Chapitre 1 : Partie 3/3

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Eileen profita du temps que les garçons eurent fini de préparer le matériel pour se mettre dans la peau de son personnage. Elle bailla, puis soudainement, un tremblement violent la fit tomber tête la première dans la boue. L’avait-on poussée ? Pourtant, il lui semblait que personne n’était passé derrière.

- Bordel, qu’est-ce que… murmura-t-elle, sonnée.

Elle se releva à la hâte et observa les alentours sans comprendre ce qui l’avait fait chuter. Elle était persuadée d'avoir ressenti une secousse, mais personne d'autre ne semblait avoir eu une réaction. Elle tapota ses vêtements, confuse.

Annie et Robin installaient les mini projecteurs à piles réclamés par Eileen avec insistance plus tôt dans la journée. Ses camarades étaient persuadés que filmer sans lumière artificielle accentuerait l’ambiance horrifique à l’écran. Il avait fallu bien des efforts à Eileen pour leur faire comprendre que filmer dans ces conditions donnerait une scène totalement impossible à voir. Ils avaient fini par se plier à ses exigences quand Franck avait soutenu son argumentaire.

Son ami abandonna la caméra et se précipita vers elle.

- Tu vas bien ?

- Tu as senti ça ?

Il n’avait pas l’air de comprendre. Peut-être avait-elle trébuché sur une branche ou une racine ? Elle inspecta les alentours, mais rien ne retint son attention… La terre avait vraiment vibré. Ou peut-être avait-elle rêvé ? Elle prit une profonde inspiration.

- Le sol a tremblé, hein, rassure-moi. Tu l'as senti.

Plus affirmative qu’interrogative, elle se voulait catégorique.

- Non, pas du tout Eileen, la contredit Franck. T'es sûre que ça va ?

Elle ne répondit rien, mais acquiesça d’un hochement de tête en fronçant les sourcils. C’était quoi ce bordel ? L’abus de caféine de ces derniers temps lui jouait certainement des tours. Elle devait se ressaisir !

Sa sonnerie de téléphone mit fin à son trouble. Eileen le tira de sa poche et lut le message de sa grand-mère inquiète. Elle frappa les touches à grande vitesse – les mots mettaient un temps à s’afficher – et cliqua sur envoyer. « Je rentre bientôt. Beaucoup de travail. » lui avait-elle écrit. Elle le mit sur silencieux et le rempocha aussitôt.

Soudain, le vent se leva et emporta toutes les feuilles mortes haut dans le ciel dans un tumulte. Les arbres s'agitèrent dans tous les sens… et le sol trembla avec violence. Encore. Eileen oscilla et se retint au bras de Franck, le souffle coupé. La peur lui retournait l’estomac.

- Et là ?

Franck grimaça en raison des ongles de la jeune femme qui s'enfonçaient dans ses poignets.

- Mais de quoi tu parles ?

Elle ne comprenait plus rien. Il l’observait, ahuri, prêt à appeler les autres en renfort. Etait-elle vraiment la seule à ressentir ces secousses ?

- Eileen, on doit tourner maintenant si tu veux qu’on ait fini à temps, fit-il remarquer avec inquiétude. Ça va aller ?

Elle bafouilla une excuse, perdue. Était-elle fatiguée au point de ne plus pouvoir tenir sur ses jambes ? Pourtant, elle n'avait pas l'impression d'avoir rêvé. Elle n'était pas si fatiguée que ça... Pendant un instant, elle eut l'impression d'être victime d'une mauvaise farce. Comment ? Elle n'en savait rien, mais ce n'était pas drôle. La jeune femme s’efforçait de rester calme, car ils ne disposaient pas de beaucoup de temps. Il fallait tourner la séquence au plus vite, surtout après avoir réussi à convaincre toute l'équipe à sortir la nuit en pleine forêt.

- C’est bon ? demanda Annie, en replaçant ses lunettes d’un doigt.

- Oui... soupira Eileen. On peut y aller.

Elle s’avança à l’endroit que lui indiquait Franck pour finaliser son cadrage, à l’orée d’une clairière. Lorsqu'elle arriva à cet endroit dégagé, tous ses soucis s'envolèrent. Les arbres étaient moins nombreux, la sensation d’oppression s’évanouissait. Et puis elle aimait ce rayonnement lunaire qui éclairait parfaitement son bout de terre. Quelques lucioles voletaient dans les airs, tout semblait scintiller autour d’elle. C'était comme ça qu'elle imaginait son court-métrage : une histoire d'horreur dans un cadre féerique.

- Robin, c’est bon pour toi ? On va commencer par le plan large, suis-moi et lève bien la perche, déclara Franck.

