14. Présage

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Malgré sa promesse à Quentin, Nero désirait constituer son propre avis sur la situation. Ses récentes rencontres ne l’avaient pas rassuré, bien au contraire. Elles avaient éveillé chez lui un sentiment d’effroi et l’impression tenace d’habiter un asile de fous furieux.

Un asile possède au moins l’avantage des soignants, des gens encore un peu sains d’esprit… Où sont-ils ici ?

En sortant de la cabine de Quentin, il fonça vers le cabinet de Justine Tiberus, certainement la seule personne encore capable de le renseigner. Peut-être que l’astropsychiatre écouterait ses questions, peut-être même répondrait-elle à certaines…

Il parvint dans le couloir qui jouxtait le bureau de la spécialiste et croisa alors un homme étrange, à l’allure dérangée. Un grand échalas, rasé et aux yeux aussi noirs que la nuit. Il portait un survêtement sombre bien trop large pour ses frêles épaules. Quand il aperçut Nero, une idée sembla lui traverser l’esprit et il s’approcha.

« Hé, hé ! »

Méfiant, Nero observa les traits aiguisés du type, qui n’inspirait guère confiance.

« Oui ?

– Où est passée la terre ? interrogea l’inconnu.

– La terre ? »

Nero esquissa un sourire gêné en mimant un retard urgent. Mais l’autre barrait en partie le passage.

« Oui, la terre, enchaîna-t-il. De la bonne terre ! De la terre bien fraîche, riche et grouillante d’asticots. Ah ah ! »

Il effectua une hideuse grimace et éclata de rire.

« Vous ne risquez pas de trouver de la terre ici », rétorqua Nero.

L’homme s’avéra déçu.

« Oh ! Quel dommage, j’aurais tellement aimé avoir de la terre !

– Pourquoi donc en désirez-vous ? »

Le grand échalas haussa les épaules comme si la réponse était évidente.

« Pour tout ! La terre, c’est la vie ! La terre, ça sert à plein de choses ! On peut la humer à pleines narines, la caresser, se rouler dedans. Ah ah ! »

Son corps s’ébranla en un spasme puissant et incontrôlable. Il remua la tête comme un drogué et le chercha des yeux, hébété. Nero tenta d’en profiter pour se frayer un passage, mais l’autre écarta les bras et obstrua entièrement le couloir.

« Hé, mais je vous reconnais ! Vous êtes le planétologue ! Ne-ro… Val-dor… Oui, Valdor, c’est ça ! Ah ah, mais vous devez cultiver de la terre dans ce cas, non ? Un planétologue possède toujours de la terre à étudier… »

– Il se trouve que je n’en ai pas, répliqua Nero, dont le front se perlait graduellement de sueur. Je suis désolé, je dois passer. »

Il repoussa l’étranger, qui posa son immense main sur son épaule pour l’empêcher d’avancer.

« Non, non ! C’est impossible ! S’il vous plaît, donnez-en moi un peu, un tout petit peu ! Je veux simplement la toucher, la sentir, la lécher ! La manger ! Oh oui, la manger ! Dévorer du bon terreau de planète, apprécier son goût exquis ! Sentir les asticots remuer sous notre langue, craquer sous nos dents, et leur jus abreuver notre gosier ! Aaah ! »

Il roula des yeux. Un filet de bave pendait de son menton. Effrayé, Nero se dégagea violemment et recula de quelques pas. L’autre le lorgnait comme un bout de viande fraîche.

Va-t-en ! Laisse-moi !

Une voix résonna derrière lui :

« Philothée, voyons ! Laissez le monsieur tranquille. »

Philothée se calma et essuya sa salive avec son survêtement.

« Je voulais simplement savoir s’il avait de la terre.

– Il n’en a pas, le sermonna-elle. Personne n’en a ici.

– Je n’en ai pas », renchérit Nero avec conviction.

Déçu, Philothée partit en traînant des pieds. Nero se retourna vers la voix.

« Vous êtes bien Justine Tiberus ?

– Oui oui, c’est moi. Excusez-le, il… il perd la tête. »

Puis, d’un ton plus sérieux, elle ajouta :

« Vous n’étiez pas censé voir ceci… »

On me cache des choses… Quentin, elle. Les autres. Tout le monde…

« Qui était-ce ?

