8. Sueur froide

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Une goutte de sueur perla sur le front de Quentin. Puis, avec la lenteur d’un escargot, s’écoula et buta contre un sourcil. Elle se perdit sur un drap, l’entachant de son sel nocturne avant de s’effacer. Le rêve se mua alors en souvenir.

Quentin se trouvait assis sur un immense lit, dans une chambre baignée par la lueur du crépuscule bleuté. Le visage enfoui sous ses mains, il semblait anxieux. Derrière lui, quelqu’un approcha à pas feutrés. Il leva la tête, rencontrant un miroir qui lui renvoya l’image de sa compagne, Marianne.

La veille du départ, comprit-il en observant sa femme.

Ses cheveux d’un roux léger recouvraient le peignoir dans lequel elle était enveloppée. Apercevant sa mine fermée, elle vint le serrer dans ses bras pour le réconforter. Elle embaumait la cannelle.

« J’ai peur », s’entendit-il dire.

Marianne resserra son étreinte et posa sa paume contre son cœur, comme pour en percevoir les battements frénétiques.

« Tu m’as toujours dit que c’était ton destin. Ton rêve.

– Les rêves ne sont parfois bons que lorsqu’ils se trouvent inatteignables. »

Il la regarda. Ses iris azur trahissaient tout son désarroi. Que pouvait-elle donc ressentir en cet instant ? De la tristesse ? Du soulagement ? De la colère ? Elle enrageait peut-être de le voir partir sans elle, l’abandonner… Pourtant, elle le soutenait depuis toujours dans toutes ses épreuves, bonnes comme mauvaises.

Que faisait-il ?

« Les rêves existent pour être attrapés lorsqu’ils nous font face, chuchota-t-elle faiblement dans son oreille. Celui-ci ne reviendra jamais. Tu dois être fort. »

Il tourna vers elle deux pupilles effrayées.

« Et si ce rêve n’était qu’un cauchemar ? »

Manifestant un mouvement de recul, elle fronça les sourcils. En cet instant, elle paraissait plus belle que jamais, remarqua Quentin.

« Pourquoi le serait-il ? questionna-t-elle.

– Les gens murmurent… qu’il y a là-dedans quelque chose de contre-nature. Comme si une force malsaine nous attendait là-bas. Parfois, je me demande… et s’ils avaient raison ?

– Les gens imaginent toujours de mauvais présages, tenta-t-elle de le rassurer, et peu d’entre-eux se vérifient. Leur Dieu Soleil les rend aveugles. N’y pense plus.

– J’ai reçu des menaces de mort, Marianne ! » s’écria-t-il avec brusquerie.

Au son de cet aveu, le visage de son épouse se figea.

« Des menaces… de mort ? »

Il opina sombrement.

« Des noires promesses à la volée dans la rue, des menaces écrites clairement explicitées. Certains jurent avoir ma peau. D’autres me supplient d’arrêter tant que je le peux encore. Ils ont peur, si peur qu’ils en viennent à vouloir ma fin ! »

Elle le regardait avec de grands yeux horrifiés.

« Comment peuvent-ils… dire des choses pareilles ? »

Impuissant, il haussa les épaules.

« Je ne sais pas. Mais j’ai l’impression qu’il faudrait tout annuler. Maintenant. Nous sommes heureux ici, avec notre petit soleil, notre maison. Notre amour. Pourquoi vouloir aller chercher ailleurs ce que nous possédons déjà ici ?

– La curiosité, Quentin, avança-t-elle avec un triste sourire. Nous sommes de petits animaux curieux qui veulent tout voir, tout savoir de leur univers. N’est-ce pas honorable que de contribuer à ce grand rêve ? »

Muet, il croisa les bras. Puis il se redressa, dardant sur elle des iris chargés d’espoir.

« Tu peux encore… changer d’avis. Venir avec moi. Je ne tiendrai pas la séparation… Je peux… je peux encore leur faire ajouter un passager, oui, ils ne pourront pas refuser et puis… il y a largement assez de nourriture. Tu n’as qu’à dire oui. Juste un mot. Et nous serons ensemble. Le premier pas sur le Nouveau-monde, ce sera nous, nous deux. Main dans la main. »

La poitrine de Marianne se souleva doucement dans un soupir.

« Non. Tu sais parfaitement ce que le docteur a dit. Ma santé est trop fragile pour une telle aventure. Je ne supporterais pas le voyage…

– Il arrive aux médecins de se tromper… »

Le désespoir allouait à sa voix des timbres plus aigus, plus enfantins.

« Nous avons déjà eu cette conversation des centaines de fois, répliqua-t-elle en s’éloignant. C’est impossible. »

Face à la fenêtre, elle observa le paysage. Son regard semblait se perdre dans l’horizon scindé en deux par un immense ascenseur spatial. Celui qu’il emprunterait le lendemain.

