2. Papier froissé

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Plongée dans la pénombre, la main travaillait. Les doigts fermement recourbés autour du stylet s’activaient avec la férocité d’un gladiateur. Ils dessinaient, notaient, gribouillaient, traçaient des schémas et les raturaient, puis recommençaient avant de finalement tout barrer d’une croix rageuse. Les couleurs changeaient, se mélangeaient. Tantôt du bleu pour les notes, tantôt du noir pour les gribouillis, et du rouge pour les corrections, le tout formant un embrouillamini de traits épais et maladroits, qu’on aurait à coup sûr attribué à un déséquilibré, voire à un fou.

L’avantage d’écrire sur des feuilles de papier et de pouvoir tout froisser sur un coup de tête n’existait pas avec les surfaces tactiles. L’art du froissement, la main le maîtrisait. Lorsque la feuille devint noire d’encre, les doigts se replièrent, la cernant de toutes parts et la condamnant à subir le terrible supplice. Elle fut vite une boule informe de papier, d’une circularité presque parfaite. Et comme toutes les boules de papier, elle finit sa course dans la corbeille placée à l’autre bout de la pièce.

« Un peu tard pour travailler non ? »

La voix, modulée, fit sursauter Nero, qui n’avait pas entendu son ami entrer.

« Tu m’as fait peur ! »

Quentin éclata d’un rire tonitruant.

« Tu verrais ta tête ! On dirait que tu as surpris un fantôme ! »

Il reprit son sérieux :

« Tu te malmènes trop. Que fais-tu encore au bureau à une heure pareille ? »

Nero jeta un coup d’œil à la fenêtre, transpercée par les doux rayons du crépuscule martien. Le Soleil était lointain, pas plus gros qu’une bille, et l’atmosphère lui conférait une couleur bleutée. Un spectacle splendide, auquel on finissait par s’habituer avec le temps.

« Je n’ai pas vu l’heure tourner. Je réfléchissais à un problème de variation du taux d’humidité en fonction de l’apside orbitale de… »

Il s’arrêta. Quentin hochait la tête avec un air qui se voulait intéressé mais qui trahissait le trou noir qui envahissait son esprit. Les sujets complexes le faisaient fuir.

« Oui j’imagine le casse-tête que ça doit être... Mais il nous reste encore une semaine avant le départ. Viens donc boire un verre en ville… »

Nero jeta un coup d’œil à la pile de boules froissées qui débordait de la poubelle.

« Tu as raison. »

Il se sentait lessivé après cette journée de travail. Le travail, toujours le travail. Cela faisait deux ans qu’il travaillait, sans relâche, devant sans cesse recommencer à chaque fois que les données s'altéraient. Et elles changeaient bien trop souvent à son goût, presque toutes les semaines.

Nero Valdor était planétologue. Son job consistait à analyser les relevés pris par les télescopes situés dans la ceinture de Kuiper, et à en déduire un modèle de terraformation efficace. Ces relevés offraient de précieux renseignements sur une exoplanète rocheuse située à cent-vingt-trois années-lumière du Soleil. Planète vers laquelle la première mission d’exploration et de colonisation serait envoyée dans moins d'une semaine. Un vaisseau partirait de Mars, rempli de douze-cents passagers, dont Quentin et lui. Le premier en tant que capitaine et le second en tant que scientifique.

La planétologie n’était pas une science exacte, loin de là. Les télescopes avaient beau être braqués sur la planète-cible depuis des années, ils trouvaient constamment de nouvelles variables qui forçaient Nero à réitérer tous ses calculs. C’était parfois un pourcentage de diazote en moins, une tectonique des plaques légèrement différente au niveau des pôles, une émission de gaz mystérieuse au-dessus d’une chaîne de volcans… Chaque nouvelle découverte était un supplice pour Nero, qui voyait se profiler des heures de travail en plus.

L’essentiel de ses compétences reposait sur l’improvisation, et il attendrait donc leur arrivée sur place pour mettre au point le modèle définitif de terraformation. Modèle censé transformer un monde inhabitable comme celui de la planète-cible en petit paradis vert à l’image de la Terre.

Depuis sa sélection pour le voyage, deux ans plus tôt, il travaillait tous les jours une bonne douzaine d’heures d’affilée à l’Agence spatiale martienne.

Ils sortirent du complexe et prirent un taxi pour le centre-ville, situé à quelques kilomètres de là. Le trajet fut rapide et ils n’échangèrent que quelques mots, Nero ayant encore l’esprit plongé dans sa journée passée.

Le véhicule arrêta sa course et après que Quentin eût appliqué son doigt sur la console centrale pour payer, ils partirent vers un petit café proche de là, où ils se rendaient chaque semaine quand ils étaient jeunes, avant que le travail ne les sépare.

