La balafre

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— Alors ça y est, tout est fini ? demanda le fugitif, maintenant qu’il avait avoué.


Les coudes posés sur la table et la tête cachée dans ses mains, Ajay ne se sentait pas bien. Un mal qu’il ne connaissait pas grandissait en lui. Il chauffait ses tripes, tiraillait son cœur, gonflait ses poumons à leur maximum et comprimait sa trachée. Il avait la bouche sèche, le corps engourdi et l’esprit étrangement vide. Il avait pris l’habitude de réfléchir à deux cents à l’heure, d’inventer toutes sortes d’échappatoire à des situations anodines, de déceler chaque mouvement ou intonation suspects chez son interlocuteur ; déformation professionnelle, sans doute. Pourtant, à cet instant précis, il ne pouvait penser à rien. Il se retrouvait dans une impasse, coincé, incapable de s’en sortir. Coline représentait un défi qu’il ne pouvait pas remporter. Sa nouvelle prison : ces deux yeux gris qui se moquaient de lui et de la situation.

Tout est fini, disait-il. Quelle était cette fin ? Qu’avaient-ils commencé ? Qu’allaient-ils terminer ? Que faire, maintenant ? Voilà ce qu’il l’effrayait tant : il ne savait pas. Sa vie suivait un plan complexe. Il ne faisait rien sans avoir prévu le moindre de ses gestes. C’était ainsi qu’il s’en était toujours sorti. Néanmoins, sa sauveuse représentait une variable indomptable. Elle possédait sa propre logique, ses propres plans, et il ne les comprenait pas. Elle était un mystère ambulant qu’il avait eu… peur de perdre ! Qu’y avait-il de si attirant chez elle ? Il voulait connaître tous ses petits secrets et comprendre pourquoi. Pourquoi l’aidait-elle lui, un criminel inconnu parmi tant d’autres prisonniers du Pouvoir ?


— Bientôt. Reprenons un verre avant, répondit Coline.


— Eh bien ? On veut plus me quitter ? Aurais-tu succombé à mon charme ? Tu en pinces pour les méchants garçons, pas vrai ? ironisa-t-il. Pourquoi en sortir un de prison, sinon ?


— Sois pas ridicule ! Garde tes fantasmes pour toi, tu veux bien ? Je te savais pas populaire et même si c’est le cas, je te rappelle que t’es fauché et que je suis riche. Ça marchera jamais entre nous. (Il acquiesça malgré lui.) Au cas où t’aurais oublié, laisse-moi te rafraîchir la mémoire : j’ai livré Ali le Balafré au Pouvoir. Alors les criminels, tu vois, j’en ai pas grand-chose à faire.


Coline leva sa main gantée pour attirer l’attention de la serveuse Machin. D’un simple geste et d’un regard appuyé, elle commanda deux verres sans que l’employée ne doive approcher. Cet échange silencieux permit à Ajay de prendre conscience d’une chose. Il pensait que sa sauveuse était celle qui parlait sans cesse pour déblatérer son petit lot d’absurdités. À bien y réfléchir, il se demanda s’il ne déformait pas la vérité. N’était-il pas le seul responsable ? Il la croyait profondément idiote et complètement folle, mais…


Il se souvenait très bien d’Ali… Peut-être un peu trop. Plus de deux mètres, une centaine de kilos. Il en imposait physiquement et en jouait pour laisser croire aux idiots qu’il était comme eux. Au contraire, il s’agissait d’un homme sensé, très intelligent. Il savait dénicher ses ennemis, les écraser, mais aussi se trouver les meilleurs alliés. Il n’accordait sa confiance à personne. Même son second, un ancien docteur en chimie, pyromane à ses heures perdues, n’était pas sûr d’entrer dans cette catégorie.

Le Balafré et Ajay s’étaient rencontrés par pur hasard. Ali préparait un gros coup, à la fois lucratif et risqué. Il avait assemblé une petite équipe : lui-même, son second, et deux de ses collègues réguliers. Ensemble, ils construisirent un plan infaillible à base de pièges et de diversions – quelques bleus qui acceptèrent sans comprendre qu’ils finiraient en prison. Le plan se déroula à la perfection jusqu’au moment où la petite bande entra dans la chambre forte pour découvrir qu’un autre la pillait déjà.

Ajay s’en souvenait comme s’il s’agissait de la veille. Lui, le trésor dans son sac à dos ; eux, les doigts crispés sur leurs armes à feu, trop choqués pour tirer. Il ne s’attendait pas à cette intrusion et avait paniqué. L’esprit vide, il agit par instinct : il lança la première chose qu’il trouva, un diamant gros comme son poing, et profita de la diversion pour fuir l’embuscade. Il avait failli mourir là-bas et ne pouvait même pas s’en vanter. À cause de sa bêtise, le criminel Ali était devenu Ali le Balafré et il n’osait plus parler de ce jour. Il craignait que ses mots tombent dans les mauvaises oreilles.