Il s'agissait d'un cliché des films d'horreur, la jeune fille insouciante qui s’aventurait dans les bois pour échapper à un psychopathe. Eileen restait immobile, impatiente que le voyant rouge s'allumât sur la caméra. C'était aussi pour cela qu’elle aimait faire du cinéma : ces instants où tout se figeait autour d'elle, où chacun retenait son souffle, concentré sur son rôle. La forêt se tintait de mille sons que plus personne ne prenait le temps d'écouter : du bruissement des feuilles au chant des criquets, des sifflements du vent aux hululements des hiboux... le cadre idéal pour se reposer et profiter de chaque signe de la nature. La voix de Franck la tira de sa rêverie :

- Action !

Eileen simula la terreur à la perfection et agit comme si on la poursuivait. Des larmes vinrent se nicher dans le coin de ses yeux, elle hurla à l'aide. Franck, la caméra sur l'épaule et Robin, la perche à bout de bras, la talonnaient. Les projecteurs portatifs lui indiquaient tout juste un étroit chemin à suivre. Après de longues minutes, les garçons ralentirent le pas pour la laisser partir en hors champ et finir le plan.

Alors que la lumière artificielle avait finalement disparu, Eileen chuta de nouveau. Son cœur se serra elle ne put retenir un cri de surprise. Elle se releva, le visage déformé par l’inquiétude, et s'enfonça au cœur des bois. C’était comme si quelque chose la traquait, sauf qu’elle le ressentait vraiment, cette fois. Une chose invisible qui ne pouvait l’atteindre, mais qui la poussait à fuir. Eileen était maintenant dans l’obscurité totale. Elle poursuivait sa course en évitant tant bien que mal les branches qui s’accrochaient à son jean. Ce n’était plus son personnage. C’était réel.

- Coupé ! hurla Franck. On a tout, c'était parfait ! Eileen, tu peux revenir !

- C’est ok pour le son, ajouta Robin.

Mais Eileen continuait de courir. Le froid gagnait ses jambes engourdies tandis que des picotis les tiraillaient, et les voix de ses amis se turent, étouffées par la plainte du vent. Elle avait l'impression que si elle s'arrêtait maintenant, le sol allait encore trembler. La nausée la gagnait rien que d’y penser. Cette force invisible qu’elle cherchait à fuir... Elle craignait de la ressentir à nouveau et c'était bien son dernier souhait. Son instinct lui ordonnait de détaler.


Étonnés, les garçons ne la suivirent pas tout de suite et lorsqu’ils partirent à sa recherche, ils avaient perdu sa trace. Franck donna sa caméra à son collègue, emporta un projecteur et courut à toute allure droit devant lui. Il ne comprenait pas pourquoi elle ne s'était pas arrêtée et était d'autant plus inquiet de la savoir seule en forêt à cette heure tardive.

- Elle ne peut pas être bien loin ! s’alarma-t-il. Eileen, où es-tu ?

Haletant, il s’arrêta et s’appuya d’une main sur un de ses genoux, l’autre tenant toujours sa seule source de lumière affaiblie. Le souffle court, il sursauta quand Annie, qui l'avait suivi, prit appui sur son épaule.

- Elle va revenir, elle n’a pas du t’entendre.

- Qui était responsable des piles ? ragea-t-il en laissant tomber le projecteur. Les projos sont déjà à plat, on ne peut pas continuer à l'aveugle... Mais qu’est-ce qui lui a pris de partir comme ça, bon sang !

Franck souffla, sentant le stress monter, puis se redressa et força un bref sourire à son amie qui essayait de le réconforter. Il s'époumona à nouveau en criant le prénom d'Eileen. Il ne comprenait pas ce qui venait de se produire et devait faire d’incommensurables efforts pour ne pas laisser la panique l’envahir. Son cœur battait à toute allure. Malgré l'obscurité et les contre-indications d’Annie qui lui conseillait d'attendre qu'il fît jour, il continua les recherches jusqu'à l'épuisement.


Eileen chancelait quand elle atteignit une autre clairière. C’était la première fois qu’elle s’enfonçait aussi loin dans la forêt. Désorientée, rien ne lui paraissait réel. C’était comme si elle venait de pénétrer une nouvelle dimension constituée de formes approximatives. Elle se concentra un instant pour visualiser son environnement : les arbres se mouvaient dans tous les sens et leurs ombres s'apparentaient à de tels blocs noirs, qu’elle avait la sensation de pouvoir les attraper à main nue. Le rayon de lune, écrasé contre la frondaison, lui indiquait tout juste les obstacles sur son chemin.

Et puis le sol se déroba sous ses pieds. Elle ne distinguait plus rien, n'était même plus sûre de ce qui l'entourait. Sa tête se mit à tourner, tellement qu’un haut le cœur souleva sa poitrine. À bout de souffle, elle cessa de fuir, s'appuya sur une grande masse grise et s'y agrippa de toutes ses forces. Ses doigts effectuaient une pression telle que ses ongles semblaient vouloir se déloger de leur emplacement. Sa respiration s’accéléra et sa tête lui parut aussi lourde qu'une boule de bowling.

Le sol vibra plus fort que les autres fois. Eileen chuta et son crâne heurta le sol. Son esprit semblait s’échapper de son enveloppe corporelle, comme happé par une force surnaturelle. Elle perdit connaissance.

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