Chapitre 7 : Partie 1/3

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À la barre, Gaël ne quittait pas l’horizon des yeux. Malgré ses grands cernes, il s’efforçait de garder la tête haute. Naviguer lui procurait une sensation de liberté, c’était pour ça qu’il aimait partir en mission. Il prenait soin de manipuler le vent et d’ajuster les courants.

L’Entre-Deux se dessinait de plus en plus et aucune fumée ne s’en élevait. Les attaques avaient-elles cessé pour de bon ?

Le capitaine Milt finit par le rejoindre. Plus grand d’une tête et doté d’une carrure plus imposante, il gardait un visage aussi impassible que possible. Malgré son assurance apparente, il faisait partie des jeunes gradés, et cette mission sur l’Entre Deux était sa première. Ses lèvres pincées à en devenir blanches et ses poings tendus laissaient supposer sa nervosité. Il attrapa du bout des doigts une de ses mèches brunes indisciplinées pour la coincer derrière son oreille, avant de croiser les bras sur son plastron en cuir.

- Je dois me reposer un peu, déclara Gaël. Prenez la barre et maintenez le cap, juste une heure devrait suffire.

Le capitaine le remplaça sans broncher. A rester debout durant plusieurs heures sans jamais prendre de pause, le Commandant Kilenswar ne sentait plus ses jambes. Il s’éloigna d’une démarche régulière, en dépit des fourmis qui grouillaient sous la plante de ses pieds. Autour de lui, des soldats scrutaient l’horizon et discutaient. Les sujets de conversation portaient toujours sur leurs projets, ce qu’ils feraient en rentrant, mais jamais sur l’objectif même de la mission. D’autres, le visage fermé, ne disaient pas un mot. Pendant ce temps, les marins chargés de l’entretien du navire s’attelaient à leur tâche.

Gaël s’étira comme il put, coincé dans son armure qui tintait au moindre geste. Il entra dans sa cabine, passa une main dans ses cheveux qui retombèrent sur son front et s’accola à l’embrasure de la porte. Nostalgique, il y vit un instant Eileen sur la couche, hystérique, lors de leur première rencontre.

Il soupira, le regard perdu dans le vide. Il lui avait promis de l’épauler dans sa recherche du miroir et il se pouvait qu’il fut en mesure de l’aider bien plus qu’elle ne l’imaginait. Son père lui contait cette légende depuis son plus jeune âge, son grand-père faisait de même avant et son arrière-grand-père encore avant. Elle se maintenait de génération en génération, fermement ancrée dans sa famille. Gaël n’avait jamais voulu la prendre pour vraie. En tant que soldat, il devait croire dur comme fer à l’histoire officielle du royaume. Nergecye était bon. Un royaume fier qui n’avait rien à envier aux autres et qui subissait les guerres des Irnaths pour nul autre motif que les velléités belliqueuses de ces derniers. Remettre en question ces informations relevait de la trahison. Et un soldat ne pouvait trahir son royaume.

Mais, l’arrivée d’Eileen avait impacté son raisonnement. Elle ne venait pas de l’Entre-Deux ni des Terres Rouges et prétendait corps et âme ne pas venir de Nergecye. Il l’avait prise pour folle, au début. Puis, comme les autres, avait simplement pensé qu’un accident lui avait fait perdre la mémoire.

Et si elle ne mentait pas, en réalité ?

Et si elle venait vraiment de cet autre monde ? Comment serait-elle arrivée ici ? Il n’en savait rien. Mais plus le temps passait et plus il envisageait cette possibilité, que la légende qu'on lui contait depuis toujours n'en était pas une. Il caressa son plastron d’une main et ses doigts se refermèrent sur l’émeraude qu’il portait toujours à son cou. Il chérissait ce bijou, transmis de père en fils. Aucun document officiel ne l’attestait, aucun spécialiste ne l’avait expertisé, mais son grand-père – que l’on avait par ailleurs jugé fou pour avoir tenu ces propos – lui avait raconté son origine : cette pierre provenait du cadre d'un miroir traversé par le don oublié. Un miroir auquel elle procurait la magie passeuse de monde. Le miroir noir. Celui de la légende. Si l’idée avait d’abord effleuré son esprit, puis l’avait longuement tiraillé, il était à présent convaincu que sa décision était la meilleure. Il l’offrirait à Eileen. Elle en avait plus besoin que lui et il voulait l’aider.

Il s’assit sur son lit, le dos appuyé contre le bois de sa cabine. À côté de lui et prêt à tomber, son journal de bord attira son attention. Il l’attrapa d’une main et, de l’autre, saisit le fusain posé sur la chaise adjacente. Il s’installa pour griffonner quelques traits, l’air songeur. Concentré sur son croquis, le commandant ne vit pas le temps passer et la fatigue finit par le gagner. Il s’endormit, le carnet en cuir posé sur son torse et les doigts noircis par le charbon.

Un grand bruit le tira de son sommeil sans rêve. Gaël se redressa vivement, envoyant valser son journal. Le soldat Kemir l’attendait droit comme un « i » dans l’embrasure de la porte, n’ayant pas osé enfreindre son intimité.

- Nous allons bientôt devoir mettre pied à terre Commandant Kilenswar, l’informa-t-il.