« Je veillerai sur toi, insista-t-il. Il ne t’arrivera rien, je te le promets.

– Il y a… un autre problème, commença-t-elle, hésitante. Parier sur ma vie, je veux bien, mais en risquer deux… je ne peux pas. »

Alarmé, il la fixa sans comprendre, sans vouloir comprendre.

« Comment ça, risquer deux vies ? Qu’entends-tu par-là ? »

La réponse fut un coup de poignard :

« Quentin… je suis enceinte. »

Je suis enceinte, je suis enceinte, je suis enceinte…

Une main s’abattit violemment sur sa hanche. Il sursauta et bondit de son lit, le souffle court et le corps nimbé de transpiration.

« Qui est là ? » cria-t-il, mais sa voix encore enrouée par le sommeil n'émit qu'un bruit dissonant.

Il ouvrit les paupières et risqua quelques regards autour de lui. Il n’y avait personne. Pourtant, la main avait semblé si réelle… Elle l’avait enserré d’une poigne infernale, avant de se retirer aussi brusquement qu’elle était venue. Il sentait encore la marque cinglante des doigts sur son ventre.

« Il y a quelqu’un ? » répéta-t-il.

Seules les ombres lui répondirent. Il soupira et essaya de calmer sa respiration. Un cauchemar, ce n’était qu’un cauchemar, voilà tout.

Je suis enceinte, je suis enceinte, je suis enceinte…

Il secoua sa tête pour se ressaisir. La terrible révélation de sa femme le pourchassait toutes les nuits depuis trois mois. Une hantise permanente qui l’empêchait de dormir et qui pompait un peu plus son énergie chaque jour. Trois longs mois durant lesquels la majorité des passagers hibernaient. Seuls vingt matelots demeuraient encore à leur poste.

Quentin connaissait leurs visages dans les moindres détails. Les yeux tombants du Responsable de vol Paul Rupiles, la bouche serrée en une moue affreuse de Justine Tiberus, le faciès carré et sévère de Virgile Montague… À tel point qu’ils se graveraient certainement à vie sur sa rétine, comme imprimés à l’encre indélébile.

Au début, ils profitèrent de cette proximité pour tisser des liens. Ils étaient alors de parfaits inconnus. Mais peu à peu, les anecdotes sur les mésaventures de chacun s’épuisèrent, les condamnant à des silences pesants durant les repas. Chacun se réfugiait alors dans les souvenirs emportés de Mars : vidéos immersives qui donnaient vie à des réminiscences, gribouillis d’enfants, titilles-bouches qui offraient aux palais des saveurs oubliées, inhaleurs olfactifs qui simulaient une promenade au bord de la mer et ses senteurs d’iode et de sel…

L’absence de bruit dérangeait Quentin. Le jour du départ, un brouhaha continu habitait l’Arche. Des rires, des cris, des conversations animées… Il regrettait ce vacarme, même s’il ne l’appréciait pas forcément au début. La conscience du vide spatial les entourant minait son moral. Les seuls sons provenaient du vaisseau et devenaient à force presque inaudibles tant ils se ressemblaient, se répétaient inlassablement : l’action du moteur, le concert des ustensiles en cuisine, les brefs échanges de paroles entre occupants. Le plus déroutant pour lui demeurait l’impression de vivre dans un cimetière, comme si les autres passagers avaient subitement disparu.

Parfois, il fermait les yeux et essayait de visualiser ces centaines de corps endormis dans leur caisson clos, mais avec le temps, cette vision semblait de plus en plus surréaliste. La simple idée de revoir un jour Nero le troublait profondément.

Il est à quelques pas de moi, mais je ne peux pas le voir, ni lui parler…

Interrompant ses pensées, il consulta les chiffres rouges indiquant l’heure :

3:34

Même sa vision du temps se modifiait. Ici, l’aube et le crépuscule se confondaient. Trois mois de voyage le perturbèrent assez pour qu’il se réveille régulièrement en pleine nuit. Il en vint à croire que, quelque part dans sa tête, un lutin farceur jouait avec les aiguilles de son horloge circadienne dans le simple but de le déboussoler davantage.

Il poussa un faible grognement de mécontentement.

Je vais me rendormir. Et tout ira bien.

Il s’allongea sur le matelas et replaça la couverture sous ses aisselles. Après s’être calmé, il sentit le sommeil revenir. Mais soudain :

Bip bip bip bip bip bip bip bip…

Bondissant de son lit, Quentin ne mit que quelques secondes à comprendre qu’il ne rêvait pas.

L’alarme de sécurité retentissait partout dans le vaisseau.

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