– Philothée Pius. Un jeune homme talentueux mais qui supporte hélas mal le voyage. Nous allons bientôt le faire hiberner. Il recouvrera toute sa santé mentale au débarquement. »

Nero regarda autour d’eux. Ils étaient seuls. Il demanda à l’astropsy s’ils pouvaient parler dans son bureau.

« À quel propos ? questionna-t-elle, méfiante.

– Rien de vraiment important. Je peux ? »

Elle poussa un soupir et consentit à le laisser entrer. Dès que la porte fut fermée, Nero attaqua :

« Je sais que vous nous cachez des choses. J’ai surpris une femme qui parlait toute seule dans un couloir. Le capitaine n’a rien voulu entendre quand j’ai affirmé qu’elle était malade ! Et maintenant, il y a cet espèce d’arriéré qui veut manger de la terre ! Que se passe-t-il ? »

Elle sembla aussitôt refermer sa coquille de sympathie.

« Cela ne vous regarde pas, lança-t-elle, amère. Mais je peux vous rassurer, la situation est…

– Comment ça, cela ne me regarde pas ? Je suis un passager, je fais partie de ce voyage ! J’ai le droit, comme tout le monde ici, d’être mis au courant ! Si vous pensez nous protéger en nous mentant et en nous cachant les problèmes, vous vous trompez ! Quand les voyageurs sauront, leur confiance s’évaporera. »

Elle le fusilla du regard.

« C’est au capitaine de dire cela. Pas à moi. Je ne fais qu’obéir aux ordres. »

Nero s’approcha d’elle, désespéré.

« Dites-moi. S’il vous plaît. Vous savez qui je suis, vous pouvez me faire confiance, non ? »

Elle garda le silence.

« J’ai le droit de savoir, insista Nero. Pourquoi des gens censés être en parfaite santé se transforment en sombres illuminés ? Je croyais que l’Agence triait les dossiers sur le volet…

– Elle l’a fait, assura Tiberus, en se décontractant légèrement. Et pour ce qui est de votre question, j’aimerais bien pouvoir y répondre. Il s’avère que même moi ne saisis pas entièrement la situation.

– Vous ne savez pas pourquoi ces passagers sont en train de perdre la tête ? » répéta Nero, consterné.

– Je ne sais qu’une chose, garantit-elle. L’espace, ou plutôt la perspective d’un voyage hors système solaire, est la cause de tout ceci. »

Le Nihil…

Nero n’en pouvait plus. Il la remercia et quitta les lieux. Au fond de lui, les paroles de son père lui revenaient en tête : Vous êtes fous ! Vous êtes totalement fous ! La Nuit va vous prendre, vous retourner ! Elle est le mal incarné ! Ne fais pas ça ! N’as-tu donc pas lu le Livre Solaire ? Et ses préceptes ? T’en rappelles-tu seulement ?

Et si son père avait raison ? Et si Sol et ses sbires avaient déjà tout prédit ? Existait-il réellement une force malsaine qui les empêchait d’accomplir leur voyage ?

Une religion ne peut prévoir ce genre d’événements…

Pourtant, la prophétie annoncée par le Livre se vérifiait de jour en jour.

Tout est écrit dans le Livre. Là demeure la solution. Depuis le début.

Le Livre. Nero s’était promis de ne jamais y retoucher. Trop de mauvais souvenirs hantaient ses pages emplies de dessins messianiques, de vers prémonitoires. De la douleur, du chagrin…

Nous courons droit à notre perte à tous ! Les ténèbres vont nous perdre, la Nuit est déjà parmi nous ! Nous devons faire demi-tour !

Tels avaient été les mots de la femme aux yeux verts. Étrange présage, dont l’occurrence se rapprochait un peu plus à chaque instant, tel la gueule de Charybde aspirant un navire.

Où allons-nous ?

Nero avait l’impression qu’ils commettaient une faute énorme.

Je ne crois pas en cette mascarade, je n’y crois plus depuis mon enfance. Mais la solution peut se cacher à l’intérieur…

Il devait lire le Livre Solaire.

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