Immemoriae (scène 1)

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Kurt bouillonnait de rage. Son visage aux traits burinés avait viré au rouge et les veines de son cou massif semblaient sur le point d’éclater.

— Vous saviez ! Vous saviez ! fulmina-t-il. Et vous n'avez rien dit ? ! Pourquoi ? !

— Il ne s’agissait que de simples suppositions, bredouilla Bailram. Lors de l'attaque, nous étions justement en train de tirer au clair nos découvertes. Nous vous les aurions partagées si nous en étions sûrs mais nous ne souhaitions pas vous alarmer sans raison.

— Sans raison ? !

Kurt jura et réprima une furieuse envie d'en venir aux poings. Fort heureusement pour le marchand, Nemu se tenait entre eux deux. Elle paraissait si frêle face au colosse déchaîné qui proférait un flot d’insultes ininterrompu. Pourtant, malgré sa blessure à la jambe, la jeune femme affichait un calme déconcertant. La main posée sur la poignée de son épée, elle soutenait le regard du géant qui semblait sur le point de l'attaquer.

— Il suffit Kurt, intervint fermement la vieille dame. Ces voyageurs ont fait ce qu'ils jugeaient être bon, nous ne pouvons pas les blâmer pour leurs décisions.

— Mais Mâlka, ils ont fait venir le monstre avec le cadavre du petit !

— Ce monstre tuait déjà dans notre village avant leur arrivée. Cette attaque nous a tous pris au dépourvu et nous a coûté très cher. L'heure n'est pas aux querelles inutiles. Bien que nous soyons protégés dans ce sanctuaire, nous ne pourrons pas y demeurer éternellement. Il nous faut compter sur toute l'aide disponible.

— Vous voulez dire… eux ? Foudre des damnés, ils ont tué Filk, Lona, Pevr…

Délicatement, la vieille dame posa sa main sur le bras du colosse qui se radoucit aussitôt. Le masque de colère qui animait son visage s’estompa, laissant place à un voile sombre de tristesse.

— C'est pour les vivants que nous devons nous battre aujourd'hui, Kurt. Les morts ont déjà trouvé le chemin vers les cieux. Ces gens-là ont déjà tué l'un de ces monstres, leur aide nous sera précieuse si nous voulons tous survivre.

— Vous avez probablement raison Mâlka, lâcha-t-il d’un ton amer. Comme toujours. Je m’en vais, je ne serai d'aucune utilité ici.

— Comme aucun de nous ce soir, conclut-elle en s’adressant aux autres villageois qui s’étaient rassemblés autour d’eux. Retournez tous vous reposer, nous reprendrons cette discussion demain matin.

La vieille dame se retourna vers Bailram et lui fit signe de la suivre.

— Venez avec moi, il y a de la place de disponible dans ma loge.

— Merci, bredouilla le marchand.

— Vous me remercierez en prouvant de nouveau vos compétences et en éliminant cette abomination. Vous me montrerez également cette blessure, déclara-t-elle à l'adresse de Nemu. Je dois la soigner avant qu'elle ne s'infecte.

— Pas besoin. J'ai soigné, elle va guérir.

— Inutile de jouer à ce jeu-là avec moi, je sais que vous souffrez et je peux vous aider. Laissez-moi simplement…

— Pas besoin, insista la garde du corps d'un ton sec. Occupez-vous des autres en premier.

Surprise, la vieille dame hocha la tête et les conduisit en silence dans sa loge troglodytique.

*

Bailram avait étonnement bien dormi. À vrai dire, c’était la première fois qu’il se sentait en aussi grande forme depuis son arrivée sur l’île. Cette caverne lui évoquait son foyer et il en tirait un profond sentiment de réconfort. Bien entendu, il garda pour lui ce bien-être qu’il aurait été inconvenant de partager compte tenu des évènements de la veille. De plus, Nemu affichait un triste état de faiblesse. Le marchand l’avait rarement vue ainsi. Il aurait voulu la réconforter et l'aider à aller mieux, mais il redoutait sa réaction. C'était une guerrière, ne risquait-il pas de la froisser en la prenant en pitié ?

Sans un mot, ils avalèrent un petit-déjeuner frugal, puis la vieille dame fit entrer Kurt qui semblait de toute aussi mauvaise humeur que la veille. Elle les invita à s'asseoir autour d'une large table en pierre brune, taillée à même la roche de la caverne, et commença d'un ton grave :

— Nous nous trouvons actuellement dans une impasse. Bien que nous disposions d’une source d’eau, les vivres présents dans le sanctuaire seront rapidement épuisés. Les réserves que nous avons emportées lors de notre fuite nous permettront de tenir quelques jours, tout au plus. De plus, certains hommes ont besoin de soins urgents qui nécessitent des remèdes qui se trouvent au village, dans ma chaumière. Sans un traitement adéquat, je crains qu'ils ne rejoignent bientôt ceux que nous avons abandonnés hier.

