La solitude

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Elle l’avait abandonné. Elle s’était mêlée au gris de la cendre et avait disparu. Il ne restait que lui. Idiot, perdu, juché sur le dos du Turkoman, incapable d’aller de l’avant.


Il ne comprenait pas. Pourquoi se sacrifier pour lui ? Il savait que ses derniers mots étaient des adieux. Qu’allait-elle faire ? Comment tromperait-elle la vigilance des gardes ? Allait-elle servir d’appât ? de diversion ? Voulait-elle mourir pour lui ? Jamais personne ne lui avait fait une telle faveur. Lui-même se savait incapable de la rendre à qui que ce soit. Il aimait sa vie, il ne voulait pas la donner à un autre. Qu’en était-il de Coline ? Qui était-elle ? Que voulait-elle ? Il ne le saurait jamais.


Ajay ne pouvait pas mentir : il regrettait cette séparation trop… brutale. Il aurait préféré qu’elle reste avec lui jusqu’à la fin. Pourtant, cela ne changeait rien… Il était aussi peu sûr de lui qu’avant. Néanmoins, quand elle était là pour le ramener à la raison, il pouvait puiser du courage dans son calme, de l’espoir dans ses plans. Maintenant, il se retrouvait seul avec son pessimisme et ne savait pas quoi faire pour s’en sortir. Elle était celle qui l’avait tiré de prison et emmené dans le désert ; la seule qui l’avait poussé vers l’avant, toujours plus loin, plus près du but. Lui ne faisait que suivre, paniqué mais docile. Il se contentait de faire ce qu’elle disait.

Puisqu’il s’agissait de la seule chose qu’il puisse faire, il continuerait jusqu’au bout.


Le criminel attendit pendant vingt minutes, les yeux fixés sur sa montre et sa trotteuse. L’étrange chauve-souris sur fond jaune renvoyait à son esprit l’image de Coline avec son foulard, son poncho et son Stetson. Toujours sous le choc de l’abandon, il fallut plus de dix minutes à Ajay pour comprendre que le chapeau s’enfonçait sur son front et que les tissus gris pendaient à la selle du chameau. L’héroïne masquée était partie sans ses affaires et il avait été trop bête pour s’en rendre compte. Plutôt que de sentir naître en lui l’espoir qu’elle revienne les chercher, un profond regret s’empara de son cœur et le plongea un peu plus dans le désespoir. Coline dévoilait ses secrets et il ne verrait rien. Dans son esprit, elle resterait à tout jamais une magnifique paire d’yeux gris dans un costume de cow-boy. C’était trop bête.


Au bout de vingt minutes à pleurer les secrets dévoilés qui restaient, pour lui, dissimulés, il se coucha sur le Turkoman et resserra les jambes. L’animal se mit en marche. S’il passa les premières minutes concentré sur la montagne qui défilait lentement à sa droite, il perdit tout espoir de revoir sa complice à l’instant où il distingua le canon évasé du tromblon. Selon lui, cela ne voulait dire qu’une chose : elle ne reviendrait jamais.


Ennuyé par une tristesse qui l’assaillait et qu’il ne voulait pas comprendre, il se retrancha dans des souvenirs lointains qu’il croyait oubliés : des richesses autrefois possédées, aujourd’hui volées par un autre ; des cellules dans lesquelles il avait séjourné ; des ennemis qui voulaient le tuer. Plongé dans ses pensées, il ne reprit conscience du monde qu’à l’instant où le Turkoman se couchait au bord de l’eau.


Sous le ciel lourd de menaces, Ajay plongea son regard dans l’eau froid qui coulait sans s’inquiéter du monde. Le gris morne des nuages qui se reflétaient sur la surface lui rappela la cendre meurtrière du désert. Puis les particules se dispersèrent et il ne resta plus que deux grands yeux qui le fixaient avec étonnement. Ce même regard qu’il détestait tant. Il laissa ses doigts glisser sur les iris et soupira. Était-il… ? Non ! Il avait besoin d’aide, c’était tout. Il ne savait ni où il était, ni ce qu’il devait faire et Coline… elle savait tout. Depuis le début, elle avait tout planifié, mais où était-elle pour finir ce qu’elle avait commencé ?


