Les ombres dansaient sur les yeux de Quentin tandis que Montague le ramenait à bord en le soutenant par les aisselles. Il lui murmurait des mots au micro, mais Quentin n’entendait rien, rien d’autre qu’un bourdonnement incessant dans ses oreilles. La douleur l’alourdissait et ses sens semblaient s’accorder à ne lui transmettre que de fausses informations. Son œil palpitait, il ne percevait que de vagues sons venus de l’extérieur – ou peut-être de l’intérieur –, sa bouche dessinait une fine buée sur son casque et ses pensées étaient toutes tournées vers le passé.

La porte du sas se referma sur eux et l’air emplit l’antichambre en sifflant. Montague lui enleva son casque et Quentin inspira une grande bouffée d’oxygène. Des gens vinrent – des inconnus, tous – et lui parlèrent avec crainte. Leur visage montrait les signes de la peur.

Les voilà comme une meute de loups privés de leur alpha.

Il fut conduit à l’infirmerie, où un médecin l'ausculta. Il reçut des lumières dans l’œil et poussa un petit gémissement. On lui fit passer une série de tests vitaux, mais il s’avéra qu’il ne souffrait d’aucun mal. Sa douleur était intérieure.

Ma meute est en danger, désormais…

Les autres partirent, le docteur demeura. Il parcourait la pièce de long en large, la mine inquiète.

Si je ne fais rien, ma meute ne sera plus…

Les ombres de ses yeux partirent danser ailleurs. Il se leva et fixa le docteur.

« Je dois voir Tiberus, chuchota-t-il d’une voix faiblarde, qui le surprit.

– Pardon ? répliqua le docteur en se penchant sur lui pour mieux l’entendre.

– Je dois voir Tiberus… tout de suite, répéta-t-il en retrouvant sa tonalité normale. Où est-elle ? »

Le docteur balbutia et ânonna qu’elle travaillait certainement dans son cabinet. D’un pas décidé, Quentin quitta la pièce. Ses bras encore raides trahissaient son grand état de fatigue.

Je dois savoir. Comment se porte réellement ma meute.

Il trouva l’astropsychiatre à l’endroit voulu. Assise sur une chaise, elle lisait un dossier et semblait soucieuse. Il se racla la gorge pour signaler sa présence et elle sursauta.

« Ca… Capitaine Aurel ? Vous allez mieux ? »

Ignorant sa question, Quentin articula ses mots avec la lenteur d’un robot :

« Dites-moi tout sur Paul Rupiles. Je veux tout savoir. »

Elle blêmit et sa main referma nerveusement le dossier avant de le ranger dans un tiroir. Elle serra les dents :

« Que voulez-vous savoir exactement ?

– Est-ce que Paul Rupiles est venu vous voir ? »

Elle grimaça, pressentant la mauvaise tournure que prenait la conversation.

« Je… je suis tenue de garder le secret professionnel. Je ne dois pas communiquer les…

– Paul Rupiles est mort ! tonna Quentin en abattant son poing sur le bureau. Et un innocent est mort ! Je vous conseille vivement de parler ou je vous tiendrai comme responsable de ce tragique événement ! »

La bouche de Tiberus se serra dans une hideuse mimique.

« Il est venu, avoua-t-elle finalement.

– Combien de fois ?

– Je…

– Combien de fois est-il venu ? insista Quentin en la fusillant du regard.

– Six, lâcha-t-elle. »

Il se redressa et longea le bureau.

« Six fois ? répéta-t-il, abasourdi. Et vous ne m’avez rien dit ?

– Il… je n’en voyais pas la nécessité. »

Quentin se pencha vers elle jusqu’à apercevoir ses iris bruns.

