21. Noirs desseins

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Montague était arrivé dans sa cabine, encadré de deux soldats à la mine fermée, et Nero n’avait nullement eu besoin de paroles pour comprendre le sort qui lui était réservé.

« Ainsi nous en arrivons là, avait-il tristement marmonné tandis qu’on le menottait et l’escortait en Chambre d’hibernation.

– Ce sont les ordres du capitaine, avait simplement rétorqué Montague, comme s’il s’agissait là d’une fatalité.

– Le capitaine… je vois. »

Le lieutenant s’était révélé avare d’explications. Aux questions « Qu’ai-je fait ? », « Combien de temps mon sommeil va durer ? » ou encore « A-t-on seulement prévu de me réveiller ? », il n’avait répondu que par un silence lourd de sous-entendus. Et Nero avait dû accepter son sort : l’hibernation forcée.

Ainsi se révéla-t-il étonné quand il apprit à son réveil qu’il n’avait dormi que trois jours, lui qui s’attendait à se relever trente ans plus tard.

L’homme qui se tenait devant sa caisse était un sergent qui se présenta sous le nom de Firmin. Sans un mot, il le mena au bureau de Tiberus et referma la porte derrière eux.

« Que se passe-t-il ? balbutia Nero tandis que l'astropsy s’approchait d’eux avec son éternel air pincé.

– Le capitaine a été blessé », annonça-t-elle en triturant ses doigts.

Firmin, qui avait tout vu, lui raconta l’histoire, la découverte du corps de la cuisinière – Nero se rappela alors qu’il devait lui restituer le Livre solaire –, puis de celui de l’hiberné, à moitié dévoré et enfin, la traque.

« Vous dites qu’il était fou ? le coupa Nero quand il évoqua Philothée. »

Firmin acquiesça en avalant bruyamment sa salive. Nero soupira :

« Et Quentin qui ne voulait pas me croire… Que s’est-il passé ensuite ? »

Le sergent baissa les yeux et fixa une tache invisible sur le sol. À côté, Justine Tiberus écoutait, la mine atterrée.

« Il… il a sauté sur le capitaine avec un couteau, et l’a planté dans son ventre. Le capitaine s’est effondré à terre et nous en avons profité pour faire feu. Le taré est mort sur le coup. Le capitaine s’est évanoui quelques minutes plus tard et nous l’avons transféré au bloc opératoire. Les docteurs affirment qu’il se remettra.

– Et Philothée ? » s’enquit Nero.

Firmin garda le silence, comme si le sujet le gênait.

« Qu’avez vous fait du corps ? insista Nero.

– Nous… écoutez, ce n’était pas mon idée, mais celle du lieutenant Montague. Nous avons jeté le corps dans l’espace. Le lieutenant a dit qu’il ne méritait pas de cérémonie. Je n’ai fait que suivre ses ordres.

– Je vois… »

Nero se leva et fit les cents pas.

« Après ça, Montague a ordonné le réveil de tous les hibernés, pour que les capsules soient revérifiées. Ils vont passer des tests de sécurité.

– Ce qui explique ma présence, en déduisit Nero. Qu’est-il advenu de ce pauvre type qui s’est fait dévorer ?

– Il ne s’est jamais réveillé. »

Nero sourit tristement.

« Tous ces morts… et pour quoi ?

– Le capitaine juge que la situation est sous contrôle », expliqua Firmin.

Nero s’agaça :

« La situation est sous contrôle ? Pardon ? Précisez-moi seulement combien de gens sont morts depuis le départ ? Combien ?

– Je… le capitaine dit que…

– Je me fiche de ce que le capitaine dit ! rugit Nero. Combien de morts ? »

Firmin marqua une pause et sembla compter dans sa tête.

« Sept. La fanatique aux yeux verts, le pilote Rupiles, Martinez, le pendu du placard, la cuisinière éviscérée, le dormeur dévoré et le fou cannibale. Ça fait sept.

– Bien, bien. »

Nero continuait à tourner autour du bureau. Il murmura d’une voix basse :

« Pensez vous, vu le nombre de victimes, qu’il vaille le coup de poursuivre le chemin ? Le pensez-vous sincèrement ? »

Firmin pencha sa tête de côté et ferma les paupières.

