La liberté

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L'argent. Tout en ce monde tournait autour de l'argent. Il n'était pas question de vivre sans. Tout avait un prix ; même la vie d'un homme. Seules les cendres du désert ne valaient rien et reposaient, meurtrières, sur le chemin des imprudents. Quiconque essayait de le traverser à pied mourait assurément. Elles s'infiltraient dans chacun de vos pores, s'insinuaient dans vos bronches et s'amusaient d'incroyables écarts de températures ; brûlantes en journée, glacées en pleine nuit.

De ce que Coline avait entendu, ce désert n'était guère différent de ceux qui recouvraient la Terre Originelle, de ceux-là même que traversaient autrefois les courageux cow-boys sur leurs indomptables mustangs. Elle donnerait n'importe quoi pour revenir à cette époque et constater de ses propres yeux la grandeur des cavaliers.

Enfonçant un peu plus son Stetson sur son front, la jeune femme remonta le foulard sombre sur son nez et attacha ses cheveux sur sa nuque. Les cow-boys pouvaient attendre : elle avait mieux à faire dans l'instant.

Là où tout autre homme s'était détourné, lâche devant la mort, le Pouvoir avait su remarquer le potentiel du désert de cendres. S’il s’était agi d’une simple étendue sableuse comme une autre, il n’aurait eu aucun intérêt ; mais il possédait justement une singularité avantageuse pour les dirigeants du pays : une montagne abrupte le cintrait et refermait le piège assez loin derrière le désert pour coincer un bout de terre entre les deux. Le pouvoir s’était emparé de ce terrain constructible sans difficulté – personne ne voulait vivre entre la cendre et une montagne que l’on disait truffée de bêtes monstrueuses – pour y ouvrir une prison. En soi, celle-ci n’était pas la mieux gardée du pays et bon nombre de prisonniers avaient tenté des évasions ; mais le désert de cendres ne pardonnait rien et étouffait chacun d’eux avant qu’ils n’en atteignent le bout. Les rares qui avaient réussi cet exploit s'étaient retrouvés confrontés aux patrouilles que la ville le plus proche envoyait le long du désert dès que l’alarme de la prison se mettait à résonner. Le Pouvoir aimait s’en vanter : personne ne s’échappait de cette prison.

C'était là qu'elle entrait en jeu. La prison retenait un homme qu'elle devait libérer. Depuis combien de temps se préparait-elle à cette évasion ? Tout avait été calculé, elle ne pouvait pas échouer.

Coline réajusta son poncho gris, nouant une corde sur son ventre pour empêcher les bords pointus de gêner ses mouvements, puis se faufila à l'intérieur de la prison. Le Pouvoir se vantait d’une intelligence que le peuple n’hésitait pas à remettre en question ; et pour cause, il avait pensé à tout pour s’assurer qu'aucun criminel ne sorte de l'établissement mais la sécurité était médiocre pour quiconque voulant entrer. La jeune femme n'eut donc aucun mal à escalader le mur d'enceinte et se cacher dans l'ombre d'une tour de garde pour calculer ses prochains mouvements. Les patrouilles se faisaient rares et, la nuit aidant, peu vigilantes. Bondissant d'un côté ou de l'autre, roulant, rampant ; elle usa de toutes les techniques de discrétion qu'elle connaissait pour se faufiler jusqu'à sa cible sans se faire repérer.

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Derrière des barreaux solides, Ajay était allongé sur sa couche, plongé dans un sommeil si léger qu'il entendit très distinctement le cliquetis du métal contre la serrure. Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-il intérieurement en se redressant. De l’autre côté de la porte, un étrange personnage tentait, en vain, de crocheter la serrure avec un tournevis et un crochet. Le prisonnier se retint de rire devant l’apparence de son sauveur : un chapeau aux bords larges sur la tête, un foulard sur le nez, un poncho sur les épaules et des Santiags aux pieds. Allait-il être libéré par un fou ?

Préférant se retourner pour ne pas éclater de rire sans le vouloir, Ajay s’agenouilla près du lit et patienta quelques instants. Puisque son sauveur se battait avec la porte sans montrer de signe de réussite, le prisonnier souleva le matelas. D’un mince trou dans la couture, il sortit une petite clef rouillée qu’il tendit ensuite entre les barreaux, juste sous les yeux du cow-boy. Ce dernier, interpellé, leva d’impressionnants iris gris qu’il fixa dans ceux, azurs, d’Ajay. Le prisonnier ne savait pas s’il devait interpréter ce regard comme un « j’aurais pu y arriver tout seul » ou « tu pouvais pas le dire avant ? » ; dans les deux cas, son sauveur ne semblait pas amical.