« Paul Rupiles était fou. Je l’ai vu de mes propres yeux. Il vous a consulté six fois et vous n’avez pas su détecter ce mal. Vous êtes une incapable. Je vais devoir vous démettre de vos fonctions. Votre second vous remplacera. »

Elle se raidit :

« La première fois où Paul est venu, c’était il y a deux mois. Il m’a confié se sentir déprimé et subir parfois des crises d’angoisse. Je lui ai prescrit un traitement. Il est revenu quatre autres fois, et son cas semblait plus grave à chaque séance. Je l’ai analysé et lui ai demandé de faire une pause dans son travail. Il est revenu une semaine plus tard, une sixième fois, et il m’a avoué que tout allait mieux avant de me remercier. Je l’ai plusieurs fois interrogé et il me semblait parfaitement normal et sain d’esprit. S’il avait été fou, je l’aurais su. J’ai diagnostiqué les pires malades du système et j’ai pu repérer même ceux qui voulaient me cacher leur aliénation. Ce qu’il s’est passé avec Paul, je ne l’explique pas. Je ne peux pas l’expliquer. »

Quentin scruta le fond de ses yeux. Elle semblait sincère, et réellement troublée.

« Nous vivons un événement unique, expliqua-t-il d’une voix contrôlée. Nous quittons notre berceau pour l’inconnu. Personne ne sait de quoi sera fait le futur. Mais vous devrez vous montrer plus vigilante, beaucoup plus vigilante. Le cas de Paul se reproduira, c’est certain. Ne faites confiance à personne, pas même à moi, vous comprenez ? »

Elle leva deux prunelles de rongeur sur lui.

« Si je ne peux plus me fier au capitaine de ce vaisseau, comment voulez-vous que je ne devienne pas moi-même folle ? »

Quentin hésita et s’aperçut qu’il ne pouvait répondre à cette question. Inspirant profondément, il sortit un revolver de son holster avant de le désigner à la savante.

« Si jamais vous voyez en moi les signes de la folie, vous devrez m’abattre. »

Il déposa l’arme sur le bureau.

« Je ne peux…

– Vous pouvez. Et vous le ferez. Maintenant, vous mesurez vraiment l’importance de la tâche qui vous incombe. Je vous fait confiance. »

Elle fixa son regard sur l’arme et l’attrapa d’une main hésitante. Quentin remarqua alors les dossiers accumulés sur son bureau.

« Maintenant, donnez-moi les noms inscrits sur ces dossiers. »

La respiration de la pauvre femme se stoppa.

« Ce que vous me demandez là est illégal, vous en avez conscience ? »

Voilà où tout cela nous mène…

« Je suis parfaitement conscient de la légalité de mes actes, déclara-t-il en pesant chacun de ses mots. En l’occurrence, Mars m’a confié une mission, une seule : amener ce vaisseau à bon port. Et je ferai tout pour y arriver. Tout. Donnez-moi les noms ou je vais les prendre moi-même.

– B… bien. Tout de suite. »

Son petit menton relevé tremblait comme une feuille balayée par les vents. Encore sonnée, elle se leva et lui fit face.

« J’espère que j’agis pour le bien. Uniquement pour le bien.

– Les noms, intima Quentin d’une voix pressante. »

Une seconde passa. Deux. Puis elle lâcha le morceau :

« Zéphirine Mas, 28 ans. Crises d’anxiété et schizophrénie légère. Son cas s’aggrave de jour en jour. Veut rentrer chez elle. »

Il baissa les yeux. Elle poursuivit :

« Robert Quartier, 32 ans. Paranoïa et hallucinations. Se sent observé par les fantômes de la famille qu’il a laissée sur Mars. »

Quentin visualisa le visage de ce Robert, qu'il connaissait, sans comprendre. Il était tout sauf un malade…

« Philothée Pius, 19 ans. Idées farfelues et début de déviance. Sous traitement. »

Il garda le silence.

Quand cette liste finira-t-elle ?

« Alaïs Adal, 35 ans. Perte de mémoire. Échopraxie légère et troubles obsessionnels compulsifs. A perdu de vue les objectifs initiaux de ce voyage. »

Tiberus s’arrêta enfin. Abasourdi, Quentin fit quelques pas vers la porte comme pour échapper à la terrible vérité, mais se reprit avant de sortir. Une question lui brûlait les lèvres :

« Depuis combien de temps remarquez-vous ces symptômes ? »

Elle se mordit la lèvre et baissa les yeux.

« Depuis le début du voyage. »