Chapitre 02 - Première partie - Omar Teyeb

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En toute entreprise, il n’y a rien de plus funeste que de mauvais associés.
Eschyle (dramaturge grec)

— Regarde-moi ces porcs pouilleux frappés par la peste Omar. Ils sont encore plus minables que ceux que nous avons dépouillés il y a deux jours.

— Par le prophète, je t’ai dit mille fois de ne jamais appeler personne par son prénom lors d’une opération.

— Désolé « Capitaine ». Je voulais dire qu’encore une fois le butin va être mince avec ces bouffeurs de gravillons, sauce cailloux.

— Ce n’est pas le moment d’en discuter « Bosco ». Je te conseille plutôt de surveiller le nouveau. Il aime un peu trop gaspiller ses munitions.

— Il faut bien motiver ces animaux en leur prouvant que nous pouvons mettre nos menaces à exécution.

— Je t’ai déjà expliqué pourquoi, il vaut mieux éviter d’attirer l’attention des Occidentaux sur notre petite équipe en multipliant ce genre de démonstration.

— Ils se foutent de ces maudits migrants. Ils vont tous aller crever sur le grand cloaque flottant en attendant que le continent refuse leur demande d’asile.

— Mais pourquoi Allah t’a-t-il donné une langue ? Tu vas voir le nouveau et tu lui passes le message !

— Bien patron.

En regardant son second s’éloigner vers l’avant de leur bateau de pêche, Omar Teyeb s’interroge :

Ça commence à être tendu, il va falloir que je m’occupe sérieusement de trouver de nouveaux débouchés à notre petit business. Pirater les embarcations de migrants ça ne rapporte plus assez pour nous sept. Ceux-là sont certainement passés par Tripoli, on voit bien qu’ils ont été saignés jusqu’à l’os.

Il fait mentalement le tour des cibles possible pour un équipage de seulement sept soldats voyageant sur un bateau de pêche, mais aucune n’est aussi facile à attaquer que ces bateaux surchargés d’individus désarmés tentant d’éviter les ennuis. Personne ne s’intéresse à eux. Personne n’ira les défendre. Mais ce n’est pas tout. Omar Teyeb et ses hommes en interceptant les migrants rendent un sacré service à de nombreuses personnes en Libye ou en Occident. Même si personne ne l’avouera jamais et condamne officiellement le piratage.

Omar voit son activité comme un mal absolument nécessaire. Un peu comme ces prédateurs qui régulent la population animale. S’il n’était pas là pour rendre la traversée de la méditerranée dangereuse les candidats à la migration seraient bien trop abondants.

Tandis que son bateau se rapproche bord à bord du zodiac surpeuplé qui est leur cible du jour, il observe de plus près ses futures victimes. Hommes et femmes à la peau noire d’origine subsaharienne fuient son regard inquisiteur pour tenter d’esquiver tout conflit. Comme s’ils pouvaient devenirs transparents, et disparaître en évitant tout contact oculaire. Ils sont résignés. Ils ont déjà été confrontés à la violence et savent comment se comporter quand des soldats armés s’adressent à eux.

Si le message envoyé par le fusil mitrailleur qu’il arbore ne suffit pas, son aspect physique est à lui seul un avertissement de danger. Il possède un visage anguleux et découpé au couteau formé par les contraintes draconiennes du désert libyen. Les hommes de son peuple reconnaissables grâce à leurs traits burinés, leur corpulence sèche et leur regard clair et perçant sont redoutés par tous. Un poète anonyme disait que si la sagesse vient du désert, ces hommes prouvent que la mort aussi. Et comme si cela ne suffisait pas, Omar porte également une de ses barbes, devenue un signe de danger pour tous ceux qui fuient les extrémistes musulmans qui ont généré la guerre dans leur pays, comme c’est le cas pour ces subsahariens.

Bien, ce sera facile et sans bavure pense Omar.

Il désengage le cran de sécurité de sa mitrailleuse et tire une courte rafale en l’air pour attirer l’attention de tout le monde avant de parler.

— Vous venez de sortir des eaux territoriales libyennes et avant de poursuivre votre voyage vous devez payer votre taxe de départ. Le choix est simple. Vous allez nous donner tout ce que vous avez sur vous et vous pourrez continuer votre chemin. Ou votre expédition s’arrête maintenant et nous prendrons tout ce que l’on veut sur vos cadavres. Réfléchissez bien, si vous allégez cette embarcation en nous offrant ce que nous exigeons vous aurez bien plus de chance de faire la traversée.

En voyant les regards amorphes qu’il suscite en guise de réponse Omar se rend compte qu’encore une fois il a été trop bavard.

Mon second a raison, ce sont des animaux malades. Ces sales nègres ne comprennent jamais rien. Allah sait que j’aurais désiré éviter cette démonstration.

— Toi, dit-il en désignant un homme en face de lui avec l’extrémité de sa kalachnikov. Donne-moi tout ce que tu as sur toi.

L’individu assis à califourchon sur le boudin du zodiac hésite suffisamment longtemps pour justifier le coup de crosse qu’Omar lui décoche dans le visage avant de lui coller le canon de sa mitrailleuse sur la tempe.

— Tu veux être le premier à mourir, hurle-t-il !