Le fugitif se laissa tomber au bord de l’eau, face au ciel, et ferma les yeux. Que faire ? Où aller ? Si seulement elle pouvait l’insulter une dernière fois et l’aider à avancer…


— Ajay… Ajay ! Réveille-toi, idiot ! C’est pas le moment de paresser.


Lassé, le criminel ferma les yeux plus fort. Ce voyage au milieu de la cendre lui avait donné tant d’hallucinations déjà… Combien de fois avait-il vu la mort rôder à l’horizon, passer ses mains glacées sur ses épaules ? La montagne n’était-elle pas peuplée d’horribles créatures difformes et phosphorescentes ? Il avait été le seul à les entendre gronder la nuit. Même le Turkoman ne montrait aucune inquiétude face à la « menace » qu’Ajay percevait. Son cerveau inventait tout et s’amusait, maintenant, à lui faire croire que sa sauveuse était revenue.


— Laisse-moi tranquille. T’avais qu’à pas m’abandonner. Que suis-je censé faire maintenant que t’es plus là… et que je suis seul avec cet horrible animal ! s’empressa-t-il d’ajouter pour ne donner aucun mauvais sens à ses propos. Même face à une illusion, il ne voulait commettre aucune erreur.


Malgré ses protestations, la main de Coline continua de secouer son épaule en attendant qu’il ouvre les yeux. Néanmoins, Ajay ne voulait pas découvrir le regard gris qui le critiquait en silence, coincé entre le foulard et le Stetson.

Le criminel s’extirpa de l’emprise de l’apparition, soupira et roula sur le côté pour lui tourner le dos. Ils restèrent quelques secondes ainsi, sans dire un mot ; puis Coline s’approcha, appuya ses petits seins contre l’épaule musclée, glissa un doigt ganté le long de la mâchoire masculine et murmura à son oreille :


— Allons bon ! serais-tu tombé amoureux de ton héroïne masquée ?


D’un bond, Ajay repoussa la jeune femme et la fixa droit dans les yeux. Ces iris qu’elle avait si gris… Il sentait encore son souffle sur sa joue, sa chaleur sur son épaule et sa caresse. C’est vraiment elle ? se demanda-t-il en fronçant les sourcils, perplexe. Il n’arrivait pas à y croire.


— Coline, souffla-t-il tout bas, comme si le simple fait de la nommer pouvait la faire disparaître.


— Ça y est, t’atterris ? Je t’avais dit qu’on se retrouverait ici, non ? Lui reprocha-t-elle, l’air boudeur. Tu croyais que j’étais partie où ? Crois-moi, si je devais mourir, je prendrais mon Stetson avec moi ! D’ailleurs, si tu veux bien me le rendre…


Trop choqué pour répondre, Ajay tendit le chapeau à sa sauveuse. Il était complètement obnubilé par son regard menaçant qui le suppliait de rendre ce qu’elle avait prêté. Depuis combien de temps était-elle partie ? Une heure ? Cela lui avait suffi pour être perdu et paniqué. De plus, maintenant qu’elle se présentait à lui, il se sentait prêt à traverser un autre désert. Cela n’avait pas de sens. Ce ne pouvait pas être de sa faute. Il devait y avoir autre chose.


— Reprends-toi, Ajay. Nous avons traversé le désert, mais crois-moi : ce n’est pas encore fini.


Elle avait raison. D’ailleurs, son comportement n’était peut-être dû qu’au seul fait qu’il sentait, au plus profond de lui, que les choses ne pouvaient pas s’arrêter là. Ils devaient continuer. Ensemble. Il n’avait pas encore gagné sa liberté.

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