Le robot-serveur fit une petite courbette en les voyant entrer et leur indiqua une petite table au fond de la salle.

« Vous désirez boire ? »

Quentin réclama un rafraîchissement local et Nero l’imita, las de chercher un cocktail sur l’immense carte que déroulait le vendeur. Une fois la commande passée, le serveur opina du chef et disparut dans les cuisines. Ils allèrent s’asseoir.

« Tu devrais prendre un peu de repos, fit Quentin, profiter de tes derniers jours ici… Tu auras largement le temps de finir ton travail dans le vaisseau, après le départ. »

Le serveur leur apporta les boissons.

« Tu as raison, répondit Nero en prenant une gorgée. Je vais essayer de passer du bon temps ici. Tu sais, je ne réalise pas encore que je ne reverrai plus jamais cet endroit. Parfois ça me rend triste, et d’autres fois, je me sens aussi excité qu’un gamin recevant ses cadeaux d’anniversaire. »

Quentin sirota son verre en faisant claquer sa langue. Il avait les traits durs des soldats et leur visage carré, ainsi qu’un regard sombre qui vous scrutait sans la moindre gêne. Au début, cela avait déconcerté Nero, puis il s’y était habitué. Ses sourcils ne faisaient qu’acérer plus encore ses yeux marron, lui donnant un air antipathique, presque menaçant à certains moments.

« J’ai parlé à mon père, au fait », fit Nero sur le ton de la conversation.

Quentin écarquilla les yeux et faillit s’étouffer dans son verre.

« Tu as parlé à… ton père ? »

Nero acquiesça.

« Je sentais qu’il fallait que je le fasse. Pour enlever ce poids qui me serre depuis des années…

– Et il a réagi comment ? »

Nero eut un sourire amer.

« Mal.

– Comment ça, mal ?

– Disons que ça a bien commencé… mais ça s’est empiré par la suite, quand je lui ai dit que je partais dans l’espace. Il a littéralement pété un câble et a gueulé des immondices. Que je n’étais plus son fils, que je l’avais abandonné. Ce genre de trucs.

– Je vois, fit Quentin, visiblement déçu. Il n’a pas changé.

– Non, j’ai l’impression que c’était même pire. Foutue religion. Il pense que l’Homme doit rester près de son Soleil et que l’espace n’est pas un lieu pour nous.

– Il a peur, on peut le comprendre.

– Peur ? Ça oui, il avait l’air aussi horrifié que si je lui avais avoué avoir embrassé le diable. Il a crié au sacrilège et a qualifié ce voyage de contre-nature. »

Une minute passa, où Nero repensa fugacement à leur discussion enflammée.

« Je ne lui en veux plus, avoua-il finalement. Tout ça, tout ce qu’il m’a fait… c’est du passé.

– C’est courageux de ta part, d’être allé le voir, lui parler. Vraiment.

– Mmh… Je ne l’ai pas perçu comme du courage, mais plutôt comme une nécessité. Je ne le reverrai plus jamais, et je me sens soulagé. Il ne hantera plus mes rêves désormais. »

Le serveur vint chercher leurs verres vides et ils en commandèrent de nouveaux.

Nero regarda au travers de la vitre la rue qui jouxtait l’enseigne. À cette heure-ci, elle était animée et bondée de piétons qui flânaient au gré de leurs envies. Son regard se posa sur un père de famille qui portait sa fille sur ses épaules. Elle léchait une glace tout en tenant la tête de son père d’une main pour rester droite. Les trois volumineuses boules étaient dans un équilibre précaire et celle du dessus menaçait de passer par-dessus bord. C’est ce qu’il se passa : la fille pencha un peu trop le cornet et la boule vanille chut sur la chemise du père, s’y écrasant avec disgrâce. Le père poussa un rôôôô qui se voulait contrarié tandis que sa fille riait aux éclats.

« Voulez-vous passer commande pour le dîner ? demanda le robot, coupant court aux rêveries de Nero.

– Non, répondit Quentin.

– Bien monsieur. » fit le robot en affichant machinalement une mine déçue.

Ils finirent leurs deux verres sur des banalités. Quentin lui confia l’anxiété grandissante qu’il éprouvait à l’idée de devoir diriger la mission, et avoua qu’il ressentait en même temps de la fierté. Mille-deux-cents passagers sur les épaules, ce n’était pas rien…

Capitaine. Nero s’imagina la joie de son ami. Quentin avait toujours rêvé de commander un vaisseau de la flotte spatiale. C’était d’ailleurs l’une des premières choses qu’il lui avait confiée lors de leur rencontre, voilà déjà plus de vingt ans, en allant s’inscrire pour ce même voyage.

Ils partagèrent la note en deux et sortirent.

« Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? » demanda Quentin.

Nero esquissa un sourire.

« Sortir et profiter de ce coucher de soleil que je ne verrai plus jamais. »

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