Sa victime enfonce ses mains précipitamment dans les poches de son pantalon pour en sortir un téléphone mobile à clapet cassé, une montre sans bracelet, trois dinars libyens et quelques francs CFA. Un butin minable qui pourtant représente toute la richesse de cet Africain.

— OK, maintenant que tout le monde a compris, videz vos poches et mettez leur contenu dans les sacs que mes associés vont vous passer. Vite !

Bon, si tout se déroule bien on a fini dans un quart d’heure sans gaspiller de munitions.

— Allez, allez ! On se dépêche ! Toi là-bas, j’ai dit tout ce que tu portes sur toi ! Et déposes-y cette besace aussi !

Tandis que du pont arrière Omar surveille les sacs qui se remplissent sur le zodiac, il surprend du coin de l’œil des mouvements à quelques mètres de lui à l’avant de leur navire. Le nouveau est en train de parler avec quelqu’un sur le bateau pneumatique en faisant de grands gestes.

— Qu’est-ce qu’il fait encore ? dit-il en se rapprochant de son second. Tu lui as bien expliqué que je ne voulais pas qu’il tire sans que j’en donne l’ordre.

— Oui, mais ce n’est pas ça. Je pense qu’il s’est dégoté une femme à son goût. Elle est en train de faire passer le sac.

— On va essayer de ne pas s’éterniser aujourd’hui. Si l’on pouvait éviter de rencontrer les garde-côtes, on n’aurait pas à leur céder une partie du butin. Ils n’acceptent que le cash et je ne suis pas sûr qu’on en trouve beaucoup ici.

— OK, je lui passe le mot, répond le bosco en se déplaçant vers l’avant du navire.

Toujours en surveillant les sacs qui se remplissent lentement devant lui, Omar jette quelques regards au loin sur la mer à la recherche d’une embarcation. Il ne craint pas les garde-côtes, car il les paye, ni l’intervention d’un bateau occidental, parce que son second a raison, ils se moquent de ce qui peut arriver aux migrants et savent qu’Omar ne prendrait jamais le risque de les aborder. Ce qu’il redoute le plus, dans ces eaux au nord-ouest de la Libye, c’est d’être la cible d’un autre pirate. Après les migrants, il n’y a qu’eux pour disparaître dans l’indifférence générale.

Omar vient juste de récupérer le sac de butin lorsqu’il entend résonner à sa droite le « tacatac » typique de l’arme russe qu’ils utilisent, suivi par une seconde rafale qui crée un mouvement de panique sur le zodiac.

— Par Allah, que se passe-t-il ?

— Sûrement un père, un mari ou un frère qui ne voulait pas que le nouveau embarque la fille qu’il a trouvée explique le bosco qui a repris sa place à ses côtés.

— Cette engeance de mère adultère n’a t’il pas compris que lorsque je dis que nous sommes pressés c’est qu’il ne faut pas faire ce genre de conneries ?

— Je suis désolé Omar. Je crois bien que c’est de ma faute. Comme les hommes sont plutôt tendus, je me suis dit que cette femme serait un bon divertissement.

« Un bon divertissement » veut dire que cette jeune fille sera violée et battue par tout l’équipage jusqu’à ce qu’elle décède. Son corps sera alors balancé par-dessus bord pour tenir compagnie aux poissons et s’échouera sur une plage. Omar n’a rien contre le viol, il a lui-même participé à ce genre de « divertissement » bien souvent. Mais il préfère quand elles survivent et qu’elles sont moins novices que l’adolescente, à peine pubère, qui sanglote sur le pont avant de son bateau.

Son ancien second le savait et il maîtrisait bien mieux les membres d’équipage que son actuel bosco. Mais il est mort il y a quelques mois des suites d’une attaque au couteau pendant un abordage. Il n’avait même pas tué l’homme qui l’avait agressé. Il s’était contenté de lui donner un coup de crosse avant de le désarmer. Il pensait que la blessure était bénigne et c’était vrai si elle ne s’était pas infectée et n’avait pas pu être soignée sur leur navire à l’hygiène douteuse. Il était décédé avant leur arrivée au port. Omar a gardé le couteau qui avait tué son ami en guise de souvenir et d’avertissement : « Il doit toujours rester sur ses gardes et éliminer tous ceux qui s’en prennent à lui ». Ce couteau, cet avertissement, il le porte sur lui en ce moment. Il le planterait bien dans le cœur de son bosco pour lui expliquer ce qu’il pense de ses initiatives, mais se contente de répondre :

— OK. On a fini et on se casse, avant que ces karlouches se décident à réagir. Et fissa ! Je n’ai pas envie de brûler plus de munitions. Ce n’est pas avec ce butin qu’on pourra en acheter de nouvelles.

Leur navire s’éloignant du canot pneumatique Omar s’aperçoit que celui-ci semble se dégonfler. Les migrants tentent de survivre en balançant les cadavres et blessés à la mer pour alléger leur embarcation. Dans quelques heures les témoins de leur forfait dériveront portés par les courants marins sous forme de macchabée.

Ceux-là n’iront pas grossir le nombre de ceux qui s’entassent sur leur cité flottante. Je me demande combien d’entre eux se souviennent de moi. Je crois qu’il vaut mieux que je ne le sache jamais.

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