Soupçons (scène 1)

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Les derniers mots de Nemu s’étaient éteints dans le silence de la loge troglodytique, comme si la pierre s’était jalousement accaparée leurs échos. Bailram l’avait écoutée en refoulant les nombreuses questions qui lui dévoraient l’esprit. Il y avait dans la voix de la jeune femme un timbre inhabituel, chargé d’émotions, qui avait dissuadé le marchand de l’interrompre.

— Tu n’as plus revu ton frère ? demanda tristement la fillette.

Elle était restée étonnamment silencieuse pendant le récit, si bien que Bailram en avait presque oublié sa présence. Nemu secoua lentement la tête et croisa le regard du marchand qui détourna les yeux. À présent qu’il connaissait toute l’histoire, il avait la désagréable sensation de ne pas lui avoir offert ce qu’elle méritait. Il éprouva également une certaine gêne lorsqu’il songea à la manière dont il pourrait utiliser les prodigieuses capacités de sa garde du corps. Ces pouvoirs étaient la clé pour vaincre cette créature et il ne pouvait se permettre de se laisser attendrir. Il devait rester pragmatique, comme il l’avait toujours fait jusqu’à présent.

Une agitation inhabituelle s’éleva brusquement de la caverne. Arraché à ses réflexions, Bailram fronça les sourcils et échangea un regard entendu avec la jeune femme. Tous deux se levèrent de concert et sortirent prudemment inspecter l’extérieur ; les acclamations semblaient provenir de l’entrée de la grotte. En se rapprochant, ils remarquèrent un attroupement où convergeaient les réfugiés.

— … resté toute la journée dehors sans croiser cette bête. Mâlka avait raison, elle ne vit que la nuit ! Et en voici la preuve.

Au centre du rassemblement, Kurt sortit d’un grand sac en toile de jute des outils qui évoquèrent à Bailram ceux qu’il avait aperçus dans la chaumière de la vieille dame. Il les brandit triomphalement aux villageois qui l’acclamèrent de plus belle. Il balaya ensuite la foule du regard et, comme s’il avait espéré le trouver là, interpella le marchand avec défiance :

— Regarde ! insista-t-il en désignant son sac rempli de fioles et sachets d’herbes.

— Vous êtes descendu au village ? Seul ? demanda le marchand stupéfait.

— Oui et j’y suis même resté toute la journée. Pendant que vous vous terriez comme des chien-fouisseurs, siffla-t-il. Restez cachés dans votre trou, nous nous occuperons de cette créature nous-même ! Nous n’avons pas besoin de votre aide !

Bailram se mordit la lèvre. La détermination et la hargne de cet imbécile risquaient de le priver des fabuleuses découvertes de Mira. Il devait absolument reprendre le contrôle de la situation.

— Tu as de la chance d’être en vie, tonna brusquement une voix. Je t’avais interdit de sortir, tu aurais pu te faire tuer.

Tous s’écartèrent pour laisser passer Mira.

— J’avais confiance en vos suppositions, se défendit-il, et vous aviez raison ! Maintenant, nous allons pouvoir traquer cette créature en plein jour et revenir nous abriter ici pendant la nuit. Ce ne sera qu’une question de temps avant que nous la trouvions et la tuions. Certains hommes pourront même descendre s’occuper des champs et du bétail pour nous préparer à la saison des tempêtes.

— Le fait que vous soyez encore en vie ne prouve rien, intervint Bailram. Vous avez peut-être eu de la chance, voilà tout. Et nous ne savons toujours pas combien de créatures sont encore là, dehors, à nous attendre.

— Ah ! s’exclama Kurt en délaissant le sac et en se rapprochant de lui. Et j’imagine que toi et ta putain haldryséenne avez eu de meilleurs résultats en restant enfermés dans votre loge toute la journée ?