Elle insista sur la dernière phrase et son regard perçant plongea dans celui de Bailram.

— Nous devons nous débarrasser de cette créature. Au plus vite, conclut-elle.

— Je crains que vous ne surestimiez nos capacités, modéra le marchand.

— Vous avez tué le premier monstre, recommencez avec celui-ci, répliqua sèchement Kurt.

— Nous avons bien failli perdre la vie en tuant le jeune, nous attaquer à l’adulte serait du suicide.

— Débrouillez-vous ! Réparez ce que vous avez fait !

— Nous ne sommes pas responsables de ce massacre, se défendit l'asmérien. L’apparition de ces créatures n’est pas de notre fait, nous ne sommes que de simples voyageurs…

Kurt frappa violemment la table avec son poing et Bailram sursauta, se penchant instinctivement vers Nemu pour rechercher sa protection.

— Vous disiez être là pour nous aider ! C’était un mensonge ça aussi ?! rugit le colosse en serrant ses poings si fort que Bailram crut que ses articulations allaient céder. Depuis que vous nous avez aidés - il insista avec véhémence sur ce mot - ce monstre a tué plus des nôtres que lors de toutes ses autres attaques ! Et vous osez prétendre n'y être pour rien ? ! Je devrais vous…

— Paix ! intervint la vieille dame d'un ton impérieux.

Un silence lourd de frustration envahi la pièce.

— Paix, reprit-elle d'une voix douce. Qu’importe le passé, nous sommes tous piégés dans cette grotte. Et il existe peut-être un moyen sans danger de nous débarrasser de ce monstre.

Tous les regards convergèrent vers elle.

— Je ne peux modestement pas prétendre contribuer efficacement à cette chasse, cette créature me dépasse totalement. En revanche, je pense avoir une piste que nous pourrions utiliser à bon escient. Bien que nous n'ayons jamais vu la créature auparavant, toutes ses attaques semblent avoir un point commun : elles surviennent la nuit.

— Vous voulez dire qu’il s’agit d’une créature nocturne ? demanda le marchand. Navré de vous contredire, mais le jeune nous a attaqués à l'aube.

— Aux premières lueurs de l'aube, selon votre récit. Vous décriviez également un épais brouillard. Peut-être que ces créatures craignent simplement la lumière du jour ?

Bailram réfléchit un instant, ignorant de son mieux le regard massacrant du géant.

— Effectivement, finit-il par admettre. C'est une possibilité.

— Si cette créature est active dans l'obscurité, il est raisonnable d'imaginer qu'elle se repose en plein jour, poursuivit la vieille dame. Un petit groupe pourrait alors la débusquer dans sa cachette et la tuer alors qu'elle est endormie.

— Pourquoi avoir besoin de nous, vous pouvez le tuer vous, intervint Nemu.

— Allons, regardez-nous. Potiers, fer-cueilleurs, éleveurs, charpentiers… Aucun de nous ne possède la moindre expérience en combat. Nous pourrions sans doute vous aider à pister la créature, mais pour la tuer… Nous avons besoin d’un bras sûr et expérimenté. Nous avons besoin de votre aide.

Nemu fronça les sourcils et semblait sur le point de protester, mais Bailram la devança :

— Je comprends tout à fait votre position, toutefois, votre stratégie n’est basée que sur de simples hypothèses. Comment pouvons-nous être sûrs que la créature est réellement inactive le jour ? Et qu’est-ce qui nous prouve qu’il n’en reste plus qu’une ? Elles sont peut-être encore des dizaines là dehors, à nous attendre.

Bailram marqua une courte pause. Il sonda le visage inexpressif de la vieille dame et ajouta d'une voix gênée :

— Quand bien même votre plan fonctionnerait, nous allons risquer nos vies pour vous. Je crains que nous n’ayons pas grand-chose à y gagner.

— Comment osez-vous ! gronda le colosse.

— Il suffit Kurt. Il dit vrai, susurra la vieille dame en se relevant péniblement.

D’un geste lent et mesuré, elle tendit son bras en direction de Bailram.

— Marchons un peu, voulez-vous ?

Surpris, le marchand hésita un instant avant de se lever à son tour. Nemu et Kurt l’imitèrent mais la vieille dame les invita à se rasseoir.

— Je souhaiterais m'entretenir en privé avec votre compagnon, adressa-t-elle à la jeune femme. Je vous promets qu'il ne lui arrivera rien.

— Mais c’est pour vous que je m’inquiète Mâlka ! protesta Kurt.

— Tout ira bien.

Avant que Nemu ne proteste à son tour, Bailram lui adressa un geste d’apaisement. Il reçut en retour un regard noir, chargé de reproches. Elle lui faisait très clairement comprendre que sa démarche était imprudente mais le marchand relativisa ses mises en garde. Après tout, cette vieille dame les avait aidés jusqu’à présent. Que risquait-il si ce n’était que de contrarier son hôte ?

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