« Je ne sais pas. Ce n’est pas à moi de prendre ce genre de décisions. C’est le capitaine qui…

– … nous envoie à toute vitesse dans un mur, compléta Nero. Voilà ce que fait le capitaine.

– Je croyais, bafouilla Firmin en zyeutant vers lui, je croyais qu’il était votre ami… »

Nero sourit, mais il ne ressentait que de la colère.

« Mon ami ? Mon ami qui m’a fait hiberner de force pour me faire taire. Mon ami qui ne m’écoute plus depuis le début de ce voyage. Mon ami a changé, voyez-vous. L’espace l’a changé. Car c’est l’espace, ce que certains nomment avec crainte le Nihil, qui est la cause de tous nos problèmes ! Et cela, mon « ami » ne veut pas l’entendre. Il regarde cet endroit avec une espèce de fascination malsaine, comme un voleur fixe son magot, il ne pense qu’à sa mission et à la gloire. Il se fiche éperdument de ce qu’il peut encore nous arriver.

– Vous… vous ne pouvez dire des choses pareilles ! protesta Firmin.

– Eh bien, je les dit et je les pense ! L’espace est un lieu hostile, où toute créature finit un beau jour par s’éteindre. Forcer la vie là où nous attend la mort est une folie ! Nous sommes des enfants découvrant un monde qui nous dépasse, nous le regardons comme un lieu à conquérir alors qu’il est bien plus que cela. L’espace… oh écoutez, vous n’allez pas me croire, mais tant pis. Mais j’ai l’impression que l’espace a une âme et qu’au fond de lui, pour une raison que nous ignorons, il veut nous empêcher de franchir l’outre-monde. »

Firmin garda le silence. Tiberus regardait ses fiches d’un air soucieux.

« Ce qui nous arrive, poursuivit Nero, ce n’est pas une coïncidence. Vous comprenez ? Tous ces morts, tous ces gens qui perdent la tête, qui sombrent dans la démence… ce n’est pas normal ! Ce n’est en aucun cas normal !

– Mais pourquoi ce Nihil dresse une barrière entre lui et nous ? interrogea Tiberus, mais elle semblait poser la question à elle-même plus qu’à lui.

– Je l’ignore. J’aimerais savoir, mais je l’ignore.

– Il y a peut-être une solution », hésita Firmin.

Nero et Tiberus se retournèrent vers lui.

« Peut-être que tout cela prendra fin une fois que nous arriverons sur le Nouveau-monde ?

– Nous l’atteindrons dans trente ans, fit Nero. D’ici-là, qui sait ce que nous serons devenus ? Je prie sincèrement pour qu’il y ait encore une part d’humanité en nous… Sinon, à quoi aura servi tout ça ? Nous sommes censés répandre les graines de notre civilisation, mais comment y parvenir avec des graines qui se pourrissent de l’intérieur ? Voulons-nous d’une humanité égarée, échouée dans l’espace lointain, avec pour seul rêve l’ancienne Terre et ses bonheurs perdus ? Voulons-nous d’une humanité errant sans but au travers de la galaxie ? Quand je ferme les yeux, c’est ce futur-là que j’aperçois. Ce n’est pas celui qu’on nous a promis. »

Une chape de silence s’abattit sur eux durant de profonds instants.

« Où voulez-vous en venir exactement ? » demanda soudain Firmin en levant les yeux vers lui.

Nero arrêta de marcher.

« Nous devons faire demi-tour. »

Le sergent ouvrit la bouche comme pour rétorquer quelque chose, mais aucun son ne voulut sortir. Tiberus inspira et releva imperceptiblement le visage.

« Nous devons faire demi-tour, répéta Nero avec conviction. Vous le savez. C’est ce que vous vouliez entendre en me faisant venir ici, n’est-ce pas ? C’est notre seule chance.

– Le capitaine ne voudra jamais, essaya de le raisonner Firmin. Son égo aveugle ses pensées.

– Si nous sommes suffisamment nombreux à le vouloir, siffla Nero, le capitaine sera obligé de se plier. Et s’il ne consent pas, nous le plierons nous-même. »

Les yeux de Firmin s’écarquillèrent. Il venait d’entendre un mot, un terrible mot, dans les paroles du planétologue.

Mutinerie…

« Espérons ne jamais avoir besoin d’en arriver là, conclut Nero. Mais je n’hésiterai pas. Pas après ce qu’il s’est passé. »

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