Le jeune homme acquiesça, passa une main sur son visage pour chasser toute marque de fatigue et quitta sa cabine. L’Entre-Deux ne se trouvait plus qu’à une centaine de mètres à peine. L’Entre-Deux ne se trouvait plus qu’à une centaine de mètres à peine. Le continent meurtri dégageait une froideur sans nom. C'était comme si la damnation avait frappé ses côtes, dont le noir du sable rejoignait en un trait continu la couleur des arbres calcinés sur lesquels plus aucune feuille ne subsistait. Le ressac violent avait fini par créer un relief déchiqueté et les basses falaises du rivage étaient nichées d'anfractuosités très sombres qu'on aurait crues formées de basalte.

Soudain, une violente bourrasque ébranla le navire. Le commandant perdit l’équilibre, pris de court. Il projeta aussitôt son esprit dans l'air pour en reprendre le contrôle, en vain. Il eut à peine le temps de se redresser qu’une nouvelle rafale frappa et le propulsa contre la rambarde.

L’eau ne se trouvait qu’à trois mètres de son nez, l’écume irritait ses yeux et ses narines. Une vague de stress le secoua. Il recula à la hâte. Le bateau tangua dangereusement et menaça de se retourner : un poids de plus de ce côté et c’en était terminé. Certains de ses hommes, eux aussi accrochés pour ne pas tomber par-dessus bord, rendaient leur dernier repas à la nature.

Le ciel se noircit et une pluie furieuse ne tarda pas à s’abattre, la barre se mit à tourner à une vitesse folle et le cap changea. Gaël jura et se rua pour reprendre les commandes. Il coinça son bras entre deux rayons du gouvernail, la pièce d’armure s’affaissa sous la pression et s’enfonça dans sa chair. Gaël serra la mâchoire, s’efforçant de ne pas succomber à la douleur. Une brume épaisse enveloppa le navire, si bien qu’ils ne verraient bientôt plus l’Entre-Deux, pourtant juste devant eux.

- Qu’est-ce qu’il se passe ? s’affola le capitaine Milt.

Le commandant usa toutes ses forces pour rétablir la direction et manqua de tomber une nouvelle fois. La pluie formait un filet d’eau sur le bois et le rendait mortellement dérapant.

- Tenez bon, nous y sommes presque ! s’époumona Gaël.

Aussitôt, un vent plus violent que les autres le projeta sur le pont et le navire tangua de plus belle. Le commandant faillit percuter la base du mât et fut entraîné dans une glissade terrible. Impuissant, son corps traîné de force esquiva par miracle les obstacles et finit droit dans sa cabine, porte ouverte, contre le bord du lit. Il poussa un cri sous le choc. Tout autour, ses meubles se renversaient et ses affaires se brisaient avant de devenir des projectiles. Il se releva pour sortir au plus vite de la pièce piégée. Titubant, il se raccrocha à tout ce qu’il pouvait pour garder l’équilibre. Il évita de peu une étagère qui s’effondra, puis tomba en arrière. À ses pieds, son carnet en cuir, ouvert à la page de son croquis, plongeait lentement dans les centimètres d’eau qui s’accumulaient, noyant le portrait d’Eileen déjà bien effacé. Hagard, Gaël observa le paysage apocalyptique depuis sa cabine.

D'immenses vagues s’écrasaient sur l'embarcation et détruisaient les rambardes de bois. Le mât s’arracha sous le déchainement des éléments, emportant des hommes avec lui. Les tonneaux et caisses projetés au milieu des hommes transformaient le pont en un terrain de jeu mortel. Ses camarades se retrouvaient tantôt éjectés par-dessus bord, tantôt ensevelis sous les décombres.

Après un enfer interminable, la tempête se tut aussi vite qu’elle s’était déclenchée. Le bateau continua d’osciller et bouscula les survivants parvenus à s'extirper des débris, avant de se stabiliser.

Gaël rampa hors de sa cabine jusqu’au pont où il se releva avec difficulté pour constater les dégâts. Tremblant, il prit conscience de la mort de ses compagnons, dont certains cadavres désarticulés traînaient encore autour de lui. Le sang mêlé à l’eau salée avait teinté le bois d’un rouge délavé. Les voiles déchirées et le mât ayant sombré dans les profondeurs de la mer, le jeune commandant comprit que peu importe ce qu'il adviendrait sur l'Entre-Deux, ils ne pourraient pas rentrer chez eux sans aide et devraient compter sur le roi pour qu’il leur envoyât une escouade de renfort. Lorsqu’il leva les yeux au ciel, il constata que celui-ci avait retrouvé sa couleur d'origine.

Gaël sursauta lorsque la coque percuta le sable de l'île et se mit à serrer les poings, en colère. Il s’en voulait de s’être montré impuissant face à cette tempête, lui qui disait si bien maîtriser l’air. Il avait été pris de court et n’avait rien pu faire.

- Nous n’avons pas le choix, annonça-t-il. Nous devons examiner les lieux comme prévu.

Autour de lui, les rescapés, silencieux, revêtaient une expression grave. Le désespoir, l’inquiétude et la tristesse se lisaient dans leurs yeux. Le commandant restait stoïque et gardait la tête haute malgré la situation désastreuse. Il n’avait pas d’échappatoire, cette mission devait être menée à bien. Ses hommes ne seraient pas morts pour rien.

- Soldats, avec moi, reprit-il d’un ton autoritaire. Vous autres, marins, il est trop dangereux de nous suivre. Je veux que vous vous rendiez à la tourelle et que vous lanciez le signal d’alarme. Demandez du renfort.

Les hommes acquiescèrent, la mine basse.

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