16. Histoire d'une folle théorie

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Les liens fournis par les articles menaient aux archives du gouvernement martien, plus précisément à celles des recensements de la population. Avec surprise, Nero découvrit que le nom de Gaïamenne figurait bel et bien dans l’index, avec plusieurs informations jointes. Née sur Terre cent-deux ans plus tôt, ses bons résultats lui permirent d’étudier dans les prestigieuses universités martiennes et de changer de nationalité. Elle excellait dans divers domaines et beaucoup la considéraient comme un génie bien avant son âge adulte. Sa préférence penchait pour la sociologie spatiale, sujet qui la passionnait.

Le reste des informations se révélait très succinct : elle aurait visité une station d’observation kuiperienne, écrit quelques articles jugés complotistes et même séjourné en prison pour incitation à la haine et injures. Elle mourut à cinquante-deux ans après un accident survenu dans l’espace. Les informations s’arrêtaient là.

Nero ne comprenait pas qu’une personne de sa trempe, vouée à une prometteuse carrière, pût posséder si peu de notes à son sujet dans les archives officielles. La plupart des autres savants détenaient des biographies détaillées qui se déroulaient sur des pages entières.

Il passa plusieurs heures dans des recherches acharnées afin de trouver d’autres articles dignes d’intérêt. L’un d’entre eux était une biographie écrite post-mortem. Nero douta d’abord de sa fiabilité mais il changea d’avis en constatant la sincérité des sources.

Selon le rédacteur, Gaïamenne se révélait être bien plus qu’une personne au QI supérieur. Elle était une surdouée, une inventrice à l’esprit complexe et tortueux, que peu de gens pouvait réellement comprendre. Ce genre d’individus qui ne naissent que quelques fois par siècle, et qui apportent durant leur vie un nombre conséquent de révolutions.

Gaïamenne avait toujours aimé étudier les comportements du vivant. Petite, elle observait déjà les fourmis dans les vivariums. En grandissant, les fourmis ne lui suffirent plus et elle leur préféra les hommes, bien plus complexes et imprévisibles. Elle rédigea divers essais de sociologie à un âge où le commun des mortels est encore préoccupé par les jouets. Grande observatrice, elle adorait s’asseoir dans les rues et regarder la foule : les petits groupes d’amis, les familles, les couples, les célibataires, les petits, les grands, les enfants, les vieillards… Elle visualisait et enregistrait une quantité phénoménale d’informations avant de les consigner sur ses petits carnets.

Elle voulut étudier sur Mars, rejoindre les universités les plus élitistes du système, les seules à pouvoir cultiver son intelligence. À l’époque, les lycées terrestres faisaient pâle figure à côté des écoles de la planète rouge. Pour la première fois depuis des années, Mars accepta de payer ses études à une « métèque », ce qui constitua une petite révolution dans ce monde où les étrangers étaient considérés comme la peste.

Elle termina le cursus scolaire en trois ans seulement, alors que les études requerraient traditionnellement deux à trois fois plus de temps. Son diplôme empoché, elle reçut des centaines des propositions d’embauche, provenant de diverses entreprises et laboratoires de renom. Elle devint l’une des meilleures sociologues de la planète.

Elle acheva le tour de sa discipline en dix ans, après avoir publié plusieurs ouvrages pour un public averti – comprendre ses écrits n’étant pas une chose aisée, même pour des spécialistes, et Gaïamenne ne vulgarisait que rarement ses propos. À l’époque, Mars commençait à s’intéresser sérieusement aux voyages interstellaires, tandis que la technologie de la courbopropulsion effectuait de grandes avancées.

Une nouvelle branche de sa discipline réémergea après des siècles d’effacement : la sociologie spatiale. Bien évidement, elle fit partie des précurseurs du domaine et contribua au développement de divers principes fondamentaux, qui demeuraient encore des fondations aujourd’hui.