Désormais, Ajay fuyait son « collègue » comme la peste, de peur qu’il ne veuille se venger et le tuer. Néanmoins, aujourd’hui, il faisait face à une ennemie d’Ali et, par chance, il se trouvaient assez loin des autres tables pour que personne ne les entende.


— Justement. Comment t’as fait pour livrer le Balafré ? l’interrogea-t-il, très curieux.


— Pourquoi je devrais te le dire ?


— Je compte pas le venger, si c’est ce qui t’inquiète. Et si tu me crois pas, dis-toi que sa cicatrice ne s’est pas faite toute seule, dit-il, non sans une pointe de fierté. Ceci dit, j’aurais peut-être réfléchi avant d’agir si j’avais su qu’il infligerait la même chose à tout ce qu’il possède…


— La balafre, hein ? Tu l’as vue ? Impressionnante.


— Un peu que je l’ai vue ! C’est moi qui la lui ai faite.


— Je sais.


— Quoi ?! s’écria Ajay, choqué. Personne ne savait cela. Personne sauf elle, comme toujours.


— Me regarde pas comme ça ! C’est lui qui me l’a dit, se défendit-elle. Il m’a dit… un tas de choses, en fait. Il me faisait confiance.


— Ha ! Impossible. Il ne fait confiance à personne.


— Crois-le ou pas, je m’en fous. Il avait plus confiance en moi qu’en son second.


— Et maintenant ? demanda-t-il, loin d’être convaincu.


— Maintenant qu’il croupit en prison ? Il doit regretter, sans doute.


Ajay ne voulait pas y penser. Ali était un psychopathe qui passait son temps à taillader des animaux et paniquer au moindre coup de vent. Autrefois, il avait été quelqu’un de sensé, mais sa cicatrice l’avait rendu paranoïaque. Quelques jours avaient suffi pour qu’il passe de respecté à craint… Même sans preuve, il serait prêt à tuer ses collaborateurs pour trahison.


— Tu sais, c’est de ta faute si Ali a changé. Il aurait pu devenir un grand homme, sans ton intervention dans sa vie. Il aurait même pu réunir les criminels du pays et renverser le Pouvoir. Il en était capable, déclara Coline avec un brin de nostalgie. Mais toi… tu es apparu comme par magie, pouf. Sorti de nulle part, tu as volé ce qu’il était venu chercher. En trois secondes, tu as écrasé les plans qu’il avait mis des mois entiers à préparer. Mécontent de l’humilier par ta seule présence, il a fallu que tu lui lances, en pleine tête, un diamant. Celui qu’il désirait, en plus ! (Ajay baissa la tête et tressaillit à ce souvenir.) Tu sais, c’est pourtant pas le pire de l’histoire. Il aurait pu gérer tout ça, passer au-dessus. Seulement… il pigeait pas. Il a passé des heures à revoir ses plans, ceux du bâtiment, à imaginer les tiens, mais il n’a jamais compris. Plus il y pensait, moins il saisissait. Comment t’es entré ? Cette question l’a dévoré. C’est à cause de ça, de toi, qu’il est devenu fou.


— C’est ça, son problème ? s’étonna le criminel. Ça fait plus de dix ans ! Il pense encore à ça ? Et moi qui espérais qu’il ait tourné la page… J’imagine qu’il veut toujours ma peau ?


— Il n’arrêtera pas tant qu’il n’aura pas assouvi sa soif de vengeance, répondit-elle sans la moindre émotion. Mais il est en prison, t’as le droit à un peu de répit.


— Pourquoi tu l’y as mis ? En prison.


— Je te l’ai déjà dit. J’avais besoin de sa monture pour traverser le désert.


— Arrête. T’as pas pris ce risque pour un dromadaire. Y’a forcément autre chose.


— C’est vrai, avoua-t-elle. Il savait des choses que je voulais savoir à mon tour. Une fois qu’il avait parlé, il est devenu inutile et je m’en suis débarrassé en faveur du Turkoman.


— Et qu’est-ce qu’un fou pouvait bien savoir que la grande madame je-sais-tout que tu es ne savait pas ? ironisa Ajay, non sans amertume. Le fait qu’elle sache tout sur tout lui restait en travers de la gorge.


— C’est lui qui m’a dit où tu étais.


— Il savait que j’étais en prison ?


— Non, mais juste avant, oui.


— Quoi ? Alors c’était lui ? C’est lui qui m’a dénoncé au Pouvoir ? Pourquoi ? demanda-t-il sans comprendre. Ali voulait le tuer, par le voir croupir derrière les barreaux. Ça n’avait aucun sens !


— Non, Ajay. C’était moi, articula Coline très lentement, un grand sourire aux lèvres.

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