Ses yeux brillaient d’une fureur brute et Bailram recula imperceptiblement. Il sentit également Nemu se tendre à ses côtés, mais il savait qu’elle ne répondrait pas à la provocation. Gardant son calme, le marchand tâcha de se composer une attitude indifférente :

— Il existe deux types d’hommes d’action. Ceux qui foncent tête baissée et ceux qui réfléchissent avant d’agir. Les premiers meurent, les seconds vivent, lâcha-t-il froidement. Nous avons passé la journée à élaborer un plan pour tuer cette créature, en nous basant sur ce que nous connaissons d’elle. Pensez-vous sérieusement être capable de la vaincre sans aucune préparation ? Vous avez vu ce dont elle est capable…

— Oh oui je l’ai vu et c’est justement pour ceux qui sont morts que je la tuerai de mes propres mains ! s’emporta-t-il.

Sa résolution et son entêtement déconcertèrent Bailram.

— Renvoyez les Mâlka, nous allons nous débrouiller seuls. Ce ne sont que deux bouches inutiles à nourrir !

Tous les regards convergèrent vers la vieille dame qui sembla hésiter un instant. Paniqué par la tournure des évènements, Bailram intervint :

— Mira, vous m’aviez promis de…

— Je vous avais promis mes recherches si vous nous aidiez, le coupa-t-elle d’un ton cinglant.

Elle demeura silencieuse tandis que la grotte absorbait l’écho impérieux de sa voix. Puis, elle se retourna vers le colosse et reprit d’un ton plus doux :

— Vous sous-estimez cette créature, Kurt. J’apprécie vos efforts, et votre courage nous permettra peut-être de sauver Sulia et son fils, mais ce village a besoin de vous. Pensez au chaos qui résulterait de votre mort, susurra-t-elle.

— Mais… Mâlka.

— Non. Je ne risquerais votre vie que si nous n’avions pas d’autres choix. Or, nous en avons un - elle plongea ses yeux dans ceux de Bailram. À moins que je ne me sois trompée sur votre compte ?

— Non, répliqua-t-il mal à l’aise, comme je l’ai dit, nous avons un plan et comptions aller chasser la créature dès demain.

— Parfait. Nous nous retrouverons donc demain soir, j’ai hâte d’entendre ce que vous aurez à nous dire, lança-t-elle avec regard entendu.

Le marchand hocha la tête et tourna promptement les talons pour regagner la loge. Quel crétin, fulmina-t-il, Kaduk ! Cette brute avait compromis tous ses plans ! Nemu n’était pas encore prête à utiliser ses dons. Le passé de la jeune femme lui avait révélé de précieuses informations et Bailram avait acquis la certitude que la brusquer ne ferait que renforcer son blocage. Il devait agir subtilement. Toutefois, il ne pouvait pas se permettre d’attendre plus longtemps, au risque de perdre la récompense que lui avait promis Mira.

Parvenu dans la loge troglodytique, il s’adressa directement à sa garde du corps :

— Nous n’avons plus le temps de tergiverser, il nous faut agir. Dès demain matin, nous partirons traquer cette créature dans la forêt et il nous faut un plan. Que suggères-tu ?

— Traquer dans la forêt est facile, fit-elle remarquer.

— Et… l’affronter ?

— Peut-être facile si elle dort, difficile si elle ne dort pas.

— Foudre des damnés ! fulmina-t-il. Si seulement cet imbécile s’était fait tuer, nous aurions…

D’un rapide coup d’œil, Nemu lui indiqua l’entrée de la loge où attendait la fillette. L’enfant baissa aussitôt les yeux tout en jouant nerveusement les plis de sa tunique. Mais alors que Bailram s’apprêtait à la renvoyer chez elle, sa garde du corps intervint :

— Je vais mieux maintenant, j’ai pu me reposer. Demain, on doit récupérer chevaux au village. Avec eux, on traque et on pourra fuir si ça tourne mauvais.

— Si ça tourne mal, corrigea distraitement Bailram. Et ta jambe ?

— Ça va aller.

— Espérons que cette créature soit seule, soupira-t-il.

Son inquiétude grandissait, il n’avait jamais pris autant de risques auparavant. Mais il était dos au mur et devait faire des paris pour remporter la partie. Et Nabu le savait, il détestait le hasard. Surtout lorsqu’il menaçait sa propre vie.

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