— Ça ira plus vite. Me regarde pas comme ça, j'l'ai subtilisée à un garde. J'attendais simplement de trouver un moyen de traverser ce putain désert, se justifia-t-il presque honteux de n’avoir pu faire plus vite. Qui t'envoie ? J'ai jamais croisé un… homme comme toi.

Les yeux humidifiés par l’amusement, Ajay attendit patiemment que l’intrus prenne la clef et réponde à sa question. Trop choqué par l’accoutrement typique d’un cow-boy de la Terre Originelle, il n’avait prêté aucune attention à la taille fine cintrée par la corde ni aux cuisses minces dans le pantalon de cuir. De ce fait, il s’attendait à un homme aux goûts extravagants et incompréhensibles – qui était prêt à s’habiller comme un gardien de vaches en ce jour ? – et fut profondément choqué quand Coline prit la parole d’une voix grave mais féminine, presque trop sensuelle :

— Qui a parlé d'un homme ? Ferme-la et laisse-moi te sortir de là.

Une main dans ses cheveux miel, Ajay se perdit dans ses pensées. De toute sa vie de criminel, il n’avait jamais eu besoin d’implorer l’aide de personne. Combien de fois avait-il été emprisonné depuis le tout premier de ses méfaits ? Compter ne faisait pas partie de ses habitudes mais il était sûr d’une chose : à chaque fois, il s’était libéré seul.

Aujourd’hui, enfermé dans la pire prison qu’il ait connue – et il avait visité toutes celles du pays – que quelqu’un vienne le délivrer, il pouvait le comprendre : à cause du désert, il ne pouvait pas fuir seul. En revanche, que quelqu’un cherche à le faire était en soi un mystère ; il ne connaissait personne dehors capable de braver la cendre pour ses beaux yeux. Alors qu’il s’agisse d’une femme… cela dépassait l’entendement. Elles avaient généralement beaucoup mieux à faire que courir après les pires criminels du pays.

— T'as fini de rêver ? l’agressa Coline en ouvrant la porte.

— Pourquoi tu viens m'aider ? Je suis le méchant de l'histoire, affirma-t-il le torse bombé de fierté. T'es amoureuse de moi ?

Il lut la surprise dans ses yeux et l’interpréta à loisir comme il l’entendait ; autrement dit, il pensait avoir vu juste. Il n’y croyait pas vraiment – l’amour ne poussait pas le beau sexe à traverser un désert et pénétrer une prison illégalement – mais la légèreté de ses propos lui permettait de prendre conscience d’une chose : le Pouvoir l’avait coincé dans un établissement duquel aucune fuite n’était possible et lui, il allait prouver au monde entier que rien ne l’arrêterait jamais.

— Oui, c'est ça, avoua Coline d’une franchise qui perturba le criminel. Et ? Tu comptes me briser le cœur en restant ici ? Non, hein ? Enfile ça et suis-moi.

Qui est-elle ? se demanda-t-il en attrapant la couverture grise que sa sauveuse lui tendait. Sa propre question n’avait été qu’une blague qui ne méritait pas de réponse. La jeune femme aurait simplement pu le fixer méchamment de ses beaux yeux cendre – seule partie de son visage qu’il apercevait entre le Stetson et le bandana – et l’affaire aurait été close.

Pourtant, il avait fallu qu’elle réponde d’un « oui, c’est ça » presque trop naturel. Ce ne pouvait pas être vrai mais, en même temps, le criminel sentait poindre en lui un maigre espoir. Il s’imaginait déjà loin de cette prison de malheur, marié à une paire d’iris ravageurs, avec pleins de beaux enfants qui courent partout en hurlant.

Tout en enroulant la couverture autour de ses épaules, Ajay pensa à ce qu’il lui faudrait abandonner pour croquer ce genre de vie à pleines dents. Plus de prison, ni de risque ou de butin. Plus rien qui puisse donner du piment à une existence si banale qu’elle en est fade. Le prisonnier frissonna sous la chaleur du tissu : il la suivrait pour l’instant mais dès qu’il en aurait l’occasion, il s’enfuirait. Il n’était pas encore prêt à laisser tomber le crime pour les beaux yeux d’une dame.

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