- Vous avez perdu. C’est fini. Nous franchirons votre dôme. Nous l'anéantirons, dévoila-t-il d’une voix grave et malicieuse.

Gaël était maintenant aussi vulnérable qu'une feuille morte au milieu d’une tornade. Il n’avait même plus la force de répondre.

Après un rapide échange en irnathi, l’irnathesse attrapa une des manches de sa chemise et le tira derrière elle comme un vulgaire sac de marchandise.

Incapable d'agir ou même de parler, le commandant se laissa faire. Chaque grain de sable irritait sa chair et s'infiltrait dans ses plaies. Sa tête ballottait de gauche à droite, de faibles gémissements franchissaient ses lèvres desséchées.

- Ne crève pas maintenant, cracha-t-elle. Dis bonjour à Khreir, c'est lui qui nous ramène.

Son accent était dur et le ton employé, sec. Soudain, le sol frémit et un bruit assourdissant retentit. Une masse noire les rejoignit.

L’image gagna soudain en netteté et Gaël assista à la scène, saisi d’effroi. S’il pouvait encore bouger, il se figerait sur-le-champ. Le reptile arrêta de gesticuler et approcha son impressionnante gueule de l’irnathesse. Ses narines étaient si proches que sa ravisseuse luttait pour ne pas vaciller sous la puissance de son souffle. Khreir s’allongea et replia ses ailes, dévoilant un nouveau visage à la peau grise entre ses omoplates.

L’irnathesse tira Gaël jusqu’au milieu de son dos et le sangla, avant de s’installer à son tour. Assise en tailleur, elle observait l'horizon de ses yeux mauves. Ses oreilles pointues se recourbaient et sa natte écarlate se balançait au rythme du vent.

- Je ne passerai pas… murmura Gaël.

Le dôme mis en place par les irnaths le tuerait d’emblée, ils le savaient aussi bien que lui. Pourquoi l’avaient-ils choisi lui, parmi tous ses hommes ? Parce qu’il était le dernier à être resté en vie ? N’était-il qu’une simple monnaie d’échange ? Il espérait que la protection ennemie le désintégrât. Ce mur, constitué d'une énergie meurtrière si quiconque ne possédait pas le gène des démons, était l’exact opposé de celui qui protégeait le côté de Nergecye. Gaël attendait, sachant très bien qu'il ne le franchirait pas.

Il se demanda comment réagirait Eileen en apprenant sa mort. Sa dernière pensée fut pour elle.

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