1. Une ombre dans la brume

5 minutes de lecture

Le frêle esquif émergea du brouillard rouge qui baignait les lieux. Le sillon qu’il traçait sur le lac projetait de fines vaguelettes sur ses côtés. Perché à la poupe, un vieillard enveloppé dans une longue robe de la même couleur que le sable du rivage guidait l’embarcation. Ses mains où se creusaient les rides du temps enserraient fermement une longue perche. À chaque contact avec le sol de sédiments, un nuage de poussière s'élevait et retombait.

Dans le creux de la coque reposait un filet frétillant de poiscailles. La pêche avait été bonne. Le lac regorgeait de poissons et il suffisait d’y mettre la main pour ressortir la paume pleine de fretin gras. Au centre du lac vivaient des spécimens d’une taille plus conséquente, mais leur capture ne servait qu’à la gloire, et le vieil homme n’en avait cure. Il vivait seul dans sa thébaïde depuis des années, avec pour seule compagnie le lac et les corbeaux.

Il donna un ultime coup de perche pour projeter la barque contre le pont de rondins. Il répéta la manœuvre habituelle avec automatisme : faire pivoter la barque, attraper le cordage et amarrer l’esquif qui tanguait faiblement. Il prit le filet et le balança sur son épaule avant de se servir de la perche pour grimper sur l’estacade.

Le dos courbé sous le poids de sa pêche, le vieux se dirigea vers le cabanon où il habitait. Une maisonnette au confort frugal dont les murs d’argile peinaient à l’isoler des colères climatiques. Heureusement, il disposait d’un poêle en fonte qui chauffait toute la pièce durant les froids hivers martiens, où la température descendait parfois sous les moins soixante degrés.

Le vieil homme sursauta en remarquant une ombre qui l’observait devant l’entrée de la cabane, à cinquante pas de là. Il plissa les yeux, mais le brouillard pourpre dissimulait les traits de l'inconnu. Poussant un grognement de frustration, le vieux lâcha le filet qui alla s’écraser au sol. Il s’avança vers l’ombre d’une démarche méfiante.

Elle portait un long manteau, gris comme les spectres dansants qui se dessinaient parfois à l’horizon. Sa tête encapuchonnée masquait son visage. Il se tenait debout, droit et raide. Le vieux nota sa taille – au moins deux mètres – et ses jambes tendues qui lui rappelaient les pattes de ses corbeaux.

L'étranger retira sa capuche avant de fixer le pêcheur, qui eut un mouvement de recul en reconnaissant celui qui lui faisait face. Un fantôme…

« Qu’est-ce que tu fais là ? gronda-t-il.

– J’ai quelque chose d’important à te dire. »

Le vieux pêcheur se durcit instantanément.

« Nous n’avons plus rien à nous dire.

– Je ne serai pas long. »

Le pêcheur fit quelques pas vers lui. Il observa plus attentivement les traits de l’homme : ses yeux olive aussi acérés que ceux des aigles majestueux qui survolaient le ciel, ses cheveux coiffés en broussaille, sa bouche fine. Et les restes de ce sourire amusé, presque condescendant, qu’il affichait tout le temps. Il avait conservé son nez étroit si atypique, mais des rides, au front et sous les yeux étaient apparues. Sa peau halée et certaines zones de son visage semblaient avoir été comme brûlées au chalumeau.

« Que veux-tu ? demanda le pêcheur.

– Je suis venu te dire adieu. »

La réponse avait fusé, tranchante comme un couteau. Le vieux accusa le coup, mais n’en montra rien.

« Je pensais que cet adieu avait déjà été fait, rétorqua-t-il finalement. Ça fait combien de temps ? Vingt ans ? Plus encore ?

– Vingt-trois ans. »

Le vieux remua la tête. La vérité était si douloureuse…

« Où vas-tu ? »

L’autre leva imperceptiblement les yeux au ciel.

« Tu le sais déjà. »

La main du pêcheur se faufila sous son col et attrapa le pendentif qu’il portait au cou : un soleil aux rayons éclatants. En or, comme le désirait le Culte. C’était là le seul objet de valeur qu’il possédait. Il serra les dents :

« C’est contre-nature ! »

L’autre grimaça mais ne répondit pas.

« Mon propre fils est devenu un hérétique, fit tristement le pêcheur. Je le redoutais.

– Je n’aurais pas pu partir sans te voir une dernière fois, père. »

Le pêcheur sentit ses épaules se voûter. Le peu de fierté qui lui restait s’était envolé. À la place, il éprouva de la honte et du remord.

« Ainsi je ne te reverrai plus jamais ?

– Non, père, lâcha-t-il dans un râle, buttant sur ce mot qui semblait si dur à prononcer. Je pars, mais je ne reviendrai pas. »

Le pêcheur palpa à nouveau le pendentif comme pour éloigner une force malsaine. Son fils avait été happé par ce mal, comprit-il. Et il ne pourrait rien y faire.

Qu’ai-je donc raté chez lui ?

« Vous êtes fous, murmura-t-il. Vous êtes tous fous ! La Nuit va vous prendre, vous retourner ! Elle est le mal incarné ! Ne fais pas ça ! N’as-tu donc pas lu le Livre Solaire ? Et ses préceptes ? T’en rappelles-tu seulement ?

– Tu m’as forcé à lire le Livre, répondit l’autre avec amertume. Tu m’as forcé à apprendre les préceptes. Je me fiche bien de ton dieu-soleil et de ce qu’il dit. Je ne suis pas venu pour supporter des élucubrations de fanatiques comme toi, je suis venu pour voir mon père une dernière fois ! »

La colère qu’il avait insufflé dans sa voix étonna le pêcheur. Il a changé.

« Je vois que rien ne pourra te retenir.

– C’est exact. »

Il y eut un moment de silence durant lequel tout sembla en suspens. Puis le pêcheur explosa de rage :

« Alors va-t-en ! Va-t-en, tu n’es plus mon fils ! Mon fils n’aurait jamais fait une chose pareille ! Mon fils ne m’aurait pas abandonné ! Mon fils ne serait pas parti pour rejoindre le monde de la nuit ! Ah, allez-vous-en, misérable ! Pauvre fou ! Je ne vous connais même plus ! Disparaissez ! »

Le regard du fils se voila. Il acquiesça sombrement et après avoir jeté un dernier coup d’œil à son père, s’éloigna.

Le pêcheur le fixa jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une ombre dans le brouillard. Alors il se remit au travail et partit chercher son filet. Mais en le replaçant sur son épaule, il perçut les tremblements incontrôlés de sa main. De rage, il agrippa les mailles de ses doigts et en sectionna plusieurs en rugissant. Un petit poisson s’échappa et tomba par terre, agité de soubresauts. Le vieux le fixa tristement. L'animal tenta de rejoindre l’eau en se dandinant, mais le souffle lui manquait et il n'y parviendrait sûrement pas. Le pêcheur donna un coup de pied dedans et le poisson disparut sous la surface.

En se remettant en route, il sentit une larme, minuscule, se former. Elle roula en chatouillant sa joue et parcourut les creux de ses rides avant de s’éteindre dans le néant. Puis une seconde apparut, et encore d’autres. Bientôt, elles furent des dizaines, inondant son visage de leur humidité salée.

Le vieux pêcheur pleurait.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Luciferr ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0