Dans le cadre de ce nouveau métier, elle visita une station d’observation située dans la ceinture de Kuiper. Il s’agissait d’un laboratoire scientifique qui gérait un champ de télescopes géants, chacun mesurant des centaines de mètres de diamètre. Ces immenses yeux braqués en permanence au loin fournissaient des clichés d’astres – planètes, étoiles, supernovas, trous noirs – extrêmement détaillés. Officiellement, la station ne servait qu’à utiliser ces photographies à des fins scientifiques. Mais la Flotte militaire martienne s’en servait officieusement pour espionner les Autres, ces civilisations qui prospéraient dans l’outre-monde et dont personne ne savait rien.

Même si la recherche de civilisations extraterrestres s’avérait passionnante, il s’agissait là d’affaires secrètes auxquelles Gaïamenne ne devait s’interposer, ce qui ne l’embêtait pas. La seule chose qui l’importait était de parler aux types qui travaillaient dans ces labos, et qu’on appelait Œils*. Du nombre de six, ils passaient leur vie loin de la société humaine, baignés de la seule lumière artificielle des néons de leur « maison » spatiale.

Elle interrogea le seul homme qui consentit à lui parler, un dénommé Pluton. Il lui parla de son métier durant toute une nuit, après quoi il lui demanda de partir et de ne jamais revenir.

Le métier des Œils était ennuyant, monotone et malgré tout épuisant. Ils devaient gérer la station en vue de prévenir l’humanité d’une hypothétique catastrophe. Pluton précisa ensuite qu’aucune catastrophe n’était jamais arrivée – pourquoi y en aurait-il une de toute manière ? – et qu’ils n’avaient pour occupation que la lecture et le jeu de cartes. Après quarante ans de labeur, ils recevaient l’autorisation pour partir et retrouver une vie normale sur Mars, mais la plupart demeuraient à leur poste.

« À force, vous ne sentez plus la vie en vous. C’est l’espace qui cause tout ça. Il vous bouffe l’âme jusqu’au trognon, il vous dévore la cervelle jusqu’à que vous ne soyez plus qu’un golem rancunier et malheureux. Vous n’avez jamais envie de partir, vous restez juste parce qu’il n’y a pas d’autre choix. Jusqu’à la mort. C’est comme ça. »

Pluton raconta plein d’autres choses sur son métier, l’ennui, la solitude, la cohabitation et la peur qui s’insinuait en lui quand il recevait des télescopes une photo des Autres.

« J’ai pas le droit de vous montrer, et de toute façon, je ne pense pas que je le ferais même avec une autorisation. Mais je peux vous dire que la première fois que vous voyez ça, vous vous chiez dessus – littéralement. Ça vous glace le sang et ça vous noue les tripes jusqu’à la fin de votre vie. Après ça, vous pouvez plus dormir tranquille… »

Ensuite, alors que la nuit se poursuivait et que la conversation prenait une tournure de confidence, le vieil homme évoqua ce qu’il faut pas dire mais que j’vais quand même dire. Il parla de folie.

Au début, vous sentez rien. C’est juste comme une petite étincelle dans votre tête, qui vous murmure des trucs bizarres. Mais avec le temps, ça empire. Après quarante ans ici, je vous garantis que vous êtes complètement taré. Heureusement qu’ils nous passent les cachets… Mais ça n’empêche pas de penser à des trucs vraiment étranges… j’vais pas vous le dire, ça vous choquerait. Non non, j’vous jure. Moi, j’ai tenu le coup, j’ai pensé à la famille, tout ça, même si je n’ai d’eux que quelques photos et des visages flous dans ma mémoire. Mais il y en a, ils ont pas les quelques photos, et ils pètent un câble. Vous savez pas ce que ça fait un type qui pète un câble. Vous êtes sociologue ? Bah, vous savez pas quand même, vous avez les images mais nous on a la réalité, tous les jours. La routine. J’ai vu des types qui se mettaient à gueuler des immondices, comme je vous parle, sans prévenir. D’autres se jettent carrément dans le vide, sans combi. Ils ouvrent le sas et ils sautent en hurlant comme des déments. Et là, je vous évite le pire. Maintenant, je dors toujours avec un flingue sous l’oreiller, au cas où. Dans ce trou, la fourche de Thanatos est devenue une habitude. Une vieille amie.

Lorsqu’elle quitta la station, Gaïamenne élabora une théorie révolutionnaire sur un mystérieux mal de l’espace qu’elle nomma cosmofolie.

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